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POUR CES MOTIFS

Nous reproduisons, ci-dessous, la réponse faite par J. Malaquais à l'invitation de signer l'Appel lancé récemment par les initiateurs de la "Troisième Force".

L'histoire de la "Troisième Force" remonte au début de l'année 1947 et c'est à la Gauche socialiste, avec M. Pivert en tête, que revient le "mérite" d'avoir donné naissance à ce bâtard. On se souviendra que c'est au printemps 1947 qu'eut lieu, à Paris, un singulier congrès regroupant "les bonnes volontés" de divers pays. Ce rassemblement socialisant et révolutionnarisant prétendait constituer une force indépendante, également opposée aux deux blocs dominant actuellement le monde : USA et URSS. Il prétendait s'opposer victorieusement à une troisième guerre mondiale qui, pour lui, n'est pas le fait obligatoire, le mode de vie du capitalisme décadent, mais simplement le résultat de l'antagonisme URSS-USA s'affrontant par suite de leur appétit impérialiste "monstrueux". La "Troisième Force" se proclamait apte à mettre à la raison les deux blocs en leur imposant de se maintenir dans un état de "paix".

Ce que tout cela cache comme naïveté, ignorance de la réalité et surtout de charlatanisme, il est à peine nécessaire de le dire. Le fait que ce bavardage des socialistes gauchisants est devenu, en si peu de temps, la doctrine d'État de tous les pays européens faisant partie du bloc américain, illustre suffisamment son fond de duperie, en même temps qu’il témoigne de la marche accélérée du cours vers la guerre. Une fois de plus, se vérifie la véritable fonction de tous ces "gauches" et "antifascistes", de ces marchands d'illusions se chargeant d'élaborer les slogans nécessaires propres à entretenir la confusion et à dévoyer les masses laborieuses.

Une toute première place, dans cette œuvre d'abrutissement et de démagogie, est occupée par les intellectuels ou se disant tels. Et, dans cette galerie, la place d'honneur revient de droit aux littérateurs. Les staliniens avaient hier leur Romain Roland , leur Barbusse. En avaient-ils organisé de ces congrès Amsterdam-Pleyel "contre la guerre". Il semble, aujourd’hui, que ce soit les socialistes et sur tout leur "gauche" qui se spécialisent dans ce genre de bourrage de crâne et que ce soit eux qui emploient les "intelligences", les "cœurs" et la plume de ces messieurs les écrivains.

Des "ilots de révolutionnaires", A. Koestler a donné une traduction concrète en la personne de l'Ile britannique. Malraux poursuit son glorieux combat antifasciste aux cotés de De Gaulle, dont il est devenu le souffleur. Et Sartre avec son équipe, après avoir fatigué tout le monde avec leur recherche d'une nouvelle philosophie et, en attendant de la trouver, sont les philosophes de la "Troisième Force".

Nous trouvons, en effet, en bas de l'appel de la "Troisième Force", pèle-mêle, les signatures d'un M. Pivert qui se prend pour un révolutionnaire, d'un Izoard l’homme de feue "la Flèche" et compagnon de Bergery et de Chassaigne, celles de Sartre, Merleau-Ponty et compagnie, et n'omettons pas de citer celles de D. Rousset et de Nadeau, probablement pour représenter l'élément trotskiste dans cette foire.

J. Malaquais a non seulement refusé de s'associer à cette comédie mais il a donné les motifs qui font de sa réponse un acte d'accusation et de dénonciation contre cette entreprise de duperie. Il a raison quand il leur dit, en terminant sa réponse, "Faites votre travail, je ferai le mien", car il n'y a rien de commun entre les révolutionnaires et les bavards petits-bourgeois, fussent-ils des écrivains.

Nous ajouterons, pour notre part, à l'intention de ces derniers qui auraient mieux fait de s'abstenir d'intervenir dans un domaine où ils n’entendent pas grand-chose, le vieux proverbe qui dit : "l'imbécile qui se tait ressemble à un homme intelligent".

POUR CES MOTIFS

L'Appel à l'opinion internationale (seconde version ;la première, ignorée du public, oscillait entre un vœu d'Oxford nouveau genre et un "langage de la raison" propre à infliger un complexe de culpabilité à la conscience européenne), auquel on m'invite à joindre ma signature, commence par poser que "d'habiles propagandes" ayant convaincu "les hommes d'Europe…qu'il leur fallait attendre la mort avec résignation et, pour le présent, remettre leur sort entre des mains étrangères", les dits "hommes d’Europe", s'ils se laissaient persuader de leur impuissance, entreraient dans le règne de la fatalité - "et le sang va couler".

Cette ouverture, où résonnent les cymbales apocalyptiques, quel sera son motif majeur ? Quelles oreilles prétendra-t-elle exciter afin que, ayant surmonté leurs "divergences d’opinion", les "Hommes d’Europe" fassent la roue en se donnant la main ? C'est, une fois de plus, la Paix, avec son éternelle majuscule joliment pansue, piquée du rameau symbolique. Et d'abord, pour n'effrayer personne par un pacifisme excessif, les signataires du document assurent, qui de droit, qu'ils "ne mettent pas la Paix au-dessus de tout". S'étant pourvus, de la sorte, d'une passerelle volante pour les retraites stratégiques, les appelants estiment que "cette guerre-ci (c'est-à-dire la troisième) doit être évitée… parce que : 1) son issue est trop incertaine pour que l'on puisse raisonnablement miser sur la victoire de l'un des deux camps ; 2) elle signifie la ruine pour l’Europe ; 3) elle déséquilibre la vie économique du monde ; 4) elle retarde la libération sociale. Et, puisque "la guerre qui menace est une guerre de peur plus que d'intérêts", il suffirait que l’Europe s'administrât elle-même pour amener chaque bloc à réviser sa politique, moyennant quoi la guerre "peut être évitée".

L'appel abonde en termes abstraits : la guerre à venir est absurde et "injustifiable", alors qu'elle est historiquement logique et économiquement déterminée ; les "hommes de France et d’Europe" sont des "victimes", alors que du Général d'active au camarade du PCF, en passant par le curé du MRP, chacun collabore à la guerre tout en la dénonçant ; l'Europe est "une proie et une menace" pour "les deux grandes forces ennemies", alors qu'il n'est pas deux forces ennemies et que l'Europe, telle du moins que l'envisagent les signataires, est une pure construction de leur esprit ; manœuvrés par l’un ou l'autre coup, "la guerre a causé notre désunion, notre désunion peut causer la guerre tout court", alors que "la désunion européenne" est un concept vide de sens, une union assujettie à des limites géographiques, même nationales, n'ayant jamais existé ; les nationalismes exaspérés dissimulent mal "l’action occulte des puissances étrangères", alors que rien n'est moins occulte ni étranger que la lutte de classe dont les nationalismes sont une manifestation. Et cætera, et cætera. À ces gratuités, qui rappellent la creuse phraséologie contre les trusts, les 200 familles, l'égoïsme des possédants, vient s'ajouter, en surcharge, la phrase radicale : "c'est la suppression des intérêts capitalistes et des barrières douanières qui peut seule entraîner la suppression de nos conflits intérieurs ; cette suppression requérant une révolution socialiste et le remplacement de la propriété privée des moyens de production et d'échange par la propriété collective réelle."

En s’adressant à "toutes les forces démocratiques et sociales du monde" pour leur demander de "se regrouper", les signataires, malgré la note radicale du document, se situent immédiatement et sans équivoque à l'intérieur du cycle qui va des Churchill et des Coudenhove-Kalergi à tant d'autres tenants de l'union parlementaire européenne, tous prophètes à divers degrés des États-Unis d'Europe. Aussi, sans cette note pseudo-révolutionnaire, destinée à assourdir l'avalanche des lieux communs où la tirade prudhommesque se le dispute à un sentimentalisme petit-bourgeois, l'Appel en question ne mériterait pas de réponse. C'est uniquement parce que nos docteurs, tout en évoluant dans le climat du conformisme le plus sur, se posent en enfants terribles de la "libération sociale", qu'il importe de dénoncer l'équivoque : par leur refus, ou leur incapacité, d'aborder le seul problème véritable, la destruction révolutionnaire de l'État capitaliste, les appelants, tout en prêchant la paix, collaborent objectivement à la préparation de la guerre.

***

Affirmer que deux politiques s’affrontent aujourd’hui, c'est-à-dire que deux concepts, deux systèmes sociaux d'essence contraire opposent les Anglo-saxons aux Russes, c'est complètement ignorer les perspectives historiques du capitalisme. S'il y a deux blocs, s'il y a deux courants, dont l'un est la négation de l'autre, ils se situent et ne peuvent se situer que sur le terrain de classe dressant bourgeoisie et prolétariat dans une lutte irréconciliable. Par contre, la querelle entre soviétiques et américains se situe à l'intérieur de la compétition impérialiste, en fonction directe de perpétuer l'exploitation du travail humain. Les deux antagonistes poursuivent des fins essentiellement identiques ; et si leurs méthodes divergent, leur politique procède des mêmes préoccupations.

D’ailleurs, au cours de l'engagement, les méthodes à leur tour tendent à se confondre, un parti ne pouvant vaincre qu'avec les armes de l’autre : les Russes en s'assimilant les techniques industrielles des américains, ceux-ci en adoptant la technique totalitariste de ceux-là. Comme le droit, la liberté, l'égalité devant la loi, la paix en régime capitaliste est une pure abstraction. Il n'y a pas de paix qui ne soit une préparation à la guerre. Nullement exclusives l'une de l'autre, paix et guerre sont deux moments, deux rythmes à l'intérieur des rapports capitalistes de production, au même titre que "démocratie" et totalitarisme sont deux aspects identiques dans leur nature quoique différents dans leur forme, d'une seule et même domination de classe de la bourgeoisie. La guerre n'étant pas une cause ni un effet, mais l'état d’être permanent de la société capitaliste, claironner qu'il est possible d'éviter la guerre par l’exercice de l'union des "forces démocratiques et sociales" n'est qu'un exercice de démagogie ; cette "union" vaut celle qui prétend à créer les États-Unis d’Europe sans toucher à la structure économique du capitalisme. Aussi longtemps que cette structure n'est pas détruite de fond en comble, toute phraséologie contre la guerre ne fait que masquer l'inéluctabilité des guerres. (Dans une société post-capitaliste, cette phraséologie sera vide de tout contenu concret.) Et, de même qu'hier des millions d'hommes ont participé au massacre sous la bannière de l'anti-fascisme, demain d'autres millions seront entraînés dans de nouveaux massacres au mon de l'anti-guerre précisément. Cela s'est déjà vu ces tours de passe-passe : le régime hitlérien n'invoquait-il pas la justice ? Le régime stalinien ne se réclame-t-il pas du socialisme ? L'anti-capitalisme verbal n'est-il pas le cheval de bataille du fascisme ? Il y a beau temps que la bourgeoisie décadente puise ses slogans l’arsenal idéologique du prolétariat.

Crier haro sur la guerre, comme le font nos docteurs, c'est vouloir effrayer le démon par des grimaces ; c'est croire et faire croire que la guerre moderne est le résultat des désirs belliqueux des uns à l’égard des autres ; c’est objectivement, quelle que soit d’ailleurs la bonne volonté ou le degré d’inconscience des docteurs, œuvrer à la conservation des mythes et des tabous dont est faite l'armature "métaphysique" de notre société. C'est, dans le meilleur des cas, prendre et faire prendre des vessies pour des lanternes. La société capitaliste est une mosaïque d'antagonismes insolubles ; et ce n'est nullement la solution de ces antagonismes, mais leur maintien, qui demeure la condition indispensable de son existence en tant que société. Du droit de grève aux fours crématoires, de l'habeas corpus à la loi Lynch, de la fabrication du calicot à sa répartition chez les mercières, aucune démarche, aucune activité sociale de la bourgeoisie ne vise à la solution de ses propres conflits, mais à leur déplacement horizontal. La synthèse lui est historiquement inaccessible : elle signifierait sa négation. La synthèse se fera en dehors de son circuit historique, à ses dépens, par son élimination révolutionnaire.

Ainsi, la guerre, en ce qu'elle tend à déplacer une série de contradictions en y introduisant des contradictions nouvelles, reste essentiellement une tentative de conservation sociale : en régime capitaliste la guerre est inévitable, quelque "indésirable" qu'elle soit aux yeux même de la bourgeoisie. Inviter celle-ci à se passer de guerre, c'est penser ou feindre de penser qu'elle le pourrait ; c’est lui demander d'avoir la gentillesse de se suicider en tant que classe. Mais, surtout, c'est se faire son agent immédiat au sein des masses, dont elle a le plus grand intérêt à nourrir les illusions ; car si la paix n'est pas a un mythe, car si la guerre peut être, car si des bonnes volontés suffisent pour surmonter les contradictions dont vit le régime capitaliste, celui-ci contiendrait d'immenses possibilités d'épanouissement ; et il serait à la fois criminel et historiquement injustifiable de lui opposer le socialisme.

La guerre, qui offusque l'humanité des appelants, ne se laissera pas exorciser selon un rituel dont ont trépassé bien des Amsterdam-Pleyel et des SDN. En avons-nous connu de ces rassemblements internationaux ou, tour à tour, intellectuels et étudiants et matrones et syndicalistes et invalides diversement médaillés avaient déclaré, devant le photographe, que plus de guerre, que nenni, que la guerre cassait les maisons, qu'elle insultait à la raison évidement, vu que chacun avait ses microbes de rechange pour empoisonner les puits du voisin… En avons-nous connu de ces appels aux "intelligences", et aux "forces démocratiques" et aux "amants de la paix"… Mais, dans aucune de ces assises, jamais personne ne s'est levé pour dire : "Messieurs, la guerre n’est pas la tuberculose. La guerre n'est pas un mal dont on guérit le patient. La guerre est au contraire une drogue très importante. La guerre est essentielle au métabolisme de la société capitaliste. On ne désintoxique pas le capitalisme. Il faut plus, et mieux, qu'un appel à l'opinion internationale. Celle-ci est un fantôme, et vous devriez être assez grands pour le savoir. Messieurs, il faut tuer le patient." Il est vrai que ceux qui auraient pu tenir ce langage "déraisonnable" ne fréquentent pas les rassemblements internationaux. Il est vrai aussi qu'ils ne signent pas des "appels".

Je ne signerai pas cet Appel. Son allure, ses démonstrations sont trop "raisonnables" pour valoir l'encre de mon stylo. Je n'ai que faire de ce fruit postiche cueille dans la pépinière des Briand, des Kellog, des commis-voyageurs de la bourgeoisie spécialisés en escroquerie au sentiment. Tout le monde est contre la guerre ; cela n'engage pas, et c'est bien vu. Je n'aime pas être bien vu de ceux qui s'arrogent le monopole de décerner des certificats de bonne conduite. Que les appelants fassent leur métier. Je ferai le mien.

Jean Malaquais


[Fraction de la Gauche Communiste International]


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