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POUR JUSTIFIER SES TRAHISONS, LE CCI ACTUEL REECRIT
L'HISTOIRE DU VERITABLE COMBAT DE MARX CONTRE BAKOUNINE

Dans sa Revue Internationale n° 110 et 111, nous avons droit à deux articles l'un intitulé Le combat pour la défense des principes organisationnels et l'autre Texte d'orientation sur la confiance, dans lesquels le CCI actuel nous gratifie de ses "nouvelles et grandes avancées théoriques" notamment en ce qui concerne ce qu'il prétend être "la défense de l'organisation". Et pour cela, il fait un retour, en le réécrivant à sa façon, sur un épisode de première importance du mouvement ouvrier : le combat mené notamment par Marx et Engels, au sein de l'AIT, contre Bakounine. Ce qu'il tire de ce combat se résume en fait dans une seule phrase du premier de ces deux articles : « En réalité, la véritable lutte au sein de l'AIT était entre ceux qui préconisaient l'unité du mouvement ouvrier et ceux qui revendiquaient le droit de faire ce que bon leur semblait…». Cela n'est pas fait pour surprendre les militants exclus que nous sommes car voilà près d'une dizaine d'années que, pour ceux qui dirigent aujourd'hui cette organisation, cette bataille politique historique n'est qu'une simple, voire triviale, question d'organisation ; elle se réduit uniquement au combat, certes nécessaire, contre l'informalisme, l'indiscipline et autres manquements organisationnels. Ils vont même, dans ce dernier article, jusqu'à ignorer et même repousser avec mépris les questions fondamentales qui étaient à la base de cette opposition : « Les anarchistes ont par la suite (après le congrès de La Haye) perpétué cette légende, (ils) prétendaient que Marx et le conseil général ont obtenu l'exclusion de Bakounine et Guillaume a cause des différences dans la façon d'envisager la question de l'Etat ».

Mais que signifie au fond cette réécriture de l'histoire du mouvement ouvrier ?

1 - Le CCI affaiblit la lutte des marxistes contre l'anarchisme

La focalisation sur la seule question organisationnelle a une première implication, c'est qu'elle amène le CCI, aujourd'hui, à ignorer et même à jeter à la poubelle un grand nombre de questions politiques essentielles qui ont animé les débats et les oppositions (voire les conflits) dans la 1ère Internationale et dont les réponses sont des acquis fondamentaux pour le mouvement ouvrier. Face à Bakounine (et à son "Alliance de la démocratie socialiste"), Marx et Engels ont mené la bataille sur plusieurs plans :

- contre ses conceptions théoriques issues de l'anarchisme, teintées d'«anti-autoritarisme» et de «défense absolue du principe de liberté» ; comme le dit si bien Engels dans sa lettre à Carlo Cafiero (juillet 1871) : "Il a emprunté entre autres à Proudhon les phrases sur l'anarchie en tant que stade final de la société" et, concernant sa théorie propre, Engels ajoute qu'elle "est plus ou moins un mélange de communisme et de proudhonisme." (Marx, de son coté, parle de "fatras mendigoté chez Proudhon, Saint-Simon, etc.")

- contre son "programme d'occasion", basé sur ses conceptions anarchistes de la "révolution sociale", qui met en avant notamment l'abolition immédiate de l'Etat, celle de l'héritage, l'égalité des différentes classes (et non l'abolition des classes), etc. "L'anarchie, voilà le grand cheval de bataille de leur maître Bakounine… (Il) proclame l'anarchie dans les rangs des prolétaires comme le moyen le plus infaillible de briser la puissante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs (…)" (Les prétendues scissions dans l'Internationale – Marx-Engels)

- dans ce même cadre, ils se sont surtout opposés au fait qu'il prônait, pour la classe ouvrière, le rejet de la participation à toutes les élections et plus largement à la lutte politique (Engels écrivait à Cafiero : "Il est hostile à toute action politique de la part de la classe ouvrière pour autant que cette action supposerait une reconnaissance de la situation politique existante et aussi parce que toutes les actions politiques sont, selon lui, «autoritaires».") ce qui, fort justement, à leurs yeux, avait des implications fondamentales pour son combat, tant au niveau immédiat ("Les libertés politiques, le droit de réunion et d'association et la liberté de la presse, voilà nos armes, et nous devrions croiser les bras et nous abstenir si l'on veut nous les ôter ?" [1] ) qu'au niveau historique ("Mais la révolution c'est l'acte suprême de la politique ; qui la veut, doit vouloir le moyen, l'action politique … Mais la politique qu'il faut, c'est la politique ouvrière." [2] ) ; en conséquence, ils ont défendu de toutes leurs forces la nécessité pour le prolétariat de s'affirmer et de se constituer en parti politique ("… il faut que le parti ouvrier soit constitué non comme la queue de quelque parti bourgeois mais bien en parti indépendant qui a son but, sa politique à lui." [3] ) ;

- pour la défense, en particulier, de l'AIT en tant qu'affirmation de la classe ouvrière comme un tout et comme première et véritable expression de son unité politique, qui lui a permis de dépasser ses "faiblesses" de jeunesse ; c'est ce processus vitale qu'en permanence Bakounine a cherché à contrarier :

"L'Internationale a été fondée pour mettre à la place des sectes socialistes ou semi-socialistes l'organisation réelle de la classe ouvrière. (…) Tant que les sectes se justifient (historiquement), la classe ouvrière n'est pas encore mure pour un mouvement historique indépendant. Dès que celle-ci est arrivée à cette maturité, toutes les sectes sont essentiellement réactionnaires. Cependant, il s'est reproduit dans l'histoire de l'Internationale ce que l'histoire montre partout. Le périmé cherche toujours à se reconstituer et à se maintenir au sein de la forme nouvelle. Et l'histoire de l'Internationale a été une lutte continuelle du Conseil Général contre les sectes et les tentatives d'amateurs qui tentèrent toujours de se maintenir contre le mouvement réel de la classe ouvrière au sein de l'Internationale." [4] .

Et pour bien enfoncer le clou contre les stupidités du CCI, selon lequel le congrès de La Haye (le dernier congrès de l'AIT) n'a, semble-t-il, été que le congrès du règlement organisationnel du cas de Bakounine à travers son exclusion, nous redonnons la parole à Marx qui restaure la vérité historique : "Le Congrès de La Haye (…) a proclamé la nécessité, pour les classes ouvrières, de combattre sur le terrain politique, comme sur le terrain social, la vieille société qui s'écroule ; et nous nous félicitons de voir entrer désormais dans nos statuts cette résolution de la conférence de Londres [5] . Un groupe s'était formé au milieu de nous, préconisant l'abstention des ouvriers en matière politique. Nous avons tenu à dire combien nous considérions ces principes comme dangereux et funestes pour notre cause.  » ( "Sur le congrès de La Haye" , dans La Liberté n° 37 du 15 septembre 1872)

Pour finir sur cet aspect, nous tenons à préciser que cette liste de questions politiques que nous mettons en avant - questions sur lesquelles l'AIT a débattu, mené plusieurs batailles pour finalement s'opposer à Bakounine - n'est pas exhaustive.

2 – L'aspect organisationnel du combat de Marx contre Bakounine n'est pas le meilleur

Ce n'est pas un hasard si le mouvement ouvrier, après Marx et Engels, n'a pas mis plus en avant le combat organisationnel, pour ne pas dire « d'appareil », comme le fait aujourd'hui le CCI avec beaucoup de prétention. Comme nous l'avons vu, les questions primordiales que Marx et Engels ont particulièrement tenu à défendre contre les "principes dangereux et funestes" de Bakounine et de l'anarchisme sont : l'indispensable action politique dans le combat que mène la classe ouvrière contre le capital et le caractère vital pour elle de se doter d'une organisation politique, de "se constituer en parti politique". Et sur ces points, leur action a permis au mouvement ouvrier de faire un pas décisif. En effet, après la disparition de l'AIT, les grandes organisations ouvrières, comme la social-démocratie allemande, qui ont permis au prolétariat de s'organiser et de s'aménager la meilleure place possible dans le système capitaliste tant que c'était encore possible, ont repris le flambeau.

Afin d'être bien compris et pour éviter toute ambiguïté, nous tenons à ce que soit fait immédiatement la distinction entre le combat vital pour l'existence et le développement d'une organisation politique agissante dans la classe ouvrière et le simple combat pour les questions organisationnelles (même si ces dernières questions ne doivent pas être négligées). Bien sûr, nous ne pouvons qu'être d'accord avec les critiques faites à Bakounine dans ce domaine par tout le courant marxiste.

Cependant, tomber dans le travers du CCI c'est d'abord, comme nous l'avons montré, jeter par dessus bord ce qui était essentiel dans ce combat mais c'est aussi n'en retenir que le moins important et le plus discutable. C'est donc continuer à cautionner quelques excès commis par Marx dans son combat contre Bakounine.

Sur ce plan, il nous paraît nécessaire de rétablir les faits par rapport à certaines accusations lancées contre Bakounine, accusations qui ont porté le combat sur un terrain qui n'aurait jamais dû être le sien et dont les marxistes n'ont jamais tiré une quelconque fierté. Notre but ici n'est pas de dévaloriser le combat de Marx mais, au contraire, de le restaurer dans toute sa vérité et toute sa force contre les « dévots » du parti qui ont oublié que le marxisme est d'abord une théorie et une pratique et non pas un dogme.

Ainsi, Franz Mehring (grande figure de la Gauche de la social-démocratie allemande qui, avec Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et d'autres, a formé le groupe Spartacus) a déjà eu raison de rétablir certains faits et de faire justice à Bakounine. Dans une lettre à Kugelmann, qui était une Communication confidentielle , Marx avait dénoncé la captation de l'héritage de Herzen par Bakounine ; et voilà ce que rapporte Franz Mehring de cet épisode :

Marx avait annoncé parallèlement qu'il était [6] «  sur le point de démasquer Bakounine publiquement et de mettre fin alors au jeu de cet intrigant extrêmement dangereux, au sein de l'Internationale du moins. Ainsi se concluait la communication confidentielle.

Point n'est besoin d'énumérer les nombreuses erreurs sur Bakounine que contient ce document. D'une façon général, plus les charges contre Bakounine paraissent lourdes, moins elle sont fondées en réalité. Ceci vaut en particulier de l'accusation de captation d'héritage. Il n'a jamais existé en Russie de parti panslaviste pseudo_socialiste qui aurait versé annuellement 25000 francs, à Herzen pour frais de propagande. Cette légende reposait sur un fait ténu : dans les années cinquante, un jeune russe nommé Batmetiev avait donné 20 000 francs pour alimenter un fonds révolutionnaire dont il avait confié la gestion à Herzen. Rien ne permet de penser que Bakounine ait jamais eu envie de s'approprier cet argent, surtout pas l'éloge posthume chaleureux qu'il consacra dans La Marseillaise de Rochefort à cet ennemi politique, autrefois ami de jeunesse. Tout au plus pourrait_on lui reprocher d'avoir cédé à une certaine sentimentalité dans cet éloge posthume. [7] Toutes les erreurs et les faiblesses de Bakounine d'ailleurs, si nombreuses qu'elles aient pu être, reflétaient certains traits de caractère qu'on ne trouve jamais chez un « intrigant extrêmement dangereux ».

La conclusion de la communication confidentielle montre comment Marx a été induit en erreur sur la personne de Bakounine. Il tenait ses renseignements du comité des réfugiés russes de Genève, autrement dit d'Outine [8] , qui s'exprimait soit en son nom personnel soit au nom de Becker. Un passage d'une lettre de Marx à Engels semble du moins indiquer que la plus grave des accusations contre Bakounine, celle de captation d'héritage, venait de Becker lui_même. Mais cette hypothèse est en contradiction avec une lettre de la même époque adressée par ce dernier à Jung ; dans cette lettre, qui a été conservée, Becker se plaint de la confusion qui règne à Genève, de l'antagonisme entre la fabrique et les gros métiers et de « ces illusionnistes aux nerfs délicats comme Robin et ces esprits tordus comme Bakounine » ; il termine toutefois en faisant l'éloge de Bakounine et en déclarant qu' « il est bien mieux et bien plus utile qu'autrefois ». Les lettres de Becker et de la colonie de réfugiés russes adressées à Marx ont disparu; dans ses réponses officielles aussi bien que privées à cette nouvelle branche de l'Internationale, Marx jugea préférable de ne jamais faire d'allusion à Bakounine; il recommandait à la section russe d'oeuvrer principalement en faveur de la Pologne, c'est_à_dire de se tenir à distance de l'Europe. Il trouvait piquant d'être, lui, le représentant de la jeune Russie et il déclarait qu'on ne savait jamais en quelle étrange compagnie on pouvait se retrouver.

S'il traitait tout cela avec un certain humour, Marx était néanmoins visiblement satisfait des progrès accomplis par l'Internationale parmi les révolutionnaires russes. »

Et que dire de la principale raison qui a fait exclure Bakounine de l'AIT au Congrès de La Haye en 1872 : le vol d'argent pour la traduction de l'édition du Capital de Marx en russe ? L'histoire a rendu raison à Bakounine. En effet, ce dernier avait été trompé par Netchaïev [9] et n'avait pas eu connaissance d'un courrier envoyé par ce dernier à Lioubavine, lequel servait d'intermédiaire avec son éditeur. Netchaïev convainquit Bakounine d'arrêter la traduction du Capital pour se consacrer entièrement à la propagande révolutionnaire. Il promit à Bakounine de s'entendre avec l'éditeur pour régler le problème de l'avance de l'argent (300 roubles) que celui–ci avait déjà versé. Mais il n'a jamais écrit à l'éditeur. Par contre, il a notifié à Lioubavine une interdiction de réclamer l'argent avec une lettre à en-tête officielle du fameux « Comité » russe fantôme dont il se réclamait [10] , en-tête ornée d'une hache d'un poignard et d'un revolver. Cette lettre lui interdisait de réclamer à Bakounine la restitution de l'avance sous peine de mort. Ce n'est qu'en recevant une lettre d'insulte de Lioubavine que Bakounine fut informé de l'affaire. Il se hâta d'envoyer une nouvelle reconnaissance de dette dans laquelle il réitéra l'engagement pris de le rembourser ; enfin il rompit avec Netchaïev.

Lioubavine, désormais adversaire politique de Bakounine fit malgré tout parvenir à Marx la lettre que lui avait envoyée Netchaïev et il y rajouta les mots suivants : « A l'époque il me semblait indéniable que Bakounine avait sa part de responsabilité dans cette lettre, mais aujourd'hui, si je considère toute cette affaire plus calmement, je m'aperçois que rien ne le prouve, car cette lettre a pu être envoyée par Netchaïev totalement à l'insu de Bakounine.  » Tel était bien le cas en effet ; mais c'est pourtant sur la base de cette seule lettre (celle de Netchaïev), dont le destinataire lui-même doutait qu'elle puisse suffire à incriminer Bakounine, que celui-ci a été accusé d'être une fripouille. L'histoire a donc fait justice de ces accusations. Edouard Bernstein, le social-démocrate allemand, qui fut ami de Marx mais qui ensuite, à la fin du 19ème siècle et au début 20ème siècle a sombré dans l'opportunisme, a publié, bien avant sa dérive, des documents relatifs à l'accusation portée contre Bakounine [11] et a pu dire : «  Au point de vue purement humain, Bakounine apparaît incontestablement sous un jour plus favorable que son adversaire ; même celui qui croit que Marx défendait dans cette querelle les intérêts du mouvement ouvrier, lesquels n'admettent aucune concession sentimentale, ne peut s'empêcher de regretter que Marx n'ait pas mené cette lutte avec d'autres moyens et d'autres formes[12]

Tous les marxistes qui se sont penchés sur cet épisode du mouvement ouvrier ont regretté les erreurs commises du fait de la fixation qu'a eu Marx sur la question des agissements de Bakounine, fixation qui a entaché le véritable combat pour l'organisation de classe.

Il y a plus important : Franz Mehring a, de plus, déclaré que, du fait de la présence d'un agent-provocateur dans la commission spéciale créée pour traiter du cas Bakounine au Congrès de La Haye, les conclusions de la commission étaient nulles et non avenues de facto.

Nous avons fait cette digression pour bien montrer que le combat de Marx, Engels et de tous les marxistes contre l'anarchisme n'a pas eu besoin de cela pour triompher. Le combat politique qui est l'essentiel a été fait et bien fait. Avoir des insistances trop appuyées sur les questions organisatives et disciplinaires peut faire de l'organisation une vaste « prison » et surtout donne de l'eau au moulin de tous ceux qui fulminent contre la nécessité de l'organisation révolutionnaire.

La force du marxisme réside dans le combat pour la clarté politique et l'on ne peut qu'être entièrement d'accord avec Bordiga quand il déclare que « La critique sans l'erreur est mille fois moins nuisible que l'erreur sans la critique » (Bordiga – Danger d'opportunisme et l'Internationale). C'est une grande et belle pensée qui souligne fort justement que l'organisation communiste se doit d'être une véritable école de liberté dans laquelle la réflexion et le débat politique sont les véritables sources de vie..

3 – La conception idéaliste de Bakounine a reçu, au 20ème siècle, le soutien du vieux Pannekoek et du GIC

Laissons d'abord Bakounine exposer sa conception de la classe ouvrière (qu'en tant que digne représentant de l'anarchisme, il assimile au peuple), de son combat et du rôle de son avant-garde dans ce combat : « (Les communistes et les anarchistes) sont également partisans de la science qui devra détruire la superstition et remplacer la foi ; mais les premiers veulent imposer (sic !) la science au peuple, alors que les (anarchistes) essaient de répandre la science et la connaissance parmi le peuple, en sorte que les différents groupes de la société humaine, après avoir été convaincus par la propagande, soient à même d'organiser et de former spontanément des fédérations, conformément à leurs tendances naturelles et à leurs intérêts réels, mais jamais selon un plan tracé d'avance et imposé aux masses ignorantes par quelques esprits "supérieurs". » [13]

On retrouve ici une conception idéaliste et culturaliste (typique de l'anarchisme) du développement de la conscience dans la classe ouvrière.

Dans "Les prétendues scissions dans l'Internationale" (5 mars 1872), Marx règle son compte à cette conception en s'appuyant notamment sur une circulaire diffusée par les bakouninistes et en la ridiculisant :

« (…) Pour faire de la classe ouvrière la véritable représentante des idées de l'humanité, il faut que leur organisation soit guidée par l'idée qui doit triompher. Dégager cette idée des besoins de notre époque, des tendances intimes de l'humanité par une étude suivie des phénomènes de la vie sociale, faire ensuite pénétrer cette idée au sein de nos organisations ouvrières, tel doit être le but etc. Enfin il faut former au sein de nos populations ouvrières, une véritable école socialiste révolutionnaire." (souligné par nous)

Ainsi les sections autonomes d'ouvriers se convertissent tout d'un coup en école, dont ces Messieurs de l'Alliance seront les maîtres. Ils dégagent l'idée par "les études suivies" qui ne laissent pas la moindre trace. Ils la "font ensuite pénétrer au sein de nos organisations ouvrières". Pour eux, la classe ouvrière est une matière brute, un chaos, qui, pour prendre forme, a besoin du souffle de leur Esprit Saint. »

De plus, étant donné que, selon les alliancistes, la classe ouvrière est en général un « chaos », une masse « inculte » ou « ignorante », il est dans leur logique de chercher à agir à sa place, de réaliser des actions d'éclat, de développer des actions individuelles et donc, pour cela, d'organiser des « conspirations » secrètes comme l'a fait Bakounine, toute sa vie. Ainsi, avec Netchaïev, il a même développé le concept de « révolutionnaire professionnel » [14]  : « Le révolutionnaire (…) au fond de lui même, non seulement en paroles mais en pratique, a rompu avec le monde civilisé, avec tout lien avec l'ordre public et avec le monde civilisé, avec toute loi, toute convention et conditions acceptées ainsi qu'avec toute moralité…. Voilà la théorie du révolutionnaire professionnel ». Cette profession de foi est à l'opposé de la vision marxiste d'une action et d'une réflexion collective dans une organisation de la classe ouvrière.

Et Pannekoek ne rejoint-il pas Bakounine quand, à la fin de sa vie, il dit : « (La révolution communiste) ne peut cependant être atteinte par une masse ignorante. (…) Il faut pour cela que les ouvriers eux-mêmes, la classe entière, comprennent les conditions, les voies et les moyens de leur combat (..) » [15] . Faisant de la révolution un problème uniquement de conscience ou plutôt de compréhension préalable, par les ouvriers, des "conditions", des "voies" et des "moyens de leur combat", il se place essentiellement sur le terrain de l'idéalisme. Le marxisme avait déjà répondu à ce type de vision, pour le moins réductionniste, de la révolution en soulignant l'importance des situations historiques et politiques ainsi que celle du processus de lutte qui y mène. Ainsi, Kautsky notamment avait mis en évidence, fort justement dans Le Chemin du pouvoir, que « la marche du progrès devient subitement rapide dans des temps d'effervescence révolutionnaire. C'est avec une vitesse incroyable que la grande masse de la population s'instruit alors qu'ELLE ACQUIERT UNE CONCEPTION NETTE DE SES INTERETS DE CLASSE. »

Nous sommes aussi totalement d'accord avec Bordiga quand il lui répond : «Tout comme la vieille démocratie bourgeoise, Pannekoek prétend que le sort du prolétariat et, plus généralement, de la société est déterminé par le degré d'éducation et de la conscience des problèmes sociaux des masses. "Eduquez-vous et votre sort changera!" disent-ils. La nuance entre les uns et les autres réside dans le type d'éducation dont ils auraient besoin : bourgeoise pour la première, socialiste pour le second. (…) On est ainsi ramené à lutter (en l'an de grâce 1972) contre les variantes modernes des néo-hegeliens de gauche et de leurs héritiers, les anarchistes.» [16] . Il rajoute fort justement : «Pour cette école petite-bourgeoise, culturaliste et idéaliste, (…) la révolution n'est plus que le processus de la libération des travailleurs de toute contrainte (la bonne vieille "liberté" chère à Bakounine) contre la discipline de l'usine, de l'Etat, des syndicats ou des partis…»

Mais Pannekoek (et, avec lui, le courant conseilliste) va encore au-delà sur le chemin qui le rapproche de Bakounine quand il rejette l'organisation politique du prolétariat en affirmant : «`Toute soi-disant avant-garde cherchant, conformément à son programme, à diriger et à régenter les masses au moyen d'un "Parti révolutionnaire" se révèle un facteur réactionnaire, en raison même de cette conception». Et, comme Bakounine, il met en avant l'existence d'une avant-garde-élite (donc faite d'initiés) détentrice de "la science communiste" qu'elle mettrait à la disposition des masses pour les aider à faire la révolution.

Bordiga a, encore une fois, parfaitement raison de lui répondre : «Cette conception centrale de l'adhésion des masses révolutionnaires à la doctrine et à la vision générale préconisée par une élite éclairée, qui fait de la révolution un processus de "sectarisation des masses", la classe tout entière devenant une grande secte, est la clé de voûte de toutes les doctrines des sectes socialistesEncore un nouveau point de convergence entre Pannekoek et Bakounine, entre l'anarchisme et le conseillisme.

En fin de compte, nous partageons complètement le jugement global de Bordiga quand il dit : «Pannekoek ne fait qu'actualiser Bakounine d'après l'évolution du capitalisme…» [17] .

4 - Et le CCI dans tout ça ?

Au premier chef, il est important de stigmatiser la vision individualiste de l'organisation qui, ces dernières années, s'est progressivement imposée dans le CCI à travers notamment les concepts de "clans" ou de "militants fil-rouge" ; le CCI est même persuadé aujourd'hui que le mouvement ouvrier a toujours partagé cette vision : « Dans le mouvement ouvrier, le clanisme (qui est, à ses yeux, la principale difficulté des organisations révolutionnaires) a presque toujours eu pour origine la difficulté de différentes personnalités à travailler ensemble » (souligné par nous) [18] . Cela induit l'idée que l'organisation politique du prolétariat ne serait qu'une somme d'individus qui travaillent ensemble et cela avec plus ou moins de succès.

Penchons nous également sur un autre Texte d'orientation, intitulé La défense de l'organisation, le danger de l'opportunisme et la période historique [19] , qui a été adopté par le Bureau International du CCI de janvier 2002. Ce texte avalise la théorie des "militants fil-rouge" (ce qui concrétise une vision élitiste du militantisme qui était apparue quelques mois plus tôt) et revient, avec moultes explications de nature psychologique, sur l'existence d'un soi-disant clan fondé sur la "jalousie" de ses membres envers "l'élu" : «En particulier, le fait que MC [20] n'a jamais caché le fait que, pour certaines tâches organisationnelles d'élaboration théorique ou de défense de l'organisation, il avait plus confiance dans certains camarades que dans d'autres, était un facteur cristallisant les ressentiments claniques.»

Cette vision individualiste parcourt aujourd'hui toute l'organisation. On la trouve, mâtinée d'idéalisme, notamment dans le rapport de la Commission d'Investigation présenté au congrès du CCI au printemps 2002. Dans ce rapport on décrit certains militants comme particulièrement couverts de « cicatrices non refermées des combats claniques passés» et ces militants s'useraient plus vite que d'autres parce qu'ils seraient « marqués à vie par le clanisme ». D'autres, par contre, seraient porteurs des valeurs communistes de l'organisation ou du parti et ne s'useraient pas.

Outre que nous nous trouvons dans un pathos incroyable, il y a, dans ces discours, des conceptions qu'il ne faut certainement pas sous-estimer et qui rejoignent clairement celles de Bakounine et de l'anarchisme concernant le rôle de l'individu dans l'histoire.

Ils rappellent ce que Marx et Engels mettent en évidence, par rapport aux Alliancistes, dans les documents présentés au congrès de La Haye. Ceux-ci décortiquent les statuts de la secte de Bakounine selon lesquels celle-ci comprend 3 degrés d'initiation et ironisent dessus en disant notamment qu'«aux anarchistes nés, au peuple élu, à sa jeunesse de la sainte Russie seul le prophète ose parler ouvertement» et, par ailleurs que «la vérité (est) trop éblouissante pour des yeux qui ne sont pas faits au vrai anarchisme…»

A l'opposé de cette vision, le marxisme revendique bien haut le parti ou l'organisation révolutionnaire comme un tout et comme la conscience critique du mouvement social. Et, dans le même temps, il rejette l'idée que celle-ci dépend de la conscience de chacun de ses membres pris isolément. Marx nous fournit un passage remarquable démolissant l'attribution d'un rôle quelconque à l'addition des volontés individuelles dans l'histoire : « A propos de l'Internationale le grand succès qui a couronné jusqu'alors ses efforts est du a des circonstances qui dépassent le pouvoir de ses membres eux-mêmes. La fondation de l'Internationale elle-même a été le résultat de telles circonstances et n'est pas due aux efforts des hommes qui se sont attachés à cette oeuvre. Ce n'est donc pas le fruit d'une poignée de politiciens habiles : tous les politiciens du monde réunis n'auraient pu crée les conditions et les circonstances qui furent nécessaires pour assurer le succès de l'Internationale. » [21]

Quant à l'ineptie du "militant-fil-rouge" dont se revendique aujourd'hui le CCI, nous laissons, à un autre grand marxiste, Plekhanov, le soin de la remettre à sa place, c'est-à-dire à la poubelle : « En se prenant pour le Grand Architecte, le Démiurge de l'histoire, l'homme "qui pense critiquement" s'érige du même coup, lui et ses pareils, en variété particulière et supérieure de l'espèce humaine. A cette variété supérieure s'oppose la masse, fermée à la pensée critique et tout juste capable de jouer le rôle d'argile entre les mains des créateurs "qui pensent critiquement" ; aux "héros" s'oppose "la foule". Pour autant qu'il aime cette foule, si fort qu'il compatisse à sa séculaire misère et à ses perpétuelles souffrances, le héros ne saurait la regarder autrement que de haut en bas, il ne saurait se débarrasser du sentiment que tout dépend de lui, puisqu'il est un héros et la foule une simple masse dépourvue de toute faculté de créer, quelque chose comme une énorme collection de zéros, affectée d'une valeur bénéfique au seul cas où l'unité "qui pense critiquement" daigne se placer à sa tête. » [22]

Mais au delà de leur rencontre sur le terrain de l'idéalisme et sur celui de la conception individualiste de l'histoire, il est important de souligner que le CCI actuel, Bakounine et Pannekoek se rejoignent aussi sur la vision sectaire de l'organisation. L'Alliance, commandée par un "Mahomet sans Coran", se concevait comme l'organisation de l'élite et se composait, selon un mode centralisé [23] et hiérarchique, de 3 degrés d'initiés ; Pannekoek, lui, avec les conceptions qu'il a développées dans les années 1930, a reproduit un schéma d'organisation composée de militants ultra-formés ; quant au modeste CCI, il s'enorgueillit d'avoir en son sein un "militant-fil-rouge" qui peut s'appuyer sur un premier cercle de militants jugés "plus aptes à défendre l'organisation" ; les "inaptes", eux, se soumettent ou sont conviés par les "plus aptes" à se démettre pour que l'organisation en sorte "renforcée".

Pour finir, il reste une question à laquelle nous tenons à apporter une réponse : pourquoi le CCI tente-t-il de nous servir cette histoire frelatée, en l'occurrence de l'AIT ?

- Parce que celle-ci lui permet de ne tirer du combat contre Bakounine que la "victoire" organisationnelle de Marx et donc de justifier la politique disciplinaire qui est à l'oeuvre depuis deux ans.

- Parce qu'elle cache les débats politiques de fond qui ont marqués l'AIT et, en faisant cela, elle permet aux conceptions idéalistes, individualistes et élitistes de l'anarchisme de s'imposer sans être clairement et ouvertement combattues.

- Parce qu'elle est l'occasion, pour les "aptes" d'aujourd'hui, de faire soi-disant sortir Bakounine par la porte pour mieux le faire entrer par la fenêtre : ils le combattent en apparence pour mieux l'imposer.

Il faut se rendre à l'évidence : ceux qui dirigent actuellement le CCI et qui l'entraînent sur cette pente mortelle ne sont que de vulgaires disciples de Bakounine.

La fraction, mars 2003


Notes

[Note 1] Engels, "Discours sur l'action politique de la classe ouvrière"- Conférence de Londres, le 21 septembre 1871.

[Note 2] Idem.

[Note 3] Idem.

[Note 4] Marx à Friedrich Bolte – 23 novembre 1871

[Note 5] Marx fait référence ici à la nécessité, pour le prolétariat, de se constituer "en parti politique distinct opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes" afin de mener, au delà de la lutte économique, le combat politique.

[Note 6] La longue citation qui suit est tirée du livre Karl Marx, histoire de sa vie par Franz Mehring, Editions sociales, page 478.

[Note 7] Bakounine à la mort de Herzen fit des louanges de ce dernier un peu trop dithyrambiques.

[Note 8] Nikolaï Outine (1845-1883) : proscrit russe qui vivait à Genève et « excellait dans les intrigues » (Mehring) vivait du commerce de l'alcool de son père. « Au début il avait essayé de se faire bien voir de Bakounine qui l'avait proprement remis à sa place». Puis il mena une campagne de médisance contre ce dernier. Enfin, il se jeta aux pieds du Tsar et « il accéda aux fonctions de fournisseurs d'armes de sa majesté durant la guerre russo-turque de 1877 » (idem : Mehring).

[Note 9] Serguei Netchaïev, (1847-1882)

[Note 10] « Comité » révolutionnaire russe qui n'existait que dans son imagination ; cette lettre est citée in extenso, page 396 et 397 dans La vie de K. Marx de Boris Nicolaïevski, Gallimard.

[Note 11] In K. Marx et Michel Bakounine, Tübingen, 1910

[Note 12] Cité par F. Mehring

[Note 13] Bakounine, Choix de textes, Ed. Seghers, page 171.

[Note 14] Règles dont doit s'inspirer le Révolutionnaire.

[Note 15] idem, page 215.

[Note 16] Marxisme contre idéalisme ou le parti contre les sectes

[Note 17] Pannekoek, lui-même, conforte totalement ce jugement en affirmant : «En ce temps où les ouvriers se voient soumis toujours davantage à la tyrannie écrasante de l'Etat bourgeois, il est naturel que l'anarchisme éveille des sympathies accrues, en raison de la propagande qu'il mène pour la liberté.»

[Note 18] Texte d'orientation sur la confiance, Revue internationale n° 111

[Note 19] C'est dans ce texte que nous sommes traités "de secte satanique aux méthodes du nazisme et du stalinisme".

[Note 20] Vieux militant aujourd'hui décédé, membre de Bilan, puis de la GCF, et principal fondateur du CCI, et dont les liquidationnistes s'arrogent l'héritage exclusif - ce qui en dit long sur leur conception

[Note 21] Discours pour le 7èmee anniversaire de l'AIT, dans La commune de 1871, Editions 10/18.

[Note 22] La conception moniste de l'histoire, Plekhanov.

[Note 23] "L'organisation centralisée (…) s'applique si bien aux sociétés secrètes et aux sectes…" (Marx à Von Schweitzer – lettre du 13/10/1868).


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