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Communisme n°3 (15 juin 1937):
La situation internationale
(Fraction belge de la Gauche communiste internationale, 1937)


Presentation

Le texte que nous republions ici date de 1937 ; après la défaite de la révolution en Allemagne et en Chine, après la conversion des partis communistes à la défense nationale, après la sinistre farce des Fronts Populaires, en pleine guerre d'Espagne, seules de petites minorités de militants avaient eu la force et la clarté politique de demeurer fidèles aux principes communistes et à la classe ouvrière.

Les tâches et la responsabilité de ces camarades étaient titanesques. Les conditions dans lesquelles ils devaient y faire face étaient horribles.

Comprendre les causes de la défaite tout en restant fermement attachés aux fondements théoriques de la révolution ; tirer les leçons de l'expérience victorieuse de l'Octobre Rouge et de la dégénérescence qui avait suivi, voilà ce qu'étaient les objectifs de cette poignée de militants valeureux. Et encore, devaient-ils poursuivre ces objectifs dans un contexte contraire, dans une ambiance délétère, face à une classe ouvrière vaincue et soumise à l'idéologie de la classe ennemie.

Ce qu'il fallait d'audace en même temps que de rigueur, de fidélité aux principes intangibles du marxisme en même temps que de capacité à les adapter à une situation "nouvelle", l'article qui suit en fait une démonstration magistrale.

Parce qu'ils n'avaient pas oublié la responsabilité des communistes vis-à-vis de leur classe, les camarades de la Gauche communiste persistaient à donner des orientations politiques au prolétariat.

Pour orienter la classe, ils devaient analyser et comprendre la situation impérialiste, les rapports de forces entre les classes, anticiper sur les événements afin de préparer la classe et de lui donner des objectifs de marche, des directives.

Les camarades de Communisme nous donnent ici un exemple sur lequel les révolutionnaires d'aujourd'hui gagneraient à se pencher.

'… la méthode marxiste d'investigation expérimentale juge les événements du présent en fonction de ceux qui ont précédé, maintient entre eux la relation de cause à effet, suit leur mouvement dialectique et arrive ainsi à pouvoir dégager leur tendance dominante.' Communisme n°3, 15 juin 1937

Cette méthode, c'est celle que le CCI a utilisée tout au long de son histoire, jusqu'à ces dernières années. C'est celle dont la fraction se revendique, en lien avec la Gauche communiste, au-delà du CCI qui l'avait lui-même "héritée" des Fractions du passé. Pas plus que le CCI ne le prétendait hier, nous ne prétendons aujourd'hui faire oeuvre d'originalité, et encore moins de "créativité" ; la fidélité au combat de la Gauche et la continuité avec celle-ci nous suffisent amplement. Ce sont cette fidélité et cette continuité qui nous ont guidés et qui nous guident dans notre combat contre la dégénérescence actuelle du CCI ; qui orientent notre existence de fraction.

Aux camarades du BIPR, par exemple, qui nous demandent des éclaircissements sur la notion de "cours historique" nous commencerons par dire que "dégager une tendance dominante" n'est rien d'autre que de définir, après avoir analysé les événements du présent en fonction de ceux qui ont précédé, l'orientation générale de la société dans une période donnée et en fonction du rapport de forces global entre les classes.

Comment prétendre orienter la classe, anticiper sur les événements pour donner des objectifs de marche au prolétariat, sans avoir soi-même une idée claire sur les lignes de forces générales qui déterminent la situation ?

On nous reproche aussi d'attribuer une conscience, ou au moins une volonté, à la bourgeoisie. Les camarades qui nous font cette critique nous disent que la bourgeoisie ne fait que se plier aux conditions objectives et qu'adopter les politiques imposées par la loi d'airain du capital.

Loin de nous l'idée selon laquelle la bourgeoisie déciderait de sa politique avec le "libre-arbitre" que ces idéologues ont inventé voilà plus de deux siècles. Nous faisons nôtre, là encore, les propos des camarades de Communisme :

"La bourgeoisie n'a pas d'autre «choix» que la guerre … pour essayer de survivre à son destin historique. Et encore, ce choix ne résulte pas de sa propre volonté, mais est-il dicté par la poussée incoercible des forces multiples accumulées par les contradictions capitalistes"

Cela ne signifie nullement que la bourgeoisie – ou plutôt, en l'occurrence, les différentes bourgeoisies nationales – ne "se rende pas compte" des menaces qui pèsent sur elle, que ce soit de la part des autres secteurs nationaux de cette même classe ou que ce soit, de façon plus cruciale, de la part de la classe ennemie, le prolétariat. Dans leur texte les camarades de Communisme développent largement cet aspect. Et nous faisons nôtres leurs propos. "La bourgeoisie perçoit tout cela d'instinct, si pas au travers de la connaissance scientifique" disaient les camarades, voilà quelques 65 ans.

Enfin, le texte de Communisme fait litière de cette idée (que l'on a pu entendre ces temps-ci) selon laquelle nos analyses et points de vue seraient caricaturaux en ignorant la multitude des couches et classes sociales pour ne considérer que la bourgeoisie et le prolétariat. Nous nous contenterons de citer un petit passage de l'article : " parallèlement au développement des forces productives et des contradictions de la production bourgeoise, l'antagonisme des classes s'est simplifié au point d'opposer d'une manière décisive les deux classes fondamentales divisant la société capitaliste : la bourgeoisie et le prolétariat, c'est-à-dire les deux pôles d'attraction de l'évolution historique".

Beaucoup d'autres questions sont posées par cet article et nous aurons sans doute à y revenir. Nous encourageons plus particulièrement les lecteurs à nous faire part de leurs remarques et critiques sur ce document.

La Fraction


COMMUNISME n° 3 (15 juin 1937)
Bulletin mensuel édité par la fraction belge de la Gauche communiste internationale

La situation internationale

Tendances de l'évolution capitaliste

Le prolétariat ne peut vaincre le Capitalisme qu'à la condition de constituer son propre arsenal de principes, de règles politiques, stratégiques et tactiques et en s'inspirant de la signification et de la nature de l'époque qu'il vit. Les critères dont il doit s'armer dans la phase actuelle d'extrême tension des classes ne sont évidemment plus ceux auxquels il recourait en 1848, ou en 1870 ou en 1905 ou même en 1919/1920. Il n'est plus question pour lui de miser sur la révolution bourgeoise, ni de se proposer comme 'compagnon de route' de la bourgeoisie démocratique, ni d'appuyer la guerre nationale contre le féodalisme ou les guerres d'émancipation des peuples coloniaux, tous phénomènes sociaux qui ne cadrent plus avec l'évolution du Capitalisme, puisque celui-ci a épuisé sa tâche progressive.

Comment, dans ces conditions, le Prolétariat doit-il analyser les événements internationaux afin de pouvoir construire une politique de classe le menant à la Révolution ?

Il existe une méthode "classique" qui consiste à s'attacher à l'aspect mécanique et formel des faits plutôt qu'à leur substance intime, qui se borne à suivre les fluctuations des rapports entre Etats capitalistes, les manifestations extérieures de la vie diplomatique, à disséquer les déclarations des Eminences pour essayer de dégager des perspectives quant à la formation des constellations impérialistes et à la probabilité de conflits. Mais outre que la plupart des hypothèses sont démenties par la réalité, parce qu'il est d'autant plus difficile de percer les secrets des dieux capitalistes que ceux-ci voguent eux-mêmes dans la brume, une analyse de l'espèce ci-dessus, loin d'orienter le prolétariat dans le complexe de l'évolution décadente du Capitalisme, contribue à le maintenir prisonnier des forces capitalistes, comme elle le laisse désarmé et désemparé devant les inévitables cataclysmes sociaux.

Il y a alors l'autre façon d'aborder les problèmes de l'époque qui, adoptant la méthode marxiste d'investigation expérimentale, juge les événements du présent en fonction de ceux qui ont précédé, maintient entre eux la relation de cause à effet, suit leur mouvement dialectique et arrive ainsi à pouvoir dégager leur tendance dominante. Inspirée de cette notion fondamentale que la lutte des classes est la force motrice de l'Histoire, l'analyse marxiste se sert de ce fil conducteur pour découvrir que chacun des phénomènes extérieurs de la société capitaliste n'est que le reflet des modifications, moins apparentes, intervenant dans le rapport des forces entre les classes. Voilà une conception que nos maîtres Marx, Engels, Lénine ont toujours eu à l'esprit lorsqu'ils passaient les faits au crible de leur critique. Et il ne peut être question de la réviser alors que parallèlement au développement des forces productives et des contradictions de la production bourgeoise, l'antagonisme des classes s'est simplifié au point d'opposer d'une manière décisive les deux classes fondamentales divisant la société capitaliste : la bourgeoisie et le prolétariat, c'est-à-dire les deux pôles d'attraction de l'évolution historique.

On pourra objecter qu'il s'agit ici d'un schéma arbitraire, que la réalité est bien plus complexe, qu'on ne peut faire abstraction des contrastes entre Etats capitalistes, que c'est s'aveugler que de vouloir tout juger d'après le critère de la lutte des classes, etc, etc… Mais n'est-ce pas pure vanité que de vouloir contester que les manifestations du déclin capitaliste confirment avec éclat l'affirmation centrale du marxisme et du Manifeste Communiste soulignant que l'histoire des sociétés n'est que l'histoire des luttes de classes… que ce sont celles-ci, en dernière analyse, qui expliquent tous les événements.

Bien sûr, il n'y a pas que les contrastes de classe qui agitent la Société bourgeoise, il y a aussi ceux opposant les Nations capitalistes. Mais peuvent-ils, les uns et les autres, être placés sur le même plan ? N'est ce pas en fin de compte le conflit irréductible entre la Bourgeoisie et le Prolétariat qui est décisif par rapport à celui qui divise une de ces deux classes : la Bourgeoisie ?

Le Prolétariat n'a-t-il pas mille fois raison de concentrer son attention sur la lutte qui l'oppose à sa propre bourgeoisie en particulier et à la bourgeoisie mondiale, en général, plutôt que sur l'antagonisme qui met aux prises l'Etat qui l'opprime, avec d'autres Etats capitalistes, en vue du partage de la plus-value totale ? N'est-ce pas l'exploitation bourgeoise, c'est-à-dire la nouvelle division des classes surgie du Féodalisme, qui crée la plus-value, fonde les Nations, développe les batailles entre capitalistes pour la répartition de la plus-value, engendre les guerres nationales, coloniales, impérialistes. En réalité, la guerre impérialiste est contrepartie de la Révolution dans l'évolution capitaliste décadente. Comme la Révolution, elle représente une manifestation gigantesque de la lutte des classes. Et il est vain de prétexter que parce qu'elle prend l'aspect d'un conflit entre Nations, la cause essentielle de la guerre impérialiste réside en l'existence de ces Nations, et non pas en l'existence de la production bourgeoise, conformément au critère marxiste.

Mais d'autres preuves existent de la subordination des contrastes capitalistes aux contrastes de classe.

L'Histoire du Capitalisme n'abonde-t-elle pas en exemples où la Bourgeoisie internationale manifeste une solidarité d'airain, alors que pour mater les révoltes ouvrières elle parvient à dominer les intérêts particuliers qui la divisent. Souvenons-nous de la Commune de Paris contre laquelle s'exerça la 'fraternisation' des armées prussienne et républicaine. Et l'union des Démocraties et des Etats fascistes ne préside-t-elle pas aujourd'hui au massacre des prolétaires espagnols. Faire croire au prolétariat que les différenciations ente Bourgeoisies nationales, résultant des inégalités de leur développement de leurs ressources, peuvent être prépondérantes par rapport au problème de classe, ne pas mettre celui-ci en évidence, c'est, dans une époque où se joue le sort du Capitalisme, contribuer au maintien de sa domination parce que c'est lui permettre d'illusionner le Prolétariat, de souder celui-ci, par quelque formule démagogique à un programme fondamentalement opposé au programme de la Révolution, de le précipiter dans une ou l'autre aventure, comme la guerre antifasciste qui, pour ceux qui se piquent d'être révolutionnaires, ne sera pas une guerre capitaliste, bien que dirigée par l'Etat bourgeois, parce qu'elle n'oppose pas directement les Etats impérialistes et parce qu'elle pourrait représenter pour le Prolétariat -tout comme les luttes nationales d'émancipation d'antan- une étape de sa marche vers la Révolution.

Il est évident que depuis que s'est clos le premier cycle de guerre impérialiste en 1918, la marche de l'évolution a imprimé aux événements une nouvelle signification. Déjà le conflit de 1914/1918 a démontré qu'il ne pouvait résoudre le problème insoluble du marché capitaliste, puisqu'il exprimait précisément la révolte des forces productives enserrées dans l'étau de l'économie bourgeoise. La solution aux contradictions du système capitaliste ne pouvait être donnée par une nouvelle répartition des débouchés, mais par leur extension et encore, cette solution ne pouvait être que temporaire.

Or, si des Etats à structure identique avaient été obligés de s'affronter les armes à la main, c'est que l'ère des guerres spécifiquement coloniales était révolue, qu'il ne restait plus rien à 'civiliser', que les moindres coins retardataires du monde étaient asservis à la domination capitaliste. Rappelons comment Rosa Luxemburg caractérise ce stade de l'évolution historique : « … l'histoire d'où est née la guerre actuelle ne commence pas en juillet 1914, mais se prolonge à des décades dans le passé, jusqu'à l'instant où, fil par fil, avec la nécessité d'une loi naturelle, se noua, jusqu'à ce que le réseau épais de la politique impérialiste universelle eût enlacé les cinq parties du monde, une combinaison puissante de phénomènes, dont les racines atteignent aux profondeurs plutoniques du devenir économique, dont les branches extrêmes poussent dans le monde nouveau qui s'élève indistinctement dans l'aube, de phénomènes à la grandeur et à l'étendue desquels les notions de faute et de péché, de défense et d'attaque se dissipent comme des chimères... » (La Crise de la Démocratie Socialiste).

On pourrait objecter qu'il existe encore par exemple en Asie un immense réservoir d'acheteurs 'non capitalistes' ouvrant une large soupape à la crise du capitalisme et même des possibilités de développement des forces productives, si pas dans les métropoles au moins dans ces territoires à peine défrichés de Chine et des Indes anglaises. Et effectivement, l'impérialisme japonais a trouvé sur le continent asiatique un certain champ d'expansion qu'il n'a pas manqué d'exploiter parce que des circonstances historiques particulières lui ont permis de rompre le statu quo établi par les accords de Washington. Mais cet aspect contingent de l'évolution capitaliste cadre parfaitement avec la décadence du système bourgeois de production.

En fait ce qui attire le Capitalisme, ce ne sont pas les candidats consommateurs, mais les possibilités de réaliser (c'est-à-dire de transformer en or) avec un minimum de sécurité, la plus-value créée essentiellement dans les métropoles par un prolétariat industriel puissamment développé et concentré. Sinon on ne s'expliquerait ni le chômage technique qui, avant la 'reprise' que nous caractériserons plus loin, atteignait jusqu'à 75 % de la capacité productive (Etats-Unis), ni les armées de chômeurs, ni les destructions de produits et de capitaux (dévaluation), ni l'arrêt des exportations de capitaux, ni l'anémie du commerce mondial qui persiste aujourd'hui, ni enfin le cours économique refluant vers le nationalisme économique et la désagrégation de la division mondiale du travail.

Quant au schéma suivant lequel le Capitalisme serait loin d'avoir achevé sa mission progressive puisqu'il existe encore de nombreuses économies pré-capitalistes et même naturelles où peuvent croître les forces productives, il est également démenti par la réalité : la bourgeoise métropolitaine, loin de favoriser l'industrialisation des territoires coloniaux, s'y oppose avec énergie et les accords de Washington –conclu après le traité de Versailles- visaient surtout cet objectif.

La guerre impérialiste est donc un phénomène spécifique de la phase de déclin de la société bourgeoise et représente un agent actif de sa décomposition, par opposition avec la guerre nationale qui propulsa incontestablement le développement capitaliste. On ne peut juger, en 1937, la véritable nature de la guerre impérialiste au moyen des critères que la connaissance historique mettait à la portée des marxistes il y a un quart de siècle. Certes, dans leur formulation générale, les définitions de la guerre impérialiste données par Lénine et la résolution de la gauche de Zimmerwald restent justes, mais elles doivent être complétées aujourd'hui : la guerre impérialiste est évidemment un produit de la croissance gigantesque des forces productives, mais il faut ajouter qu'elle explose lorsque ces forces entrées en un conflit irréductible avec la nature bourgeoise de la production, ne peuvent plus se développer et, par conséquent, tombent en décadence. C'est parce que ce phénomène de reflux pose objectivement le problème du socialisme, c'est parce que l'évolution historique aboutit à la lutte décisive entre deux conceptions d'organisation de la société qui sont inconciliables, c'est parce que la survivance du Capitalisme n'est possible que par l'écrasement du prolétariat –protagoniste de la société nouvelle, c'est pour tout cela que l'antagonisme entre la Bourgeoisie et le Prolétariat devient l'axe des situations auquel se subordonnent tous les autres antagonismes même ceux opposant les Etats impérialistes.

La Bourgeoisie mondiale perçoit tout cela d'instinct, si pas au travers de la connaissance scientifique. Elle se rend fort bien compte que le mobile véritable, fondamental de la guerre ne peut plus être la conquête de nouveaux débouchés ou même une modification dans la répartition des marchés existants, parce qu'au dessus de ces objectifs s'impose le problème du maintien de sa domination de classe, que seule la défaite profonde du prolétariat révolutionnaire peut résoudre, au moins temporairement. La Bourgeoisie n'a pas d'autres 'choix' que la guerre (quelles qu'en soient les formes) pour essayer de survivre à son destin historique. Et encore, ce choix ne résulte-t-il pas de sa propre volonté, mais est-il dicté par la poussée incoercible des forces multiples accumulées par les contradictions capitalistes et au nombre desquelles les économies de guerre jouent un rôle de premier plan, comme nous le verrons.

Il n'y a que le Prolétariat qui puisse détruire la barrière élevée par le Capitalisme entre la production et la consommation. Lui seul, par la Révolution mondiale, peut assurer la société contre les crises et contre les guerres. Cela signifie que la Révolution prolétarienne ne peut surgir d'un processus automatique des forces économiques ni même du simple mouvement spontané de résistance que la classe ouvrière offre à l'attaque capitaliste, mais qu'elle résulte seulement de la capacité politique du prolétariat à réaliser sa mission progressive. Il faut encore marquer que le déclenchement d'une guerre impérialiste généralisée ne conduit pas inévitablement à l'effondrement total de la société capitaliste. La domination bourgeoise peut parfaitement subsister malgré l'ouverture de la phase de décomposition de cette société capitaliste : la guerre de 1914-1918 a engendré octobre 1917, mais la Bourgeoisie mondiale s'est maintenue au pouvoir parce que le prolétariat international n'a pas pu élargir la brèche ouverte dans l'édifice capitaliste par les ouvriers russes.

Pour compléter notre pensée, ajoutons, en reprenant les termes de notre déclaration de principes : « … que le Capitalisme pourrissant ne peut subsister qu'en dévorant sa propre substance, en provoquant des pertes énormes de travail accumulé (chômage des machines, destruction des produits, dévaluations monétaires) et de travail humain (chômage, utilisation pour la production de guerre, etc.) », en favorisant par conséquent la maturation de nouveaux cataclysmes parce que « les contrastes internes de la production bourgeoise ne trouvent plus d'autre issue que celle constituée d'une part, par la destruction massive des richesses productives qui, ayant dû refluer dans le cadre des économies de guerre, ont engendré leur propre négation, en se transformant en moyens de destruction ; d'autre part, par le massacre du prolétariat, vivante antithèse de la société capitaliste. »

Ici, il faut que nous expliquions clairement afin de réfuter l'argumentation de ceux qui ne font pas l'effort nécessaire pour au moins essayer de saisir le fond des conceptions qui les heurtent et qu'ils préfèrent entacher d'absurdité quand ils ne les déforment pas.[1]

Nous répétons qu'il est faux de croire que la Bourgeoisie veuille la guerre mondiale. Les événements qui ont accompagné et suivi la guerre d'Ethiopie ainsi que la situation internationale créée par la guerre d'Espagne, démontrent assez clairement, nous semble-t-il, que le Capitalisme réalise le maximum d'efforts pour éviter un conflit généralisé et que, entre autres, les Etats fascistes ne sont pas du tout réfractaires aux tentatives de compromis et de localisation ; mais on ne peut élever la 'volonté', ni les 'intentions' en critères décisifs. Ce sont les lois internes de la production bourgeoise et elles seules qui propulsent les facteurs économiques et la tension sociale qui doivent se déverser inévitablement dans la Guerre ou la Révolution.

Les tentatives du Capitalisme pour ralentir ou détourner le cours vers la guerre mondiale s'exercent parallèlement au développement des forces matérielles et politiques en vue du conflit. Phénomène qui n'est paradoxal que dans ses apparences : dans l'époque de décadence capitaliste, l'économique se subordonne au politique quant à la nécessaire adaptation qu'impose la sauvegarde de la domination bourgeoise, mais en même temps, l'effort d'adaptation est débordé par les contradictions du système. Autrement dit, l'adaptation se réalise dans la mesure où les forces productives refoulées du marché capitaliste peuvent se diriger vers la production de guerre.

Le Capitalisme, tout en essayant de remonter le courant qui dirige la société vers la guerre, créée les forces motrices de ce courant, contradiction que seul le prolétariat peut combler par la Révolution orientant les richesses créées par lui vers leur débouché naturel : les besoins.

Déjà, il y a trente ans, Rosa Luxemburg, dans une vision prophétique, décelait la fonction nouvelle qu'acquérait l'économie de guerre : « … le caractère spécifique du militarisme actuel, c'est premièrement son développement général dans tous les pays, pour ainsi dire, par l'effet d'une force motrice propre, interne, mécanique (c'est nous qui soulignons, NDLR), phénomène qui était complètement inconnu il y a quelques décades. En outre, le caractère inévitable, fatal, de l'explosion prochaine entre les Etats intéressés, malgré l'indécision complète du motif de l'objet du conflit et de toutes les autres circonstances (nous soulignons NDLR). De moteur au développement capitaliste, le militarisme lui aussi est devenu une maladie capitaliste. » (Réforme et Révolution).

Cette "maladie" ne s'est elle pas développée depuis au point qu'aujourd'hui, dans certains pays comme l'Allemagne, l'Italie et même la Russie, elle absorbe la quasi totalité des activités sociales ? La clef de la 'reprise' économique qui se poursuit depuis quelques années n'est elle pas à rechercher dans l'accroissement de cette production négative en vue de la destruction qui se substitue à la déficience définitive des marchés ?

Les faits répondent affirmativement. Que les contrastes impérialistes réagissent à leur tour sur l'accélération du rythme des armements, c'est incontestable. Mais c'est la loi de fonctionnement du système capitaliste qui, en dernière analyse, constitue le facteur décisif. On dit couramment que la fonction créée l'organe : dans les limites d'un marché non extensible, il faut que le mécanisme capitaliste fonctionne avec profit ; de là l'accroissance de l'économie de guerre. Mais par une sorte de choc en retour, l'organe crée la fonction : la multiplication des économies de guerre propulse aussi les forces qui se déchaîneront inévitablement dans la guerre généralisée si le prolétariat est impuissant à opposer à ce cours sa propre solution : la Révolution.

Lorsqu'on confronte la période précédant la première guerre impérialiste avec celle que nous vivons, on est frappé de la grande différenciation du rapport de classe exprimé par chacune d'elles : c'est seulement en 1914, au moment où le conflit se déclenche, que l'Union Sacrée se réalise effectivement au sein des nations belligérantes, pour se renforcer progressivement, en même temps que l'appareil de guerre, à mesure que le carnage s'approfondit. A présent, existe le phénomène inverse : l'Union Sacrée est forgée non dans la fièvre guerrière, mais au cours de la phase de stabilisation 'pacifique' du capitalisme ; mais tandis qu'elle tend déjà à 's'user', l'adaptation du mécanisme social aux besoins de la guerre se poursuit, s'accélère même au point qu'on peut constater que dans certains secteurs (Allemagne, Italie, Russie) elle est au moins aussi effective qu'à la fin du conflit de 1914/1918.

En réalité, ce contraste capital entre les deux époques révèle leur différence de nature –l'une exprimant le 'chant du cygne' du capitalisme, l'autre sa crise de déclin- qu'accuse surtout l'approfondissement des antagonismes de classe.

Sous le choc d'Octobre 1917, la bourgeoisie mondiale comprit que son régime était en jeu, qu'il lui fallait concentrer l'ensemble de ses forces politique, économique, militaire, policière, idéologique, pour barrer la route au prolétariat révolutionnaire. D'où cette solidarité de classe des 'ennemis impérialistes' qui se manifeste avec continuité jusqu'à ce jour et contribua à écraser sous la botte du fascisme les ouvriers d'Italie, d'Allemagne et d'Autriche, d'asservir 'démocratiquement' ceux de France, de Belgique, d'Angleterre et d'ailleurs, d'assassiner sous le drapeau d'Union sacrée de l'antifascisme ceux d'Espagne, enfin, de transformer l'Etat soviétique 'bastion avancé du prolétariat mondial' en le plus tranchant instrument de contre-révolution que le capitalisme soit parvenu à créer. Ainsi, en assurant son équilibre politique, il conditionnait l'équilibre relatif de son système d'exploitation condamné par l'évolution historique. Puisque ses ressources économiques avaient considérablement décru, il avait du puiser dans son arsenal politique et répressif les armes de victoire sur le prolétariat. Cela explique la trahison des anciens partis communistes (après celle de la Social-Démocratie en 1914) avant l'irruption de la guerre impérialiste, de même que les programmes les plus variés d'Union Sacrée qui ont pu jusqu'ici canaliser les remous de la classe.

Mais si la Bourgeoisie mondiale avait trouvé pour un temps une issue à sa crise historique, elle ne pouvait trouver de solution définitive aux contradictions de son système. A mesure qu'elle résolvait le problèmes politiques et de classe elle ranimait les contrastes impérialistes et voyait se désagréger le compromis fondé sur Versailles et Washington : expansionnisme japonais après la sanglante défaite du prolétariat chinois ; première poussée en Ethiopie de l'Impérialisme italien aux abois. Après l'instauration du fascisme en Allemagne engendré par les défaites prolétariennes de 1919 et 1923, s'ouvrait la phase de répudiation ouverte du 'Diktat' de Versailles : service militaire obligatoire, militarisation de la Rhénanie, rupture de Locarno, plan de quatre ans ; enfin entrée des 'Démocraties' dans le cycle de préparation intensif à la guerre.

L'activité diplomatique évoluait parallèlement. Après l'abandon de la politique du 'désarmement', celle de la 'sécurité collective' axée sur la SDN, chancela sous les coups de l'Impérialisme japonais au Mandchoukuo et du conflit italo-éthiopien. En réalité, le Capitalisme international ne peut plus opposer que des expédients, une politique à la 'petite semaine', à la complexité extrême des antagonismes sociaux et inter-capitalistes reflétant la phase décadente : les 'gentlemen agreements', les pactes régionaux bi-latéraux tendent à se substituer au statut territorial et politique édifié après 1918. En réalité, les 'axes' sont instables, les équilibres sont à tout moment remis en question, la formule de la SDN est dépassée par les événements.

Un fait est incontestable : la rupture du Traité de Versailles et du statu quo territorial en Afrique et en Asie a pu se produire sans qu'il en résultât une guerre mondiale. C'est là évidemment un résultat appréciable pour la Bourgeoisie. Mais faut-il en déduire que la démonstration est ainsi faite qu'il existe pour le Capitalisme des possibilités historiques d'assurer l'équilibre de son évolution ? Non seulement les bases du système bourgeois mais le cours même des événements infirment semblable hypothèse. En dépit des efforts conjugués des Etats capitalistes pour écarter la guerre généralisée, les facteurs politiques et économiques de son éclosion subsistent : il est vrai que si l'organisation des économies de guerre se poursuit, l'Union Sacrée, en s'usant, paraît devoir ouvrir une situation d'extrême tension sociale à l'échelle mondiale, dont les prodromes se sont déjà manifestés en France, en Belgique, en Espagne, aux Etats-Unis, par de puissantes effervescences prolétariennes. Déjà nous assistons à un croisement de la politique du Capitalisme visant à la localisation des foyers de guerre avec des sursauts du prolétariat cherchant son chemin de classe au feu de ses batailles revendicatives.

A la veille de la catastrophe de 1914, nous avons vu surgir pareillement de puissants mouvements de classe aux quatre coins de l'Europe ; mais c'était dans une phase historique où les antagonismes sociaux n'atteignaient pas de loin leur niveau actuel.

Aujourd'hui, peut-on supposer qu'en dépit de la puissance politique de la Bourgeoisie, les situations ont déjà suffisamment mûri pour que, sans guerre mondiale, l'appareil capitaliste puisse être menacé de dislocation sous la poussée des explosions de classe, comme ce fut le cas en 1917/1918 ? Pour raffermir cette hypothèse, on pourrait être tenté d'alléguer que déjà se sont révélées certaines manifestations de la guerre impérialiste, comme le conflit italo-éthiopien, la guerre en Espagne, qui ont considérablement élevé la température internationale et accru les contradictions de la Société capitaliste. Par contre, il faut bien enregistrer que la Bourgeoisie parvient encore à faire face aux conflits de classe, éclatant en ordre dispersé, parce qu'elle n'a pas à affronter en même temps la coalition des forces déchaînées de la guerre. Au surplus, la croissance de la conscience révolutionnaire du prolétariat peut fort bien être entravée par les capacités de manoeuvre que la Bourgeoisie retire actuellement d'un certain équilibre réalisé au sein de son économie avec le concours de la production de guerre, capacités qui lui donnent la possibilité de lier les revendications des ouvriers à leur incorporation à l'Etat capitaliste. A ce danger, le Prolétariat doit opposer sa conviction profonde que dans le cadre de la décadence capitaliste une amélioration de son sort n'est possible temporairement que parce qu'elle contribue à le précipiter dans le gouffre de la guerre.

La Société capitaliste est à un tournant décisif. Il est difficile d'affirmer si elle s'oriente définitivement vers la guerre mondiale, ou bien si des perspectives s'ouvrent pour un développement de la lutte des classes orienté vers la Révolution.

Aux fractions de gauche revient la tâche de projeter de la clarté dans le cerveau des ouvriers. C'est seulement avec des critères de classe qu'elles forgeront les directives qui sauveront le prolétariat de tous les guet-apens de l'ennemi capitaliste et le mèneront dans la voie de sa propre lutte autonome pour la Révolution sous la direction de son parti de classe.

Communisme n° 3 (15 juin 1937)


Notes

[Note 1] Consulter à ce sujet le Bulletin de la Ligue des Communistes Internationalistes. N° de juin 1937, p. 11 et 12).


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