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Pour assurer leur subsistance dans leurs luttes longues et rudes qu'ils sont obligés de livrer contre la nature, pour soumettre les forces de celle-ci à la satisfaction de leurs besoins, les hommes construisent, façonnent et modifient sans cesse leur propre société. Au développement de leur société correspondent des rapports de production, des rapports sociaux déterminés par le développement de leurs forces productives. Dans le procés de production des moyens de satisfaction de leurs besoins, dans la lutte pour la domination de la nature, les hommes produisent non seulement les objets matériels pour leurs besoins mais produisent également leur mode de pensée, leurs idées, leurs conceptions qui évoluent et se modifient sans cesse avec les incessantes évolutions et modifications des forces productives auxquelles ils ont donné naissance et les rapports de production, les rapports sociaux qui en découlent. Mais les idées, les pensées, les productions spirituelles des hommes évoluent bien plus lentement que les forces et les rapports sociaux de ces hommes. Cette lenteur particulière de la production "spirituelle", le retard qu'elle accuse par rapport aux autres éléments de la production sociale des hommes, en même temps que la tendance de la pensée à se condenser en images, en représentations, fait que les idées tendent à se scléroser, à se momifier, à perdre de leur vitalité et apparaissent finalement aux hommes comme extérieures à eux, étrangères à eux.
Les idées continuent à subsister dans les cerveaux humains alors que les conditions dans lesquelles elles ont été élaborées ont cessé depuis longtemps d'exister. Les images de la réalité, en l'absence de cette réalité restent suspendues en l'air. Elles se transforment en images sans chair et sans os, en images sans réalité. Les images d'une réalité disparue, morte, deviennent des fantômes vivants qui hantent les cerveaux des ouvriers et traquent les hommes réels.
Moins les hommes parviennent à saisir la nouvelle réalité qui s'est créée, plus ils restent attachés aux images de la réalité d'hier, plus ils deviennent des victimes de leur propre production psychique antérieure qui s'impose à eux, les domine et les tyrannise. Il en fut ainsi des idées religieuses. Les dieux, que les hommes dans leurs aspirations et imagination avaient crées et placés aux cieux, sont redescendus par la suite sur terre pour soutenir toutes les forces d'oppression et opprimer les hommes. Il en est ainsi de toutes les créations de l'esprit humain.
Tant que l'humanité ne se sera pas rendue libre en dominant la nature, au lieu d'être dominé par elle, tant que l'humanité ne se sera pas rendu maîtresse du monde extérieur en produisant à volonté et en surabondance tous les objets nécessaires à la satisfaction totale de tous ses besoins, sa production intellectuelle et sociale sera aussi la reproduction continue de sa propre aliénation. Et de même que les produits économiques se rendent indépendants des producteurs, s'opposant à eux et les dominant sous forme de marchandises, de même les idées deviennent des forces indépendantes qui, sous forme d'idéologies et de préjugés, asservissent les hommes à leur puissance de conservation.
L'humanité se débat contre les forces qu'elle-même a créées et qui tendent à l'emprisonner.
La société divisée en classes trouve dans les classes possédantes l'élément social humain dont l'intérêt est la conservation et la perpétuation de l'ordre social existant. Pour sauvegarder leur domination sur la société, les classes possédantes ont, à leur service, non seulement toute la puissance économique et politique qu'elles détiennent exclusivement, non seulement les forces de coercition - l'État, l'armée, la police et les prisons - mais elles ont encore à leur disposition les moyens "spirituels" et les forces idéologiques conservatrices, qui ne sont pas moins redoutables et pas moins efficaces que les autres moyens physiques, pour assujettir les classes dépossédées, les tenir en respect et les dominer.
Les intérêts des classes conservatrices trouvent dans les idées léguées par le passé autant de paravents idéologiques. Sur cette base de déguisement et de camouflage s'édifie tout un système spirituel avec des conceptions morales, juridiques et civiques, toutes sortes de notions et d'idées qui sont inculquées à tous les membres de la société et qui sont autant de moyens d'auto-défense et d'auto-conservation contre les classes progressistes et révolutionnaires.
L'avantage des classes réactionnaires est considérable, tandis que les classes révolutionnaires ont à se libérer continuellement des idées qu'elles ont reçues - qui sont savamment entretenues – contre lesquelles elles se heurtent sans cesse et qui représentent de redoutables embûches sur le chemin de leur émancipation.
Dans l'histoire des luttes de classes le prolétariat apparaît comme la seule classe qui ne trouve pas à appuyer sa lutte sur la possession de forces économiques.
Sa prétention historique, il la fonde sur le fait objectif du développement des forces productives, exigeant la destruction du système capitaliste et son remplacement par celui du socialisme, et sur le fait subjectif de son intérêt propre en tant que classe exploitée. Ce double fondement du socialisme trouve son expression, son assise et sa force, en premier lieu, dans la prise de conscience du prolétariat. C'est dans cette prise de conscience de ses intérêts historiques que le prolétariat se constitue vraiment en une classe et trouve la condition première de sa réalisation de sa mission. C'est en elle qu réside la garantie unique de sa propre émancipation. La critique des idées régnantes, c'est la critique du règne de la classe qui les professe. Dans sa lutte contre le capitalisme, le prolétariat forge ses propres idées, ses propres conceptions. L'arme de la critique des idées régnantes est le commencement de la critique par les armes contre l'ordre existant.
L'élaboration de ses idées révolutionnaires, la constitution de son programme est, pour le prolétariat, l'élément décisif de son existence, de son triomphe, de son action en tant que classe. Mais cette conscience de classe le prolétariat ne peut l'atteindre d'emblée. Naissant avec le capitalisme, il grandit avec le développement et l'épanouissement de la société capitaliste. Ses premières luttes sont inévitablement des tâtonnements, ses premières formulations sont des balbutiements. Eduqué dans la culture bourgeoise, vivant dans le milieu historique du capitalisme, ses propres idées sont imprégnées des idées de son ennemi de classe. Le prolétariat ne peut se soustraire à cette influence bourgeoise que par une incessante critique et un continuel dépassement de ses propres idées, de ses formulations antérieures.
La bourgeoisie sait admirablement bien exploiter, à son avantage, la difficulté humaine de se libérer des images de leurs anciennes idées, inachevées et périmées. Transformées en emblèmes et symboles, les idées perdent leur dynamisme révolutionnaire, cessant d'être des moments d'un développement de la lutte, se figent et deviennent inoffensives. La bourgeoisie et tous ses laquais, ses chefs de partis politiques et de syndicats s'emploient, de toute leur force, à vider le contenu, à faire perdre au prolétariat la compréhension du fond, l'aspiration révolutionnaire de ses idées, pour n'en laisser subsister que l'enveloppe apparente. Les représentations révolutionnaires deviennent des images saintes, des emblèmes, des fétiches qu'on adore et qu'on craint ; les symboles vidés de leur contenu révolutionnaire se remplissent d'un contenu nouveau : un contenu conservateur, réactionnaire et bourgeois.
Marx, tant haï de son vivant, est devenu, pour la bourgeoisie, un homme respectable, un savant distingué. Après l'avoir, de son vivant, pourchassé et expulsé de nombreux pays, elle en a fait un honorable citoyen d'honneur. Le socialisme est devenu une affaire pour la bourgeoisie qui s'en réclame à cors et à cris. Socialiste, le gouvernement de sa majesté d'Angleterre qui verse à flot le sang des opprimés en tous points du globe. Socialiste, le gouvernement de la 4ème république en France qui se livre à des massacres en Indochine, à Madagascar, en Algérie et ailleurs. Socialiste le gouvernement du généralissime Staline dont les massacres et l'exploitation ne sont plus à décrire. Socialiste encore le gouvernement du défunt 3ème Reich qui a fait fonctionner ses fours crématoires au nom du socialisme national. Socialiste enfin, le dernier avorton de gouvernement fasciste de Mussolini instituant lui-aussi une république sociale.
Les prolétaires ont gardé un attachement pieux au mot socialisme, et on leur en donnera. Socialistes, tous ces partis, tous ces hommes qui, dans tous les pays, soutiennent le régime d'exploitation, de famine et de massacre. Socialistes, la SFIO, le parti stalinien et les trotskistes qui ont entraîné les ouvriers à se faire massacrer pour la défense de la république, de la démocratie ou de l'État "ouvrier" russe et pour la libération nationale. La monstrueuse 2ème guerre mondiale n'était, en somme, qu'une immense et joyeuse fête "socialiste".
Les ouvriers ont gardé le souvenir de la Commune de Paris. Qu'à cela ne tienne ! Et cette Commune, qui fut la révolte ouvrière contre la république des Thiers et Gambetta, contre le drapeau national de la bourgeoisie, sera commémorée en grandes pompes au chant de la Marseillaise et sous les drapeaux des versaillais. La haine de classe des ouvriers du monde contre la sanglante oppression des régimes fascistes sera largement exploitée par la bourgeoisie. Après avoir soutenu et renforcé de toutes ses forces les régimes fascistes en Italie, Allemagne, Espagne et ailleurs, la bourgeoisie se découvrira anti-fasciste et, exploitant les sentiments des ouvriers en les dupant, elle fera massacrer ces derniers au nom de l'anti-fascisme. Et, plus que tout autre, le rattachement sentimental des ouvriers du monde à la révolution prolétarienne d'octobre 1917, à la plus grande action et bataille qu'ils ont livré à ce jour en tant que classe, ce rattachement sentimental deviendra l'élément de la plus grande et de la plus infame duperie.
La place Rouge à Moscou est le musée de la révolution d'Octobre. Les maîtres actuels ont concentré autour du mausolée de Lénine tous les drapeaux et attributs de la grande révolution, comme aux Invalides à Paris, autour du tombeau de Napoléon, tous les drapeaux et souvenirs des conquêtes napoléoniennes. Mais, ici, il s'agit de l'insurrection du prolétariat, de ses drapeaux et de ses conquêtes passées, enfermés autour du cadavre momifié et embaumé de Lénine.
La révolution est mise au musée et son cadavre repose emprisonné dans ces murs, défigurée, transformée, mutilée, redorée. Elle est redorée aux goût des maîtres du jour, sous une dorure qui tend à cacher sa signification réelle, le visage réel, héroïque de la vraie révolution. Les maîtres du jour, qui ont bâti leur pouvoir après avoir tué la révolution, se mettent, et mettent la révolution réelle, à l'ombre. Ils s'y mettent, eux, vivants aux côtés de la momie de la révolution et de celle de Lénine.
Rien n'aura été laissé du passé et de l'histoire des luttes du prolétariat sans avoir été exploité par le capitalisme contre le prolétariat. Les idées, la terminologie, les noms, les mots, les dates, les emblèmes et les symboles, tout sera utilisé par la bourgeoisie, tout sera transformé en fétiches et le prolétariat lui-même en masses d'idolâtres. Les meilleurs combattants, les soldats de la révolution et les militants les plus conscients du passé seront canonisés afin de permettre à des canailles vivantes d'entretenir, dans le prolétariat, le culte du "chef", le culte de l'obéissance aveugle à leur personne, proclamée omnipotente et infaillible. Toute une mystique fétichiste a été construite, dans laquelle est emprisonné le prolétariat.
Mystique du parti, mystique du "chef", fétichisme du drapeau, fétichisme des 1ers mai.
Le prolétariat se heurte au mur de cette prison fétichiste. Pour reprendre sa lutte révolutionnaire, il doit d'abord impitoyablement briser tout ce système de fétichisme. Il doit se libérer de toutes ces images et symboles qu'il a lui-même crées au cours de son histoire et qui servent à le mystifier.
Il faut qu'il apprenne à regarder la réalité nue et crue, voir la terre rougie, partout, de son sang, voir ses villes en ruines, voir ses millions de cadavres, voir son corps décharné et affamé, se voir lui-même enfin dans toute la laideur de sa misère, bafoué et dégradé.
La reprise de
sa marche en avant et sa victoire finale se feront à ce prix. Libéré
des fantômes et des charlatans vivants, il faut qu'il redevienne
lui-même, saisissant le présent avec la conscience de ses buts et
agissant révolutionnairement pour les réaliser.
Internationalisme,
mai 1947
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