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Dans
le numéro précédent de ce bulletin, nous avions
publié la deuxième partie d'une série d'articles
sur la question de la "décadence" dans le mouvement
ouvrier. Nous annoncions une troisième partie, le
développement de la théorie de la décadence au
sein de la gauche communiste qui est sortie de la Troisième
Internationale, que nous publierons dans le prochain numéro,
le 22, du bulletin. Il s'agit pour nous de montrer qu'au-delà
de l'explication théorique de la crise économique du
capitalisme d'une part, et au-delà des appellations que l'on
donne, "jeunesse" et "sénilité",
"ascendance" et "décadence", "montée"
et "déclin", ou quelque que soit les noms donnés,
la reconnaissance de différents moments historiques dans la
vie du capitalisme était partagée par l'ensemble du
mouvement ouvrier. Tout comme était partagée au sein du
courant marxiste et révolutionnaire, la reconnaissance d'un
changement de période, de phase, au début du 20e
siècle, changement dont la manifestation la plus évidente
et brutale a été la première guerre
mondiale.
Outre cette reconnaissance théorique généralisée,
il nous appartient aussi de montrer que cette reconnaissance a été
l'objet d'un combat politique en particulier contre le révisionnisme
et l'opportunisme tant au sein de la 2e Internationale
qu'au sein de la 3e Internationale.
Le court texte qui
suit, revient lui sur la mise en évidence du combat politique
de l'opportunisme contre l'explication théorique de
Rosa Luxemburg. Même s'il n'existe pas de lien mécanique
et automatique entre l'explication théorique de la crise du
capitalisme et la remise en cause des principes prolétariens,
l'opportunisme s'attaque bien évidemment aussi à la
théorie marxiste. Il est clair pour nous, qu'on peut très
bien rejeter l'explication de Rosa Luxemburg et rester sans
aucune ambiguïté sur le terrain marxiste. Néanmoins,
il convient selon nous de relever l'attaque permanente que
l'opportunisme de la social-démocratie comme des
bolchévisateurs et des staliniens a portée contre la
vision de Rosa Luxemburg. En quoi cette explication des crises
menaçait-elle l'opportunisme ? Sinon par son caractère
révolutionnaire. Et surtout pour nous, outre le fait que
l'accumulation du capital s'inscrit dans la continuité
des travaux du Capital de Marx, cette explication - qui,
et nous [le CCI] l'avons déjà dit, contient aussi
quelques erreurs et insuffisances, la question de l'armement par
exemple - fournit le cadre le plus solide pour fonder le
changement de période qui s'opère au début du
20e siècle.
Nous avons souligné combien la bolchévisation avait été
accompagnée par la critique et la remise en cause de la
théorie économique de Rosa Luxemburg. (Cf. Guerre
impérialiste ou révolution prolétarienne :
la décadence du capitalisme et le marxisme, Bulletin
n°20 ).
"Il est impossible d'assimiler le marxisme
(...) sans prendre en compte les erreurs de nombreux marxistes
éminents qui ont essayé d'appliquer le marxisme aux
conditions de l'époque actuelle mais qui, dans cette tâche,
n'ont pas eu de réussite. Il s'agit des erreurs des
communistes de «gauche» en Russie, du groupe de marxistes
hollandais (Gorter, Pannekoek) et aussi de Rosa Luxemburg. "
(Thèses sur la bolchévisation, 5e
Réunion plénière de l'Exécutif de l'IC,
G. Zinoviev)
Mais dès la publication de L'accumulation du capital
dans laquelle Rosa met en évidence les tendances du
capitalisme contemporain et prend “place parmi les
continuateurs de l’œuvre de Marx” (1),
cette dernière est l’objet de critiques virulentes des
opportunistes et des pontes de la social-démocratie allemande,
ceux-là mêmes qui allaient passer avec armes et bagages
dans le camp de la bourgeoisie.
Au début du tome II,
intitulé Anticritique et écrit en 1915,
Rosa s’exprime ainsi au sujet des objections présentées
contre sa position :
" En écrivant
L’accumulation, j’étais de temps à
autre obsédée par l’idée que tous les
théoriciens marxistes déclareraient naturel et évident
ce que j’avais exposé et motivé avec tant
d’insistance. Or, tout au contraire, une série de
critiques démontrèrent l’inexistence du problème
que je m’étais efforcée de résoudre. Toute
la rédaction du Vorwaerts,
organe central de la social-démocratie allemande, attaquait et
contestait la compétence en matière économique
des hommes qui avaient approuvé mon livre, comme Franz Mehring
et J. Karski, pour ne décerner le titre «d’experts»
qu’aux critiques malveillants."
L’étonnement de Rosa était justifié. En effet, L’accumulation ne fait que poursuivre certaines parties inachevées du Capital de Marx et aussi développe l’idée marxiste fondamentale, au niveau de l'économie, de l’insuffisance des débouchés d’une société composée exclusivement de salariés et de capitalistes. La solution du problème, donnée par Rosa, loin d’être en contradiction avec les vues de Marx, leur donne en fait un fondement irréfutable.
"La production capitaliste, écrit Marx, est forcée de produire à une échelle qui n’est en rien liée à la demande du moment, mais dépend d’une extension continuelle du marché mondial… La demande des ouvriers ne suffit pas, puisque le profit provient précisément de ce que la demande des ouvriers est plus petite que la valeur de leur produit et qu’il est d’autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande réciproque des capitalistes ne suffit pas davantage." (K. Marx, Histoire des doctrines économiques, t. IV, pages 300-301.)
Frédéric Engels développe cette même idée
dans plusieurs notes contenues dans le livre III du Capital
qu’il publia en 1894. Le passage suivant est particulièrement
caractéristique :
"La rapidité chaque
jour croissante avec laquelle, dans tous les domaines de la grande
industrie, la production peut être accrue aujourd’hui, a
comme pendant la lenteur toujours croissante avec laquelle le marché
s’étend pour cette plus grande quantité de
produits. Ce que la production fournit en quelques mois, le marché
peut à peine l’absorber en plusieurs années.
Ajoutez à cela la politique protectionniste par laquelle tout
pays industriel se ferme aux autres, et notamment à
l’Angleterre, et accroît encore artificiellement la
capacité productive indigène. Les conséquences
en sont : surproduction chronique générale, baisse
des prix, diminution ou même disparition totale des profits ;
bref, la liberté tant vantée de la concurrence y perd
son latin et est forcée d’annoncer elle-même sa
faillite manifeste et scandaleuse. Cela se fait en ce que, dans
chaque pays, les gros industriels d’une branche déterminée
se groupent en un cartel pour réglementer la production."
(Le Capital, livre III, T. XI, pp. 282-283,
éd. Costes)
Ce qui est étonnant, c’est que Karl Kautsky avait exprimé exactement la même idée dans plusieurs de ses ouvrages notamment dans Le Programme socialiste (1899), Le Marxisme et son critique Bernstein (1899), La question agraire (1900), Socialisme et politique coloniale (1907). Dans une étude consacrée aux crises économiques, Kautsky écrivait contre Tougan-Baranovsky : "L’industrie capitaliste doit chercher des débouchés supplémentaires en dehors de son domaine ". (Neue Zeit , 1902, n°3, p. 60)
Les véritables révolutionnaires (la gauche de la social-démocratie) seuls reconnurent l’importance du travail économique de Rosa. Franz Mehring, le grand historien du socialisme allemand, un des seuls à prendre partie pour Rosa dès sa prise de position contre l’impérialisme allemand et ce, depuis l’affaire de la canonnière “ Panther ”, déclare dans sa biographie de Marx que, de tous les ouvrages marxistes, L’accumulation "se rapproche le plus du Capital par l’abondance des connaissances, l’éclat du langage, la logique tranchante de l’analyse, l’indépendance du travail au-delà de ses limites."
Que cherchait à faire
Rosa ?
Elle s’efforçait de ramener les
manifestations extérieures de l’impérialisme à
leur racine commune : « la surproduction chronique et
générale » dont a parlé Engels et que
nous avons cité ci-dessus. Quelles sont ces manifestations
extérieures ? Il s'agit de :
- la lutte des
différentes puissances impérialistes pour la conquête
de sphères d’influence (il ne s’agit plus
aujourd'hui de colonies cependant on voit ressurgir la notion de
‘Protectorat’ dans des pays comme l’ex Yougoslavie,
l'Irak, etc…) ;
- l’économie de guerre (à
l’époque l’on disait le militarisme) ;
-
le protectionnisme ;
- l’organisation, au niveau
international, des marchés monétaires et financiers
(Lénine employait le terme d’exportation de
capitaux).
Il n’est pas nécessaire d'en dire plus, le
lecteur aura compris que Rosa était totalement fidèle à
la théorie économique de Marx et d'Engels, ce
qu’étaient obligés de condamner les
« opportunistes » pour justifier leur politique
d’abandon et de soutien à l’impérialisme.
De
même, elle a parfaitement décrit ce qu’est devenue
l’économie capitaliste moderne depuis la crise de 1929 :
une économie de guerre généralisée ne
survivant qu’à travers la guerre permanente. Les guerres
impérialistes mondiale n’ont plus cessé depuis
1936 jusqu’à nos jours.
Mais nous ne sommes pas du tout étonnés de retrouver ensemble les opportunistes de la social-démocratie et les bolchévisateurs d'accord pour dénigrer et rejeter le travail de Rosa - qui n'est que l'expression la plus fidèle du marxisme. Cette alliance objective comporte une explication. Rosa Luxemburg éclaire, mieux que personne, ce moment fondamental de l’histoire du capitalisme au tournant du siècle, moment si particulier et si révélateur de la nature du capitalisme avec son basculement dans la crise permanente et la guerre mondiale, signes flagrants de sa faillite historique. En s'attaquant à Rosa, les opportunistes et les bolchévisateurs montrent bien que, durant les premières années du 20ème siècle, ils ont été avant de passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie, d'excellents défenseurs du capitalisme et des détracteurs du marxisme.
Notes:
1 Lucien Laurat dans son livre sur L’accumulation du Capital, 1930, Libraire des sciences politiques et sociales.
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