Internationalisme (GCF) - N° 5 - Juillet 1945 Retour 

CONTROVERSE AVEC LA FRACTION ITALIENNE

La fraction italienne vient de faire paraître (15 juin) son bulletin international de discussion n° 8. Ce bulletin, presqu'entièrement consacré aux divergences avec notre fraction, nécessitera des réponses plus détaillées que nous comptons faire dans nos prochains Internationalisme.

Un des articles, intitulé "Le néo-trotskisme dans la fraction française de la GC", reproduit un article de la CE de FI paru dans le bulletin intérieur et qui répondait à notre proposition d'un tract commun avec les CR et RKD à l'occasion du 1er mai. Dans cet article réponse, deux questions distinctes sont malencontreusement mélangées. Nous avons fait deux propositions bien nettes. L'une ayant pour but l'action commune immédiate pour le 1er mai, l'autre ayant en vue d'ouvrir une discussion plus large, plus générale sur l'intérêt, les possibilités et la nécessité existante d'une éventuelle convocation d'une conférence internationale entre les divers groupes révolutionnaires et sur les critères politiques délimitatifs devant servir de cadre à cette conférence qui ne pouvait avoir comme objectif qu'une prise de contact et l'établissement de relations, d'informations et de confrontation politique organisées entre les divers groupes.

Un lien évident existe entre les deux propositions ; mais cela ne les rend nullement identiques. Un lien existe aussi entre deux notes de musiques mais ce serait un fameux musicien celui qui identifierait le "do" avec le "la". En mélangeant les deux questions, la FI n'a fait qu'obscurcir chacune d'elles et les deux ensemble.

Dans Internationalisme n° 2 et 3 nous avons discuté l'idée d'une conférence. Ce débat est loin d'être clos. Il existe, à notre avis, un très grand intérêt à ce que ce débat se poursuive et à ce que chaque militant, chaque groupe prenne position publiquement. Pour notre part, nous invitons tous les camarades de notre fraction à prendre part à cette discussion dans Internationalisme. Sur la première proposition que nous avons faite, proposition limitée à un tract en commun pour le 1er mai, la GE de la FI a prétendu d'abord ne pas pouvoir se prononcer et a prétendu nécessaire de se référer à toute l'organisation 1.

Par la suite, et cette fois-ci en se passant de la consultation générale préalable, la CE de la FI repoussera politiquement cette proposition. La discussion surgi sur ce point sur la possibilité d'action commune n'a pas seulement un intérêt contingent momentané et passé. Sous d'autres aspects, elle ressurgira à nouveau, dans d'autres lieux et d'autres circonstances. C'est parce qu'il garde un intérêt général que nous publions ici, sur sa demande, un article de discussion d'un camarade paru, en son temps, dans le bulletin intérieur de la FI.

POUR UN TRACT COMMUN LE 1er MAI

La fraction française nous a proposé de faire un tract pour le 1er mai en commun avec les groupes RKD et CR. Face aux hurlements sanguinaires du capitalisme mondial - aidé par tous les partis et groupes soi-disant ouvriers qui se livrent en ce moment, en Allemagne, à une orgie de sang, non pas pour abattre un impérialisme antagonique mais pour noyer dans un océan de sang la révolution naissante -, la fraction française a proposé aux groupes révolutionnaires de se joindre aux fractions de la Gauche Communiste pour appeler le prolétariat international à la lutte et à la solidarité internationales de classe pour l'assaut révolutionnaire.

La CE de notre fraction, fidèle à elle-même, a répondu par un refus.

Nous ne nous arrêterons pas sur les lieux communs qui ont servi d'arguments sur lesquels nous avons répondus en détails dans un numéro précédent de notre Bulletin intérieur quand il s'est agi de la rupture avec les RKD.

Voyons les arguments nouveaux pour justifier ce refus :

1- les RKD ont repoussé la proposition antérieure qui leur était faite d'une réunion commune aux organisations pour une discussion sur la situation allemande. Il est vrai que les RKD n'ont pas accepté notre proposition antérieure ; mais est-ce là une raison suffisante pour se refuser dorénavant à toute action comme si cela est politiquement justifié et pratiquement possible ? ce serait là obéir à un mobile moral, de susceptibilité chatouilleuse, d'amour propre offensé au lieu de guider notre attitude d'après une ligne de conduite politique. Encore faut-il être honnête et dire que les RKD n'ont pas refusé en principe une réunion de discussion, mais d'après leur conception de conspiration ils ont estimé impossible de faire une réunion à laquelle assisteraient tous les membres des organisations. Il est de leur droit, même si nous sommes persuadés qu'ils sont dans l'erreur, d'avoir sur ce point un avis contraire au nôtre. Il n'en a pas fallu plus pour que notre CE jubile triomphalement. Ne pas faire des réunions de discussions et de confrontations avec les RKD et faire retomber la faute sur eux, c'est une double victoire. Rappelons toutefois que les RKD ont fait une autre proposition de réunion de discussion avec participation d'un nombre limité de camarades de chaque organisation. Cette proposition fut évidemment repoussée par notre CE et ainsi on a obtenu le résultat recherché et escompté.

Invoquer partiellement ces faits pour justifier le refus d'un tract commun pour le 1er mai, c'est d'abord dénaturer les faits et ensuite se servir d'un mauvais prétexte pour une mauvaise cause.

2- le second argument est que signer un appel à l'occasion du 1er mai contre la guerre impérialiste et la massacre de la révolution allemande, c'est faire un front unique.

Rappelons de suite qu'il y a un an, alors que la situation était bien moins brûlante que maintenant, nous étions saisis d'une proposition analogue d'un tract commun pour le 1er mai par les RKD. Aucune objection de principe ne s'était élevée parmi nous. C'est en considération de la situation de crise politique dans laquelle vivait l'organisation que nous avons (à regret, il faut le dire) cru impossible de nous engager à signer ce tract. Aujourd'hui la situation politique, quoique pas très brillante, de l'organisation est bien plus nette. Et l'intérêt qu'il y aurait à faire entendre la voix du prolétariat révolutionnaire contre le massacre en Allemagne est des plus grands.

Qu'on ne nous rétorque pas les "entorses aux principes" et le "front unique".

Le front unique, tel qu'il a été défini au 3ème congrès et que la fraction a rejeté, consistait dans un accord politique sur une plateforme minima entre des partis qui, bien que se réclamant du prolétariat, représentaient en réalité l'un le prolétariat, l'autre la bourgeoisie. C'est après avoir nettement défini le parti socialiste comme un parti de la bourgeoisie que l'IC préconisait un front unique avec ce parti, ce qui équivalait à faire un front unique entre deux classes antagoniques. Quel était donc le but de l'IC dans cette tactique ?

En mettant comme base commune du front unique les revendications incluses démagogiquement dans la plateforme du parti socialiste, l'IC comptait forcer les partis socialistes à lutter effectivement pour la défense de ces revendications ou se démasquer aux yeux des ouvriers qui gardaient encore des illusions. Les communistes – qui, eux, n'avaient aucune illusion sur les partis socialistes – comptaient surtout, par cette tactique, les démasquer et arracher les masses ouvrières de leur influence. Mais, dans l'application de cette tactique "ingénieuse", les PC n'ont enfermé personne d'autre qu'eux-mêmes. Ce que les masses ont vu et retenu dans cette "manœuvre" n'était pas la non-volonté de lutte des traîtres mais bien l'identité des mots d'ordre de propagande dont se réclament les socialistes et les communistes, c'est-à-dire le programme réformiste, tandis que les communistes estompaient leur programme révolutionnaire propre. D'autre part, la poursuite de la réalisation du front unique s'est transformée d'un moyen de démasquer l'adversaire en un but recherché en soi. Voilà l'essence de la tactique du front unique et la raison pour laquelle nous la repoussons.

Mais il n'y a rien de commun entre le front unique des organisations représentant des programmes de classes différentes et l'action commune entre groupes luttant et œuvrant pour la victoire de la même classe. C'est de ce critère que découle notre position du front unique syndical, qui n'est rien d'autre que l'action commune garantie de garder son caractère de classe par le terrain de classe nettement limité sur lequel elle est donnée : le terrain syndical.

Une action commune par exemple entre le PC et une organisation comme les tribunistes hollandais ou le KAPD ne signifierait pas un front unique et nous ne le rejetterons pas à priori par principe. Nous tiendrons compte concrètement de la situation, de l'objectif et de l'intérêt de classe pour accepter ou rejeter une telle action.

Assimiler l'action commune au front unique, les confondre en un tout et s'opposer en général, en bloc, par principe, c'est hisser l'auto-isolement en "principe des principes", c'est remplacer l'intransigeance politique par une rigidité de secte. C'est ne rien comprendre à l'action politique vivante et n'être qu'une école de doctrinaires ennuyeux et morts.

Quelle est la situation concrète que nous vivons ?

Il n'y a pas de période dans l'histoire du mouvement ouvrier dont une analogie avec la nôtre puisse être établie. Jamais encore le mouvement ouvrier n'a connu une telle dissolution de sa conscience, comme il l'a connue à la suite de la longue période de dégénérescence de l'IC.

La réaction prolétarienne, au sein de l'IC et les PC, cristallisée autour des différents groupes de l'opposition, a fini par être résorbée et dévoyée au cours de la terrible période noire de reflux du prolétariat, allant de 1932 jusqu'à l'éclatement de la guerre. Au cours de cette période, ces divers groupes ont sombré les uns après les autres pour être définitivement liquidés par la guerre impérialiste. Le courant de la Gauche Communiste, dont notre fraction a donné naissance, est le seul qui a subsisté, mais non sans avoir lui-même connu et ressenti le souffle dévastateur. La scission de notre fraction à la suite de la guerre espagnole, la fausse analyse et perspective à la veille de la guerre, son absence politique et organisationnelle en Italie durant les événements révolutionnaires de 1943, les positions prises par Bordiga et d'autres vieux membres de la fraction en Italie, les théories de l'économie de guerre de Vercesi sont autant de manifestations du désarroi régnant dans le prolétariat et ayant ravagé son avant-garde. Si, malgré tout cela, notre fraction a survécu et subsisté à cette situation, prouvant la vitalité et la solidité de ses fondements programmatiques, elle se trouve toutefois extrêmement affaiblie et réduite. Depuis des années, elle s'est trouvée, par la pression extérieure et par des erreurs intérieures, absolument isolée de la classe.

Parallèlement à cet état, la situation objective de la guerre devait donner naissance à une rupture du cours précédent et a présidé au réveil lent mais inexorable de la conscience et de la volonté de lutte des ouvriers et des militants.

Un processus en sens inverse de la période précédente devait se faire jour au sein du prolétariat.

Notre extrême isolement et notre impuissance a fait que nous n'avons pas été le pôle d'attraction de ces énergies révolutionnaires surgissantes.

L'expérience a démontré que là où nous existions, même à l'état de faiblesse extrême, ces énergies révolutionnaires devaient trouver autour de nous le terrain politique favorable à leur organisation. Très édifiant est la discussion passionnée et violente entre les deux conceptions qui se sont affrontées dans notre fraction lors de la formation du premier noyau français dans le Midi. Soit dit en passant que si le noyau est né, s'il s'est développé en la fraction française actuelle, cela est dû au triomphe dans notre organisation de la conception du travail orienté vers la canalisation, les regroupements des énergies révolutionnaires isolées surgissant de par la situation objective.

Mais si notre organisation et le noyau français avec nous n'ont pas su ou n'ont pas pu suivre ce travail de polarisation des énergies révolutionnaires, les conditions objectives continuaient néanmoins à faire surgir ces énergies. Des éléments communistes révolutionnaires, rompant avec la guerre impérialiste, avec la défense de l'URSS, se plaçant sur le terrain de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, ont surgi de ci de là, formant des groupes indiscutablement révolutionnaires. De tous ces groupes, nous n'en connaissons que deux jusqu'à présent : le groupe des Communistes Révolutionnaires Allemands et le groupe des Communistes Révolutionnaires de France. Il n'est pas exclu et même probable que d'autres groupes similaires existent dans les pays. Ces groupes et les militants qui les composent, pour la plupart très jeunes, ignorent complètement notre existence et encore plus nos positions programmatiques.

C'est notre attitude envers ces groupes qui est en question. Ces groupes n'ont pas passé par notre expérience ; l'horizon de leur vision de l'expérience du passé est forcément réduit ; leur position programmatique non achevée, en voie d'élaboration, n'est certes pas nette quoi qu'ils en pensent eux-mêmes. Mais ce sont des éléments indiscutablement révolutionnaires , en évolution vers le programme communiste (comme nous l'entendons). Quelle va être notre attitude à l'égard de ces groupes, la position négative consistant à œuvrer purement et simplement à leur destruction ? Ou bien, au travers des discussions, toujours essayer de dégager ces éléments et groupes des positions confuses et inachevées, rechercher sans cesse, par la discussion, de pousser à l'évolution des camarades vers des positions de la Gauche Communiste et, chaque fois que se présentera un intérêt et sera possible, faire des actions communes révolutionnaires ? La pire solution est celle du doctrinaire ayant une haute idée de suffisance et qui consiste dans l'indifférence hautaine de l'observateur. C'est celle des camarades de la CE.

Un révolutionnaire n'est jamais indifférent à l'existence des groupes politiques. Il les détruit ou il les assimile.

Demander à ces groupes de partager toutes nos positions comme condition préalable de tout contact et de toute action commune avec eux, c'est leur demander d'être nous-même, d'être membre de la Gauche Communiste ou bien d'agir, d'œuvrer pour qu'ils le deviennent.

Dans le cours révolutionnaire, la transformation des fractions en parti verra la fraction résorber les éléments révolutionnaires de ces groupes et leur liquidation en tant que tels ; mais c'est là un processus dont nous ne pouvons pas fixer à priori les délais et dont la liquidation totale, absolue de ces groupes révolutionnaires n'est nullement, forcément et définitivement assurée. La fraction ne pose pas des exigences à l'histoire et des ultimatums au mouvement ouvrier. La fraction agit, intervient dans la réalité telle qu'elle existe et tend, par son action politique, à la faire évoluer dans son sens.

L'apparition, la formation des groupes révolutionnaires est actuellement un fait et c'est avec ce fait que nous devons compter et agir en tenant compte de ce fait au lieu de l'ignorer. Agir aussi c'est discerner la tendance de chaque groupe, de l'orientation qu'il emprunte et c'est établir notre attitude politique en correspondance avec cet examen.

Voilà pourquoi la FF a eu raison de poser non dans le vague, dans l'abstrait, en soi, un principe "pour ou contre l'action commune", mais d'établir des critères politiques de délimitation, de discrimination permettant de voir les groupes sous un jour politique concret.

Ceux qui partent en guerre contre l'action commune au nom d'un "principe" valable en général pour tous les temps, envers tous les groupes, sous toutes les formes auront bien du mal à accorder "leur principe" sauveur avec les enseignements de l'expérience du mouvement ouvrier. Faut-il rejeter à posteriori ces expériences positives et déclarer inacceptables, comme une "entorse aux principes", les actions communes de la fraction bolchevik avec d'autres groupes lors de la guerre 1914-18 ? Faut-il déclarer ces expériences, contre toute évidence, comme des résultats négatifs pour la seule raison qu'un soi-disant "principe" le veut ainsi ?

S'opposer en principe à toute rencontre, à toute action commune avec n'importe quel groupe c'est déclarer comme une "erreur de principe" la déclaration signée par les bolcheviks à la conférence de Zimmerwald. La différence, le décalage qui existaient entre les positions des bolcheviks et celles des autres groupes participant à Zimmerwald étaient autrement plus grand que ceux existant entre nous et les RKD, même en tenant compte de la différence des deux époques historiques. C'est à tort qu'on tentera de justifier une nouvelle attitude de principe en recourant à l'argument d'une nouvelle période historique par la révolution de 1917, la dégénérescence de l'IC. Notre fraction, après l'exclusion de l'IC, participait à des actions communes avec des groupes oppositionnels et adhérait au secrétariat international de l'Opposition de Gauche.

Après la liquidation de l'Opposition de Gauche par son unification avec des courants de la 2ème Internationale, notre fraction a pris l'initiative de proposer à la Gauche Communiste allemande et à l'Union Communiste de France la formation d'un bureau international d'information et la publication d'une revue internationale de discussion. Par la suite, notre fraction a collaboré jusqu'à la guerre espagnole avec la Ligue des Communistes Internationalistes de Belgique.

Comme nous voyons, c'est à tort qu'on voudrait se référer à une position de principe qui n'existe pas et nous avons la ferme conviction qu'en défendant la possibilité des actions communes, dans certaines occasions précises, avec des groupes tels que les RKD et les CR, nous ne faisons que continuer la tradition d'une politique qui a été celle des bolcheviks et de notre fraction dans le passé.

M (le 20 avril 1945)


Note:

1Nous ne croyons pas que c'était un scrupule de "démocratie" qui a déterminé cette 1ère proposition. Une large consultation ne pouvant se faire dans le délai de quelques jours qui restait pour l'application pratique, cela signifiait le rejet effectif, pour des raisons politiques, de cette proposition sous le camouflage de la "démocratie".


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