Home | Bulletin Communiste FICCI 29 | 

TEXTE DU MOUVEMENT OUVRIER
Lénine et les grèves ouvrières
(extraits de "A propos des grèves en cours" – 1899)

Quel est le rôle des grèves (ou débrayages) dans la lutte de la classe ouvrière ? Pour répondre à cette question, nous devons d'abord nous arrêter un peu plus longuement sur les grèves. Si, comme nous l'avons vu, le salaire de l'ouvrier est déterminé par un contrat entre celui-ci et le patron et si en l'occurrence l'ouvrier isolé se trouve totalement impuissant, il est évident que les ouvriers doivent nécessairement soutenir en commun leurs revendications, qu'ils doivent nécessairement organiser des grèves pour empêcher les patrons de réduire les salaires ou pour obtenir un salaire plus élevé. Et, en effet, il n'est pas un seul pays à régime capitaliste où il n'y ait des grèves ouvrières. Dans tous les pays d'Europe et en Amérique, les ouvriers se sentent partout impuissants quand ils agissent isolément ; et ils ne peuvent résister au patronat qu'en agissant tous ensemble, soit en faisant grève, soit en en agitant la menace. Plus le capitalisme se développe, plus les grandes usines et fabriques se multiplient rapidement, plus les petits capitalistes sont évincés par les grands et plus devient impérieuse la nécessité d'une résistance commune des ouvriers car le chômage s'aggrave, la concurrence devient plus âpre entre les capitalistes qui s'efforcent de produire leurs marchandises au plus bas prix possible (ce qui demande que les ouvriers soient payés le moins cher possible), les fluctuations dans l'industrie s'accentuent et les crises deviennent plus violentes 1. Lorsque l'industrie prospère, les patrons de fabrique réalisent de gros profits, sans songer le moins du monde à les partager avec les ouvriers ; mais en période de crise ils cherchent à faire supporter les pertes par les ouvriers. La nécessité des grèves dans la société capitaliste est si bien reconnue par tout le monde dans les pays d'Europe que la loi ne les y interdit pas, c'est seulement en Russie que subsistent des lois barbares contre les grèves (nous reviendrons une autre fois sur ces lois et leur application).

Mais les grèves, qui relèvent de la nature même de la société capitaliste, marquent le début de la lutte menée par la classe ouvrière contre cette organisation de la société. Lorsque les riches capitalistes ont en face d'eux des ouvriers isolés et nécessiteux, c'est pour ces derniers l'asservissement total. La situation change quand ces ouvriers nécessiteux unissent leurs efforts. Les patrons ne tireront aucun profit de leurs richesses s'ils ne trouvent pas des ouvriers acceptant d'appliquer leur travail à l'outillage et aux matières premières des capitalistes et de produire de nouvelles richesses. Quand des ouvriers isolés ont affaire aux patrons, ils restent de véritables esclaves voués à travailler éternellement au profit d'autrui pour une bouchée de pain, à demeurer éternellement des mercenaires dociles et muets. Mais, lorsqu'ils formulent en commun leurs revendications et refusent d'obéir à ceux qui ont le sac bien garni, ils cessent d'être des esclaves, ils deviennent des êtres humains, ils commencent à exiger que leur travail ne serve plus seulement à enrichir une poignée de parasites mais permette aux travailleurs de vivre humainement. Les esclaves commencent à exiger de devenir des maîtres, de travailler et de vivre non point au gré des grands propriétaires fonciers et des capitalistes mais comme l'entendent les travailleurs eux-mêmes. Si les grèves inspirent toujours une telle épouvante aux capitalistes, c'est parce qu'elles commencent à ébranler leur domination. "Tous les rouages s'arrêteront si ton bras puissant le veut" dit de la classe ouvrière une chanson des ouvriers allemands. En effet, les fabriques, les usines, les grandes exploitations foncières, les machines, les chemins de fer etc., etc., sont pour ainsi dire les rouages d'un immense mécanisme qui extrait des produits de toutes sortes, leur fait subir les transformations nécessaires et les livre à l'endroit voulu. Tout ce mécanisme est actionné par l'ouvrier qui cultive la terre, extrait le minerai, produit des marchandises dans les fabriques, construit les maisons, les ateliers, les voies ferrées. Quand les ouvriers refusent de travailler, tout ce mécanisme menace de s'arrêter. Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce ne sont pas eux les vrais maîtres mais les ouvriers qui proclament de plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux ouvriers que leur situation n'est pas désespérée, qu'ils ne sont pas seuls. Voyez quelle énorme influence la grève exerce aussi bien sur les grévistes que sur les ouvriers des fabriques voisines ou situées à proximité ou faisant partie d'une branche d'industrie similaire. En temps ordinaire, en temps de paix, l'ouvrier traîne son boulet sans mot dire, sans contredire le patron, sans réfléchir à sa situation. En temps de grève, il formule bien haut ses revendications, il remet en mémoire aux patrons toutes les contraintes tyranniques qu'ils lui ont infligées, il proclame ses droits, il ne songe pas uniquement à lui-même et à sa paie, il songe aussi à tous les camarades qui ont cessé le travail en même temps que lui et qui défendent la cause ouvrière sans craindre les privations. Toute grève entraîne pour l'ouvrier une foule de privations, et de privations si effroyables qu'elles ne peuvent se comparer qu'aux calamités de la guerre : la faim au foyer, la perte du salaire, bien souvent l'arrestation, l'expulsion de la ville qu'il habite de longue date et où il a son travail. Et malgré toutes ces calamités, les ouvriers méprisent ceux qui lâchent leurs camarades et qui composent avec le patron. Malgré les misères causées par la grève, les ouvriers des fabriques voisines éprouvent toujours un regain de courage en voyant leurs camarades engager la lutte. "Ceux qui supportent tant de misères pour briser la résistance d'un seul bourgeois sauront aussi briser la force de la bourgeoisie tout Entière 2", a dit un des grands maîtres du socialisme, Engels, à propos des grèves des ouvriers anglais. Il suffit souvent qu'une seule fabrique se mette en grève pour que le mouvement gagne aussitôt une foule d'autres fabriques. Tant est grande l'influence morale des grèves, tant est contagieux pour les ouvriers le spectacle de leurs camarades qui, fût-ce momentanément, cessent d'être des esclaves pour devenir les égaux des riches ! Toute grève contribue puissamment à amener les ouvriers à l'idée du socialisme, de la lutte de la classe ouvrière tout entière pour s'affranchir du joug du capital. Il est arrivé très souvent qu'avant une grève importante les ouvriers d'une fabrique, d'une industrie, d'une ville donnée ne sachent presque rien du socialisme et n'y pensent guère et qu'après la grève, les cercles et les associations se multiplient parmi eux, tandis qu'un nombre sans cesse grandissant d'ouvriers devenaient socialistes.

La grève apprend aux ouvriers à comprendre ce qui fait la force des patrons et ce qui fait la force des ouvriers ; elle leur apprend à penser non pas seulement à leur propre patron et à leurs camarades les plus proches mais à tous les patrons, à toute la classe des capitalistes et à toute la classe ouvrière. Lorsqu'un patron de fabrique, qui a amassé des millions grâce au labeur de plusieurs générations d'ouvriers, refuse la moindre augmentation de salaire ou tente même de le réduire encore plus et, en cas de résistance, jette sur le pavé des milliers de familles affamées, les ouvriers voient clairement que la classe capitaliste dans son ensemble est l'ennemie de la classe ouvrière dans son ensemble, qu'ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leur union. Il arrive très souvent que le patron s'emploie le plus possible à tromper les ouvriers, à se faire passer pour leur bienfaiteur, à dissimuler son exploitation des ouvriers par une aumône dérisoire, par des promesses fallacieuses. Chaque grève détruit toujours, d'un coup, tout ce mensonge ; elle montre aux ouvriers que leur "bienfaiteur" est un loup déguisé en mouton.

Mais la grève n'ouvre pas seulement les yeux des ouvriers en ce qui concerne les capitalistes, elle les éclaire aussi sur le gouvernement et sur les lois. De même que les patrons de fabrique s'efforcent de se faire passer pour les bienfaiteurs des ouvriers, les fonctionnaires et leurs valets s'efforcent de persuader ces derniers que le tsar et son gouvernement agissent en toute équité, avec un égal souci du sort des patrons et de celui des ouvriers. L'ouvrier ne connaît pas les lois, il n'a pas affaire aux fonctionnaires, surtout à ceux d'un rang supérieur, et c'est pourquoi il ajoute souvent foi à tout cela. Mais voilà qu'éclate une grève. Procureur, inspecteur de fabrique, police, souvent même la troupe se présentent à la fabrique. Les ouvriers apprennent qu'ils ont contrevenu à la loi : la loi autorise les patrons à se réunir et à discuter ouvertement des moyens de réduire les salaires des ouvriers mais elle fait un crime à ces ouvriers de se concerter en vue d'une action commune ! Ils sont expulsés de leurs logements ; la police ferme les boutiques où ils pourraient acheter des vivres à crédit ; on cherche à dresser les soldats contre les ouvriers, même quand ceux-ci restent bien calmes et pacifiques. On va jusqu'à faire tirer sur les ouvriers et, lorsque les soldats massacrent des ouvriers désarmés en tirant dans le dos de ceux qui s'enfuient, le tsar en personne adresse ses remerciements à la troupe (c'est ainsi que le tsar a remercié les soldats qui avaient tué des ouvriers en grève à Iaroslavl, en 1895). Chaque ouvrier se rend compte alors que le gouvernement du tsar est son pire ennemi, qu'il défend les capitalistes et tient les ouvriers pieds et poings liés. L'ouvrier commence à se rendre compte que les lois sont faites dans l'intérêt exclusif des riches, que les fonctionnaires aussi défendent l'intérêt de ces derniers, que la classe ouvrière est bâillonnée et qu'on ne lui laisse pas même la possibilité de faire connaître ses besoins, que la classe ouvrière doit de toute nécessité conquérir le droit de grève, le droit de publier des journaux ouvriers, le droit de participer à la représentation nationale, laquelle doit promulguer les lois et veiller à leur application. Et le gouvernement comprend fort bien lui-même que les grèves dessillent les yeux des ouvriers, c'est pourquoi il les craint tant et s'efforce à tout prix de les étouffer le plus vite possible. Ce n'est pas sans raison qu'un ministre de l'Intérieur allemand 3, qui s'est rendu particulièrement célèbre en persécutant avec férocité les socialistes et les ouvriers conscients, a déclaré un jour devant les représentants du peuple : "Derrière chaque grève se profile l'hydre [le monstre] de la révolution" ; chaque grève affermit et développe chez les ouvriers la conscience du fait que le gouvernement est son ennemi, que la classe ouvrière doit se préparer à lutter contre lui pour les droits du peuple.

Ainsi les grèves apprennent aux ouvriers à s'unir ; elles leur montrent que c'est seulement en unissant leurs efforts qu'ils peuvent lutter contre les capitalistes ; les grèves apprennent aux ouvriers à penser à la lutte de toute la classe ouvrière contre toute la classe des patrons de fabrique et contre le gouvernement autocratique, le gouvernement policier. C'est pour cette raison que les socialistes appellent les grèves "l'école de guerre", une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre à leurs ennemis afin d'affranchir l'ensemble du peuple et tous les travailleurs du joug des fonctionnaires et du capital.


Notes:

1. Des crises dans l'industrie et de leur signification pour les ouvriers nous parlerons plus en détail une autre fois. Pour l'instant, nous nous bornerons à faire remarquer que ces dernières années les affaires ont très bien marché pour l'industrie russe, elle a "prospéré" ; mais aujourd'hui (fin 1899) des symptômes évidents montrent que cette "prospérité" va aboutir à une crise : à des difficultés dans l'écoulement des marchandises, à des faillites de propriétaires de fabrique, à la ruine des petits patrons et à des calamités terribles pour les ouvriers (chômage, réduction des salaires, etc.). (Note de Lénine).

2. F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1975, p. 281. (N. Ed.)

3. Il s'agit du ministre de l'Intérieur prussien, von Puttkamer. (N. Ed.)


Home | Bulletin Communiste FICCI 29 |