Internationalisme (GCF) - N° 25 - Août 1947 | Retour |
Ce n'est pas nouveau en politique qu'un groupe change radicalement ses façons de voir et d'agir en devenant une grande organisation, un parti de masses. On peut citer maints exemples de telles métamorphoses. On pourrait, avec raison, l'appliquer également, en partie tout au moins, au parti bolchevik après la révolution. Mais ce qui frappe pour le PCI d'Italie, c'est la rapidité surprenante avec laquelle l'esprit de ses principaux dirigeants a subi ce changement. Et cela est d'autant plus surprenant que, somme toute, le parti italien représente, aussi bien numériquement que fonctionnellement, tout au plus une fraction élargie.
Comment expliquer alors ce changement ?
Par exemple : le parti communiste italien, à sa fondation, animé par la direction de la gauche et par Bordiga, a toujours été l'enfant terrible dans l'IC, ne reconnaissant pas la soumission "a priori" à l'autorité absolue des chefs, même de ceux envers qui il portait la plus grande estime. Le PC d'Italie entendait discuter librement et combattre, s'il le fallait, toute position politique qu'il ne partageait pas. Dès la fondation de l'IC, la fraction de Bordiga se trouvera, sur bien des points, en opposition et exprimera ouvertement ses désaccords avec Lénine (Bordiga au deuxième congrès). Personne ne songeait alors à contester ce droit de libre discussion et il ne serait venu à personne de voir en cela une atteinte à l'autorité des "chefs".
Peut-être que des hommes aussi veules et serviles que Cachin pouvaient, dans leur for intérieur, en être scandalisés, mais ils n'osaient même pas le montrer ; mieux que ça, la discussion n'était même pas considérée comme un droit mais comme un DEVOIR, comme l'unique moyen permettant, par la confrontation des idées et l'étude, l'élaboration des positions programmatiques et politiques courantes nécessaire pour l'action révolutionnaire.
Lénine écrivait : "Il est du devoir des militants communistes de vérifier par eux-mêmes les résolutions des instances supérieures du parti ; celui qui, en politique, croit sur parole est un indécrottable idiot."
Et on sait quel mépris Lénine mettait dans ces termes d'"indécrottable idiot". Sans cesse Lénine insistait sur la nécessité de l'éducation politique des militants. Apprendre, comprendre ne peut se faire que par la libre discussion, par la confrontation générale des idées par l'ensemble des militants sans exception. Ce n'est pas là simplement une question de pédagogie mais une condition première de l'élaboration politique, de la marche en avant du mouvement de l'émancipation du prolétariat.
Après la victoire du stalinisme et l'exclusion de la gauche de l'IC, la fraction italienne n'a cessé de combattre le mythe du chef infaillible et, face à Trotsky, réclamait, dans l'opposition de gauche, le plus grand effort dans le réexamen critique des positions passées et la recherche théorique par la plus large discussion des problèmes nouveaux. La fraction italienne a fourni cet effort avant la guerre. Elle n'a cependant pas prétendu avoir résolu tous les problèmes et se trouva elle-même, comme on le sait, très divisée sur des questions de première importance.
Or, on doit constater que toutes ces bonnes dispositions et traditions se sont évanouies avec la constitution du parti. Le PCI est actuellement le groupement où la discussion théorique et politique est la moins existante. La guerre, l'après-guerre ont soulevé une somme de problèmes nouveaux. Aucun de ces problèmes n'a été et n'est abordé dans les rangs du parti italien. Il suffit de lire les écrits et journaux du parti pour se rendre compte de leur extrême pauvreté théorique. Quand on lit le procès-verbal de la conférence constitutive du parti, on se demande si cette conférence a eu lieu en 1946 ou en 1926. Et un des dirigeants du parti, si nous ne nous trompons pas c'était le camarade Damen, avait raison de dire que le parti reprenait et repartait des positions de… 1925. Mais ce qui, pour lui, représente la force (les positions de 1925), exprime, on ne peut mieux, le terrible retard théorique et politique, souligne précisément l'extrême faiblisse du parti.
Aucune période dans l'histoire du mouvement ouvrier n'a tant bouleversé les données acquises et posé tant de nouveaux problèmes que cette période, relativement courte, de 20 ans, entre 1927 et 1947 ; pas même la période, pourtant si mouvementée de 1905 à 1925. La plus grande partie des thèses fondamentales qui étaient à la base de l'IC ont vieilli et sont périmées. Les positions sur la question coloniale, nationale, sur la tactique, sur les syndicats, le parti et ses rapports avec la classe sont à réviser radicalement. D'autre part, la réponse est à donner aux questions de l'État après la révolution, la dictature du prolétariat, sur les caractères du capitalisme décadent, sur le fascisme, sur le capitalisme d'État, sur la guerre impérialiste permanente, sur les nouvelles formes de lutte et d'organisation unitaire de la classe. Autant de problèmes que l'IC a à peine entrevus et abordés et qui sont apparus après la dégénérescence de l'IC.
Quand, devant l'immensité de ces problèmes, on lit les interventions à la conférence de Turin où on a répété, comme des litanies, les vieilles positions de Lénine de "La maladie infantile du communisme" - déjà périmé à l'époque même où il l'a écrit -, quand on voit le parti reprendre, comme si rien ne s'était passé, les vieilles positions de 1924 de participation aux élections bourgeoises et de la lutte à l'intérieur des syndicats, on mesure tout le retard politique de ce parti et tout ce qu'il a à rattraper.
Et cependant, c'est ce parti - qui est, de loin, le plus en retard - répétons-le - par rapport aux travaux de la fraction d'avant-guerre - qui s'oppose le plus à toute discussion politique intérieure et publique. C'est dans ce parti où la vie idéologique est la plus terne.
Comment cela s'explique-t-il ?
L'explication nous a été donnée par un des dirigeants de ce parti ; dans une conversation qu'il a eue avec nous, il a dit : "Le parti italien est composé dans sa grande majorité d'éléments nouveaux, sans formation théorique et politiquement vierges. Les anciens militants eux-mêmes sont restés pendant 20 ans isolés, coupés de tout mouvement de la pensée. Dans l'état présent, les militants sont incapables d'aborder les problèmes de la théorie et de l'idéologie. La discussion ne ferait que troubler leurs vues et ferait plus de mal que de bien. Ils ont besoin pour le moment de marcher sur la terre ferme, serait-ce même les vieilles positions actuellement périmées mais déjà formulées et compréhensibles pour eux. Pour le moment il suffit de regrouper les volontés pour l'action. La solution des grands problèmes soulevés par l'expérience d'entre les deux guerres exige le calme de la réflexion. Seul un "grand cerveau" peut les aborder avec profit et donner la réponse qu'ils nécessitent. La discussion générale ne ferait qu'apporter de la confusion. Le travail idéologique n'est pas le fait de la masse des militants mais des individualités. Tant que ces individualités géniales n'auront pas surgi, on ne peut espérer avancer en idéologie. Marx, Lénine étaient ces individualités, ces génialités dans une période passée. Il faut attendre la venue d'un nouveau Marx. Nous, en Italie, sommes convaincus que Bordiga sera cette génialité. Ce dernier travaille actuellement sur une oeuvre d'ensemble qui contiendra la réponse aux problèmes qui tourmentent les militants de la classe ouvrière. Quand cette oeuvre paraîtra, les militants n'auront qu'à l'assimiler et le parti à aligner sa politique et son action sur ces nouvelles données."
Ce discours que nous reproduisons presque textuellement contient trois éléments. Premièrement, une constatation de fait : le bas niveau idéologique des membres du parti. Deuxièmement, le danger qui consisterait à ouvrir d'amples discussions dans le parti parce que ne pouvant que troubler les membres et disloquer ainsi leur cohésion. Et troisièmement, que la solution aux problèmes politiques nouveaux ne peut être QUE l'oeuvre d'un cerveau génial.
Sur le premier point, le camarade dirigeant a absolument raison, c'est là un fait incontestable. Mais cette constatation devrait inciter, croyons-nous, à poser la question de la valeur de ce parti. Que présente un tel parti pour la classe ? Que peut-il apporter à la classe ?
Nous avons vu la définition que donne Marx sur ce qui distingue les communistes de l'ensemble du prolétariat : leur conscience des fins générales du mouvement et les moyens pour y parvenir. Si les membres du parti italien ne présentent pas cette distinction, si leur niveau idéologique ne dépasse pas celui de l'ensemble du prolétariat, peut-on alors parler d'un parti communiste ?
Bordiga formulait justement l'essence du parti par un "corps de doctrine et une volonté d'action". Si ce corps de doctrine manque, mille regroupements ne forment pas encore le parti. Pour le devenir réellement, le PCI a pour première tâche la formation idéologique des cadres, c'est-à-dire le travail idéologique préalable pour pouvoir avoir un parti réel.
Ce n'est pas la pensée de notre dirigeant du PCI, qui estime au contraire qu'un tel travail n'est susceptible que de troubler la volonté d'action des membres. Que dire d'une telle pensée sinon qu'elle nous parait MONSTRUEUSE. Faut-il rappeler les remarquables passages du "Que faire" où Lénine cite Engels sur la nécessité de la lutte sur trois fronts : l'économique, le politique et le front idéologique ?
De tous les temps existaient ces socialistes qui craignaient que la discussion et la manifestation des divergences puissent troubler la bonne action des militants. Ce socialisme peut être appelé le SOCIALISME BORGNE ou le socialisme de l'ignorance.
Contre Weitling le chef reconnu, le jeune Marx fulminait en s'écriant : "Le prolétariat n'a pas besoin de l'ignorance !" Si la lutte des idées peut troubler l'action des militants, combien cela serait encore plus vrai pour l'ensemble du prolétariat ? Et alors c'en est fini du socialisme, à moins de professer que le socialisme c'est de l'ignorance. C'est là une conception d'église qui, elle aussi, craint de troubler les cerveaux de ces fidèles par trop de questions doctrinales.
Contrairement à l'affirmation que les militants ne peuvent agir que dans la certitude, fusse-t-elle même fondée sur des positions fausses, nous opposons qu'il n'y a pas de certitude mais un continuel dépassement des vérités. Seule l'action basée sur les données les plus récentes, en continuel enrichissement, est révolutionnaire ; par contre, l'action faite sur la base d'une vérité d'hier, mais déjà périmée aujourd'hui, est stérile et réactionnaire. On veut nourrir les membres de bonnes vérités certaines et absolues, alors que seules les vérités relatives contenant leur antithèse du doute donnent une synthèse révolutionnaire.
Si le doute et la controverse idéologique doivent troubler l'action des militants, on ne voit pas pourquoi cela serait un phénomène uniquement valable pour aujourd'hui. À chaque étape de la lutte, la nécessité surgit de dépasser les positions antérieures. À chaque moment, la vérification des idées acquises et celles des positions prises sont mises en doute. Nous serons donc placés dans un cercle vicieux : ou de réfléchir, de raisonner et, en conséquence, ne pas pouvoir agir, ou d'agir sans savoir si notre action repose sur un raisonnement réfléchi.
Belle conclusion à laquelle doit aboutir notre dirigeant du PCI, s'il était logique avec ses prémisses. C'est en tout cas l'idéalisation du type de "l'indécrottable idiot" contre lequel Lénine n'avait pas assez de sarcasmes. C'est le "parfait crétin" hissé à la hauteur de membre idéal du PCI d'Italie !
Tout le raisonnement de notre dirigeant sur l'impossibilité "momentanée" de la recherche et de la controverse théorico-politique au sein du PCI ne contient pas l'ombre d'une justification. Le trouble provoqué par de telles controverses est justement la condition de la formation du militant, la condition que son action puisse reposer sur une conviction sans cesse vérifiée, comprise et enrichie. C'est la condition fondamentale de l'action révolutionnaire en dehors de laquelle il n'y a qu'obéissance, crétinisme et servitude.
Mais la pensée intime de notre dirigeant se trouve exprimée dans le troisième point. C'est là sa pensée profonde. Les problèmes théoriques de l'action révolutionnaire ne sont pas résolus par des controverses et des discussions mais par le cerveau génial d'un individu, du chef. La solution n'est pas une oeuvre collective mais individuelle du penseur isolé dans son cabinet de travail, tirant de sa génialité les éléments fondamentaux de la solution. Ce travail achevé, la solution donnée, il ne reste à la masse des militants, à l'ensemble du parti que d'assimiler cette solution et d'aligner sur elle leur action politique. Cela rendrait les discussions sinon nuisibles, du moins un luxe inutile, une perte de temps stérile. Et pour appuyer cette thèse, de citer, entre autres, l'exemple de l'œuvre de Marx.
Notre dirigeant se fait une drôle d'idée de Karl Marx. Jamais penseur a été moins "l'homme-de-cabinet-de-travail" que Marx. Moins que chez tout autre, on peut séparer chez Marx l'homme de l'action, le militant du mouvement et le penseur. La pensée de Marx mûrit en correspondance directe, non de l'action des autres, mais de son action avec les autres dans le mouvement général. Pas une idée contenue dans son oeuvre que Marx ait déjà exposée, opposée, sous forme de conférences et de controverses à d'autres idées, au cours de son action. C'est pourquoi son œuvre garde cette fraîcheur d'expression et de vitalité. Toute son œuvre et même le capital n'est qu'une incessante controverse où les recherches théoriques les plus ardues et les plus abstraites voisinent et sont étroitement mêlées à la discussion et à la polémique directe. Curieuse façon de concevoir l'œuvre de Marx que de la considérer comme le produit de la composition biologique miraculeuse du cerveau de Marx !
D'une façon générale, c'en est fini du génie dans l`histoire humaine. Que présentait le génie dans le passé ? Rien d'autre que le niveau extrêmement bas de la connaissance de la moyenne des hommes, en rapport de qui la connaissance de quelques éléments d'élite faisait une différence incommensurable. À un stade inférieur du développement de la connaissance humaine, la connaissance toute relative pouvait être un acquis individuel, tout comme le moyen de production pouvait avoir un caractère individuel. Ce qui distingue l'outil de la machine, c'est son changement de caractère qui, du produit rudimentaire d'un travail privé, devient un produit compliqué d'un travail social collectif. Il en est autant pour la connaissance en général. Tant qu'elle restait élémentaire, un individu isolé pouvait l'embrasser dans sa totalité ; avec le développement de la société et de la science, la connaissance cesse de pouvoir être embrassée par l'individu pour être mieux embrassée par l'humanité tout entière. L'écart entre le génie et la moyenne des hommes diminue dans la proportion même où la somme des connaissances humaines s'élève. La science comme la production économique tend à se socialiser. Du génie, l'humanité est passée au savant isolé et du savant à l'équipe de savants. La division du travail tend à s'agrandir. Pour produire aujourd'hui il est nécessaire de compter sur la coopération des grandes masses d'ouvriers. Cette même tendance à la division est dans la "production" et assure précisément par là son développement. Le cabinet du savant cède sa place au laboratoire où coopèrent, dans leurs recherches, des équipes de savants, comme l'atelier de l'artisan a cédé sa place aux grandes usines.
Le rôle de l'individu tend à diminuer dans la société humaine, non en tant qu'individu sensible mais en tant qu'individu émergeant de la masse confuse, surnageant du chaos humain. L'homme-individu cède la place à l'homme social. L'opposition de l'unité individuelle à la société est résolue par la synthèse d'une société où tous les individus retrouvent leur personnalité véritable. Le mythe du génie n'est pas l'avenir de l'humanité. Il doit aller rejoindre le mythe du héros et du demi-dieu dans le musée de la préhistoire.
On peut penser ce qu'on veut de la diminution du rôle de l'individu dans l'histoire humaine. Pour pouvoir continuer la production techniquement évoluée, le capitalisme était forcé d'instaurer l'instruction générale. La bourgeoisie a été obligée d'ouvrir un nombre de plus en plus grand d'écoles, elle s'est vue obligée de laisser accéder les fils de prolétaires à une instruction supérieure.
Dans cette même mesure, elle a élevé la culture générale de la moyenne de la société. Mais elle ne peut dépasser un certain degré sans atteindre sa propre domination et cela devient ainsi une entrave au développement culturel de la société. C'est là une des manifestations de la contradiction historique de la société bourgeoisie que seul le socialisme peut résoudre. Le développement de la culture et de la conscience sans cesse dépassée est la résultante mais aussi la CONDITION du socialisme ; et voilà un homme qui se dit marxiste, qui prétend être un dirigeant d'un parti communiste, qui nous parle et nous demande d'attendre… le Génie sauveur.
Pour nous convaincre, il nous a conté cette anecdote : se présentant après la guerre chez Bordiga, qu'il n'a pas vu depuis 20 ans, il a soumis à sa critique des écrits théoriques et politiques. Après lecture, Bordiga, trouvant leur contenu erroné, lui aurait demandé ce qu'il comptait en faire. "Les publier dans les revues du parti" a répondu notre dirigeant. Sur quoi Bordiga aurait répliqué que, ne pouvant les combattre, n'ayant pas le temps de faire les recherches théoriques nécessaires pour réfuter le contenu de ces articles, il s'opposait à leur publication. Et si le parti passait outre, il retirerait sa collaboration littéraire. La menace de Bordiga a suffi pour faire renoncer notre dirigeant à la publication de ses articles.
Cette anecdote, qu'on nous donnait en exemple, devait nous convaincre de la grandeur du maître et du sens de la mesure de l'élève. Elle nous laisse un sentiment pénible. Si cette anecdote est vraie, elle nous donne une idée de l'esprit qui règne dans le PCI d'Italie, un esprit absolument lamentable. Ainsi, ce n'est pas le parti, la masse des militants, la classe ouvrière dans son ensemble qui est appelée à juger de la justesse ou de l'erreur de telle ou telle position politique. Cette masse ne doit même pas être informée. Le "maître", seul, juge de ce qu'elle peut comprendre et de ce dont elle doit être renseignée. Quel sublime souci de ne pas "troubler" la quiétude de la masse. Et si le "maître" se trompe, s'il est dans l'erreur ? Cela ne peut pas être, car si le "maître" se trompe, comment voulez-vous qu'un simple mortel puisse, lui, avoir même la possibilité de juger ? Pourtant, c'est bien arrivé à d'autres "maîtres" de se tromper. A Marx, à Lénine ! Et bien, cela n'arrivera pas à "notre" "maître" en VRAI. Et si cela arrivait, il ne peut appartenir qu'à un "maître" futur de le corriger. C`est là une conception typiquement aristocratique de la pensée. Nous ne nions pas la grande valeur que peut avoir la pensée du spécialiste, du savant, du penseur. Mais nous rejetons la conception authentiquement monarchiste de la pensée, le Droit Divin sur la pensée. Quant au "maître" lui-même, il cesse d'être un humain dont la pensée se développe en contact avec les autres humains, pour devenir en quelque sorte un phénix, un phénomène se mouvant par lui-même, l'idée pure se cherchant, se contredisant et se saisissant soi-même comme Hegel.
L'attente du génie, c'est la proclamation de sa propre impuissance, c'est la masse attendant au pied du mont Sinaï la venue d'on ne sait quel Moïse apportant on ne sait quelle Bible d'inspiration divine. C'est la vieille et éternelle attente du prolétariat ; "l'Internationale" dit :
"Il n'y a pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Héros." Il faudrait veiller à l'avenir d'ajouter "ni Génie" à l'intention particulière des membres du PCI d'Italie.
Il existe bien des présentations modernes de cette conception messianique : le culte du "chef infaillible" des staliniens ; le führer, principe des hitlériens ; l'appartenance au duce des chemises noires. Elles sont l'expression de l'angoisse de la bourgeoisie décadente prenant vaguement conscience de sa fin prochaine et cherchant à se sauver en se jetant au pied du premier aventurier venu. Le concept du génie fait partie de la même famille des divinités.
Le prolétariat n'en a que faire et n'a pas a craindre d'être troublé en regardant la réalité en face, car l'avenir du monde lui appartient.
Lors des élections parlementaires en Italie à la fin de 1946, un article leader - qui était tout un programme à lui seul - est paru dans l'organe central du PCI d’Italie ; "Notre force" avait-il pour titre et avait pour auteur le secrétaire général du parti.
De quoi s'agissait-il ? Du trouble provoqué dans les rangs du PCI par la politique électorale du parti. Toute une partie des camarades, obéissant plus, parait-il, au souvenir d'une tradition abstentionniste de la fraction de Bordiga qu'à une position claire d'ensemble, se révoltait contre la politique de participation aux élections. Ces camarades réagissaient plus par une mauvaise humeur, par un manque d'enthousiasme, par des"négligences" pratiques dans la campagne électorale que par une franche lutte politique et idéologique au sein du parti. D'autre part, un certain nombre de camarades poussaient leur enthousiasme électoraliste jusqu'à prendre parti dans le Référendum "pour la monarchie ou la République" en votant évidemment pour la République, en dépit de la position abstentionniste sur le référendum qui était celle du comité central.
Ainsi, en voulant éviter de "troubler" le parti par une discussion générale sur le parlementarisme, en reprenant la politique périmée dite de "parlementarisme révolutionnaire", on n'a fait que troubler effectivement la conscience des membres qui ne savaient plus à quel "génie" se vouer. Les uns participant trop chaudement, les autres trop froidement, le parti en a attrapé un chaud et froid et il est sorti tout malade de l'aventure électoraliste.1
C'est contre cet état de fait que s'élève avec véhémence le secrétaire général dans son éditorial. Brandissant la foudre de la discipline, il pourfend les improvisations politiques locales de droite ou de gauche ? Ce qui importe n'est pas la justesse ou l'erreur d'une position mais de se pénétrer du fait qu'il y a une ligne politique générale celle du comité central à qui on doit obéissance. C'est la discipline. La discipline qui fait la principale force du parti… et de l'armée ajouterait le premier sous-off venu. Il est vrai que le secrétaire spécifie : "une discipline librement consentie". Que Dieu soit loué ! Avec cet appendice, nous sommes complètement rassurés…
Des résultats bienfaisants n'ont pas manqué de suivre ce rappel à la discipline ; du sud, du nord, de la droite et de la gauche, un nombre de plus en plus grand de militants ont traduit à leur façon "la discipline librement consentie" par la démission librement exécutée. Les dirigeants du PCI ont beau nous dire que c'est la "transformation de la quantité en qualité" et que la quantité qui a quitté le parti a emporté avec elle une fausse compréhension de la discipline communiste, nous répliquerons à cela que notre conviction est faite : que ceux qui sont restés et, en premier lieu, le comité central ont gardé non pas une fausse compréhension de la discipline communiste mais une fausse conception du communisme tout court.
Qu'est-ce que la discipline ? UNE IMPOSITION DE LA VOLONTÉ D'AUTRUI. L'adjectif "librement consentie" n'est qu'un ornement, une plume au derrière pour rendre la chose plus attrayante. Si elle émanait de ceux qui la subissent, il n'y aurait nul besoin de la leur rappeler et surtout de leur appeler sans cesse qu'elle a été "librement consentie".
La bourgeoisie a toujours prétendu que SES lois, SON ordre, SA démocratie sont l'émanation de la "libre volonté" du peuple. C'est au nom de cette "libre volonté" qu'elle a construit des prisons sur le fronton desquelles elle a inscrit en lettre de sang "Liberté, Égalité, Fraternité." C'est toujours à ce même nom qu'elle embrigade le peuple dans les armées où, pendant les entractes des massacres, elle leur révèle leur "libre volonté" qui s'appelle discipline.
Le mariage est un libre contrat, paraît-il ; aussi le divorce, la séparation devient une décision intolérable. "Soumets-toi à la volonté" a été le summum de l'art jésuitique des classes exploiteuses. C'est ainsi, enveloppé dans des papiers de soie et joliment enrubannée, qu'elles présentaient aux opprimés leur oppression. Tout le monde sait que c'est par amour, par respect de leur âme divine, pour la sauver que l'inquisition chrétienne brûlait les hérétiques qu'elle plaignait sincèrement. L'âme divine de l'inquisition est devenue aujourd'hui "le libre consentement".
"Une, deux une, deux, gauche, droite… En avant -marche !" Exercez votre discipline "librement consentie" et soyez heureux !
Quelle est donc la base de la conception communiste et, nous le répétons, non de la discipline mais de l'organisation et de l'action ?
Elle a pour postulat que les hommes n'agissent librement qu'en ayant pleinement conscience de leurs intérêts. L'évolution historique, économique et idéologique conditionne cette prise de conscience. La "liberté" n'existe que quand cette conscience est acquise. Là où il n'y a pas de conscience, la liberté est un mot creux, un mensonge, elle n'est qu'oppression et soumission, même si c'est formellement "librement consenti".
Les communistes n'ont pas pour tâche d'apporter on ne sait quelle liberté à la classe ouvrière. Ils n'ont pas des cadeaux à faire. Ils n'ont qu'à aider le prolétariat à prendre conscience "des fins générales du mouvement" comme s'exprime d'une manière remarquablement juste le Manifeste communiste.
Le socialisme, disons-nous, n'est possible qu'en tant qu'acte conscient de la classe ouvrière. Tout ce qui favorise la prise de conscience est socialiste, MAIS UNIQUEMENT CE QUI LA FAVORISE. On n'apporte pas le socialisme par la trique. Non pas parce que la trique est un moyen immoral, comme le dirait un Koestler, mais parce que la trique ne contient pas d'élément de la conscience. La trique est tout à fait morale, quand le but qu'on s'assigne est l'oppression et la domination de la classe, car elle réalise concrètement ce but, et il n'existe pas et ne peut exister d'autres moyens. Quand on recourt à la trique - et la discipline est une trique morale - pour suppléer au manque de conscience, on tourne le dos au socialisme, on réalise les conditions de non-socialisme. C'est pourquoi nous sommes catégoriquement opposés à la violence au sein de la classe ouvrière après le triomphe de la révolution prolétarienne et nous sommes des adversaires résolus du recours à la discipline au sein du parti.
Qu'on nous entende bien !
Nous ne rejetons pas la nécessité de l'organisation, nous ne rejetons pas la nécessité de l'action CONCERTÉE. Au contraire. Mais nous nions que la discipline ne puisse jamais servir de base à cette action, étant, dans sa nature, étrangère à elle. L'organisation et l'action concertée communistes ont UNIQUEMENT pour base la conscience des militants qui la compose. Plus grande, plus claire est cette conscience, plus forte est l'organisation, plus concertée et plus efficace est son action.
Lénine a plus d'une fois dénoncé violemment le recours à la "discipline librement consentie", comme une trique de la bureaucratie. S'il employait le terme de discipline, il l'entendait toujours - et il s'est mainte fois expliqué là-dessus - dans le sens de la volonté d'action organisée, basée sur la conscience et la conviction révolutionnaire.
On ne peut exiger des militants, comme le fait le comité central du PCI, d'exécuter une action qu'ils ne comprennent pas ou qui va à l'encontre de leurs convictions. C'est croire qu'on peut faire oeuvre révolutionnaire avec une masse de crétins ou d'esclaves. On comprend alors qu'on ait besoin de la discipline, hissée à la hauteur d'une divinité révolutionnaire.
En réalité, l'action révolutionnaire ne peut être le fait que des militants conscients et convaincus. Et alors cette action brise toutes les chaînes, y compris celles forgées par la sainte discipline.
Les vieux militants se souviennent quel guet-apens, quelle arme redoutable contre les révolutionnaires constituait cette discipline entre les mains des bureaucrates et de la direction de l'IC. Les hitlériens en formation avaient leur sainte Vehme, les Zinoviev à la tête de l'IC avaient leur sainte discipline. Une véritable inquisition, avec ces commissions de contrôle torturant et fouillant dans l'âme de chaque militant.
Un corset de fer passé sur le corps des partis, emprisonnant et étouffant toute manifestation tendant à la prise de conscience révolutionnaire. Le comble du raffinement consistait à obliger les militants à défendre publiquement ce qu'ils condamnaient dans les organisations, dans les organismes dont ils faisaient partie. C'était l'épreuve du parfait bolchevik. Les procès de Moscou ne diffèrent pas, de nature, avec cette conception de la discipline librement consentie.
Si l'histoire de l'oppression des classes n'avait pas légué cette notion de "discipline", il aurait fallu à la contre-révolution stalinienne la réinventer.
Nous connaissons des militants, et de premier ordre, du PCI d'Italie qui, pour échapper à ce dilemme de participer à la campagne électorale contre leurs convictions ou de manquer à la discipline, n'ont rien trouvé d'autre que la ruse d'un voyage opportun. Ruser avec sa conscience, ruser avec le parti, désapprouver, se taire et laisser faire, voilà les plus clairs résultats de ces méthodes.
Quelle dégradation du parti, quel avilissement des militants !
La discipline du PCI ne s'étend pas seulement aux membres du parti d'Italie, elle est également exigée de la part des fractions belge et française.
L'abstentionnisme était une chose qui allait de soi dans la GCI. Aussi, une camarade de la FFGC écrit, dans son journal, un article essayant de concilier l'abstentionnisme avec le participationnisme du PCI. Selon elle, ce n'est point une question de principe, donc est parfaitement admissible la participation du PCI ; cependant, elle croit qu'il eut été "préférable" de s'abstenir. Comme on le voit, une critique pas très "méchante", dictée surtout par les besoins de justifier la critique de la FFGC contre la participation électorale des trotskistes en France.
Bien mal lui en a pris. Il ne lui en fallait pas plus pour se faire tirer les oreilles et se faire rappeler à l'ordre par le secrétaire du parti d'Italie. Fulminant, ledit secrétaire déclare inadmissible la critique à l'étranger de la politique du comité central d'Italie. Pour peu, on reprenait l'accusation du "coup de couteau dans le dos" mais cette fois l'accusation venait de l'Italie contre la France.
Marx et Lénine disaient : "Enseigner, expliquer, convaincre." "Discipline… discipline…" leur répond en écho le comité central.
Il n'y a pas de tâche plus importante que de former des militants conscients par un travail persévérant d'éducation, d'explication et de discussion politique. Cette tâche est en même temps l'unique moyen garantissant et renforçant l'action révolutionnaire. Le PCI d'Italie a découvert un moyen plus efficace : la discipline. Cela n'a rien de surprenant après tout. Quand on professe le concept du Génie, se contemplant et se réfléchissant en lui d'où jaillit la lumière, le comité central devient l'État-major distillant et transformant cette lumière en ordres et oukases, les militants en lieutenants, sous-offs et caporaux, et la classe ouvrière en masse de soldats à qui on enseigne que "la discipline est notre principale force".
Cette conception de la lutte du prolétariat et du parti est celle d'un adjudant de carrière de l'armée française. Elle a sa source dans une oppression séculaire et une domination de l'homme par l'homme. Il appartient au prolétariat de l'effacer à jamais.
Il peut paraître ahurissant, après les longues années de luttes épiques au sein de l'IC pour le droit de fraction, de revenir aujourd'hui sur cette question. Elle semblait résolue, pour tout révolutionnaire, par l'expérience vécue. C'est pourtant ce droit de fraction que nous sommes obligés de défendre aujourd'hui contre les dirigeants du PCI d'Italie.
Aucun révolutionnaire ne parle de la liberté ou de la démocratie en général, car aucun révolutionnaire n'est dupe des formules en général ; il cherche toujours à mettre en lumière leur contenu social réel, leur contenu de classe. Plus qu'à tout autre, on doit à Lénine d'avoir déchiré les voiles et d'avoir mis à nu les mensonges éhontés que couvraient les beaux mots de "liberté" et "démocratie" en général.
Ce qui est vrai pour une société de classe l'est aussi pour les formations politiques qui agissent en son sein. La 2ème Internationale fut très démocratique mais sa démocratie consistait à noyer l'esprit révolutionnaire dans un océan d'influence idéologique de la bourgeoisie. De cette démocratie où toutes les vannes sont ouvertes pour éteindre l'"étincelle" révolutionnaire, les communistes n'en veulent pas. La rupture d'avec ces partis de la bourgeoisie qui se disaient socialistes et démocratiques fut nécessaire et justifiée. La fondation de la 3ème Internationale, sur la base de l'exclusion de cette soi-disant démocratie fut une réponse historique. Cette réponse est un acquis définitif pour le mouvement ouvrier.
Quand nous parlons de démocratie ouvrière, de démocratie à l'intérieur de l'organisation, nous l'entendons tout autrement que la Gauche socialiste, les trotskistes et autres démagogues. La démocratie à laquelle ils nous convient, avec des trémolos dans la voix et le miel sur les lèvres, est celle où l'organisation est libre de fournir des ministres pour la gestion de l'État bourgeois, celle qui appelle à participer à la guerre impérialiste. Ces démocraties organisationnelles ne nous sont pas plus proches que les organisations non-démocratiques de Hitler, Mussolini et Staline qui font exactement le même travail. Rien n'est plus révoltant que l'annexion (les partis socialistes s'y connaissent en matière d'annexion impérialiste) de Rosa Luxemburg faite par les tartuffes de la Gauche socialiste, pour opposer son "démocratisme" à "l'intolérance bolchevik". Rosa, comme Lénine, n'a pas résolu le problème de la démocratie ouvrière ; mais, l'un comme l'autre savaient à quoi s'en tenir sur la démocratie socialiste et ils la dénoncèrent pour ce qu'elle valait.
Quand nous parlons de régime intérieur, nous entendons parler d'une organisation basée sur des critères de classe et sur un programme révolutionnaire et non ouvert au premier avocat venu de la bourgeoisie. Notre liberté n'est pas abstraite en soi, mais essentiellement concrète ; c'est celle des révolutionnaires regroupés, cherchant ensemble les meilleurs moyens d'agir pour l'émancipation sociale. Sur cette base commune et tendant au même but, bien des divergences surgissent immanquablement en cours de route. Ces divergences expriment toujours soit l'absence de tous les éléments de la réponse, soit les difficultés réelles de la lutte, soit l'immaturité de la pensée. Mais elles ne peuvent être ni escamotées ni interdites ; mais, au contraire, elles doivent être résolues par l'expérience de la lutte elle-même et par la libre confrontation des idées. Le régime de l'organisation consiste donc non à étouffer les divergences mais à déterminer les conditions de leur solution. C'est-à-dire, en ce qui concerne l'organisation, de favoriser, de susciter leur manifestation au grand jour au lieu de les laisser cheminer clandestinement. Rien n'empoisonne plus l'atmosphère de l'organisation que les divergences restées dans l'ombre. Non seulement l'organisation se prive ainsi de toute possibilité de les résoudre mais elles minent lentement ses fondations. À la première difficulté, au premier revers sérieux, l'édifice qu'on croyait en apparence solide comme un roc craque et s'effondre, laissant derrière lui un amas de pierres. Ce qui n'était qu'une tempête se transforme en catastrophe décisive.
Il nous faut un parti fort, disent les camarades du PCI, un parti uni ; or l'existence des tendances, la lutte de fractions le divisent et l'affaiblissent. Pour appuyer cette thèse, ces mêmes camarades invoquent la résolution présentée par Lénine et votée au 10ème congrès du PC russe, interdisant l'existence de fractions dans le parti. Ce rappel de la fameuse résolution de Lénine et son adoption aujourd'hui marquent on ne peut mieux toute l'évolution de la Fraction italienne devenue parti. Ce contre quoi la Gauche italienne (et toute la gauche dans l'IC) s'est insurgée et a combattu pendant plus de 20 ans est devenu aujourd'hui le crédo du "parfait" militant du PCI. Rappellerons-nous aussi que la résolution en question a été adoptée par un parti 3 ans après la révolution (elle n'aurait jamais pu être même envisagée auparavant) qui se trouvait aux prises avec des difficultés innombrables : blocus extérieur, guerre civile, famine et ruine économique à l'intérieur. La révolution russe était dans une impasse terrible. Ou la révolution mondiale allait la sauver, ou elle succombait sous la pression conjuguée du monde extérieur et des difficultés intérieures. Les bolcheviks au pouvoir subissent cette pression et reculent sur le plan économique et, ce qui est mille fois plus grave, sur le plan politique. La résolution sur l'interdiction des fractions, que Lénine présentait d'ailleurs comme provisoire, dictée par les conditions contingentes terribles dans lesquelles se débattait le parti, fait partie d'une série de mesures qui, loin de fortifier la révolution, n'a fait qu'ouvrir un cours de dégénérescence.
Le 10ème congrès a vu à la fois le vote de cette résolution, l'écrasement par la violence étatique de la révolte ouvrière de Cronstadt et le début de la déportation massive en Sibérie des opposants du parti.
L'étouffement idéologique à l'intérieur du parti ne se conçoit qu'allant de pair avec la violence au sein de la classe. L'État, organe de violence et de coercition, se substitue aux organismes idéologiques, économiques et unitaires de la classe : le parti, les syndicats et les soviets. La Gépéou remplace la discussion. La contre-révolution prend le pas sur la révolution sous le drapeau du socialisme ; c'est le plus inique régime du capitalisme d'État qui se constitue.
Marx disait à propos de Louis Bonaparte que les grands événements de l'histoire se produisent pour ainsi dire 2 fois, et il ajoutait : "La première fois comme une tragédie, la seconde comme une farce." Le PCI d'Italie reproduit en farce ce que fut la grandeur et la tragédie de la révolution russe et du Parti bolchevik : le Comité de coalition antifasciste de Bruxelles pour le soviet de Petrograd, Vercesi à la place de Lénine, le pauvre comité central de Milan pour l'Internationale communiste de Moscou où siégeaient les révolutionnaires de tous les pays, la tragédie d'une lutte de dizaines de millions d'hommes pour les petites intrigues de quelques chefaillons. Autour de la question du droit de fraction se jouait en 1920 le sort de la révolution russe et mondiale. "Pas de fraction", en Italie en 1947, est le cri des impuissants ne voulant pas être forcés de penser par la critique et être dérangés dans leur quiétude. "Pas de fraction" menait à l'assassinat d'une révolution en 1920. "Pas de fraction" en 1947 est tout au plus une petite fausse couche d'un parti non viable.
Mais même en tant que farce, l'interdiction de fraction devient un handicap sérieux de la reconstruction de l'organisation révolutionnaire. La reconstruction du Bureau international de la GCI pourrait nous servir d'exemple palpable de la méthode à l'honneur.
On sait que ce Bureau international s'est retrouvé disloqué avec l'éclatement de la guerre. Pendant la guerre, des divergences politiques se sont manifestées au sein des groupes et entre les groupes se réclamant de la GCI. Quelle devait être la méthode de reconstruction de l'unité organisationnelle et politique de la GCI ? Notre groupe préconisait la convocation d'une conférence internationale de tous les groupes se réclamant de la GCI et se fixant pour objectif la discussion la plus large pour toutes les questions en divergences. Contre nous prévalait l'autre méthode qui consistait à mettre le maximum de sourdine sur les divergences, à exalter la constitution du parti en Italie et autour de qui devait se faire le nouveau regroupement. Aussi, aucune discussion ou critique internationale ne fut tolérée et un simulacre de conférence eut lieu à la fin de 1946. Notre esprit de critique et de franche discussion fut considéré comme intolérable et inacceptable ; et, en réponse à nos documents (les seuls qui avaient été soumis à la discussion de la conférence), on a non seulement refusé de les discuter mais, en plus, on a estimé préférable de nous éliminer de la conférence, tout simplement.
Nous avons publié dans Internationalisme n° 16 de décembre 1946 notre document destiné à tous les groupes se réclamant de la GCI en vue de la conférence. Dans ce document, nous avons, selon notre vieille habitude, énuméré toutes les divergences politiques existantes dans la GCI et expliqué franchement notre point de vue. Dans le même numéro d'Internationalisme, on trouve également la "réponse" de ce singulier Bureau international. "Puisque, dit cette réponse, votre lettre démontre, une fois de plus, la constante déformation des faits et des positions politiques prises soit par le PCI d'Italie soit par les fractions française et belge" et, plus loin, "que votre activité se borne à jeter la confusion et de la boue sur nos camarades, nous avons exclu à l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI."
On pensera ce qu'on voudra de l'esprit dans laquelle a été faite cette réponse, mais on doit constater, à défaut d'arguments politiques, qu'elle ne manque pas d'énergie et de décision... bureaucratique. Ce que la réponse ne dit pas et qui est, à un très haut point, caractéristique de la conception de la discipline vraiment générale, professée et pratiquée par cette organisation, c'est la décision suivante prise en grand secret.
Voilà ce que nous écrit, à ce sujet, un camarade du PCI au lendemain de cette réunion internationale2 :
"Dimanche 8 décembre a eu lieu la réunion des délégués du Bureau politique international du PCI. En référence à votre lettre adressée aux camarades des fractions de la GCI et du PCI d'Italie, réponse officielle vous sera faite et envoyée prochainement. En se référant à votre demande de réunions communes pour d'ultérieures discussions, votre proposition a été rejetée. En plus, ordre a été donné à tout camarade de rompre toute communication avec les fractions dissidentes. J'ai donc le regret de vous prévenir de ne pouvoir, pour l'avenir, continuer mes liaisons avec votre groupe."
Le 9 décembre 1946
Jober
Cette décision intérieure et secrète a-t-elle encore besoin d'être commentée ? Nous ajouterons seulement qu'à Moscou Staline a évidemment des moyens plus appropriés pour isoler les révolutionnaires : les cellules de la Loubianka (prison de la Gépéou), les isolateurs de Verkhni Ouralsk et, au besoin, une balle dans la nuque. Dieu merci, la GCI n'a pas encore cette force (et nous ferons tout pour qu'elle ne l'ait jamais) mais ce n'est vraiment pas de sa faute. Ce qui importe, en définitive, c'est le but poursuivi et la méthode, consistant à chercher à isoler, à vouloir faire taire la pensée de l'adversaire, de ceux qui ne pensent pas comme vous. Fatalement, et en correspondance avec la place qu'on occupe et la force qu'on possède, on est amené à des mesures de plus en plus violentes. La différence avec le stalinisme n'est pas une question de nature mais uniquement de degré.
Le seul regret que doit avoir le PCI, c'est d'être obligé de recourir à ces misérables moyens "d'interdire aux membres tout contact avec les fractions dissidentes".
Toute la conception sur le régime intérieur de l'organisation et de ses rapports avec la classe se trouve illustrée et concrétisée par cette décision, à notre avis, monstrueuse et écoeurante. Excommunication, calomnie, silence imposé, telles sont les méthodes qui se substituent à l'explication, la discussion et la confrontation idéologique. Voilà un exemple type de la nouvelle conception de l'organisation.
Un camarade de la GCI nous écrit une longue lettre pour "décharger, comme il dit, son estomac de tout ce qui lui pèse, depuis la coalition antifasciste jusqu'à la nouvelle conception du parti."
"Le parti, écrit-il dans la lettre, n'est pas le but du mouvement ouvrier ; il est seulement un moyen. Mais la fin ne justifie pas les moyens. Ceux-ci doivent être imprégnés du caractère de la fin qu'ils servent pour l'atteindre ; la fin doit se retrouver dans chacun des moyens employés ; par conséquent, le parti ne pourra pas être érigé suivant les conceptions léninistes, car cela signifierait, une fois de plus, l'absence de démocratie : discipline militaire, interdiction de la libre expression, délits d'opinion, monolithisme, mystification du parti.
Si la démocratie est la plus belle fumisterie de tous les temps, cela ne doit pas nous empêcher d'être pour la démocratie prolétarienne dans le parti, le mouvement ouvrier et la classe. Ou bien qu'on propose un autre terme. L'important est que la chose reste. 'Démocratie prolétarienne' signifie droit d'expression, liberté de pensée, liberté de ne pas être d'accord, suppression de la violence et de la terreur, sous toutes leurs formes, dans le parti et naturellement dans la classe."
Nous comprenons et partageons entièrement l'indignation de ce camarade quand il s'élève contre l'édification du parti-caserne et contre la dictature sur le prolétariat. Combien est loin cette saine et révolutionnaire conception de l'organisation et du régime intérieur de cette autre conception que nous a donnée récemment un des dirigeants du PCI d'Italie. "Notre conception du parti, a-t-il dit textuellement, est un parti monolithique, homogène et monopoliste."
Une telle conception - jointe au concept du chef génial, à la discipline militaire - n'a rien à voir avec l'oeuvre révolutionnaire du prolétariat où tout est conditionné par l'élévation de la conscience, par la maturation idéologique de la classe ouvrière. "Monolithisme, homogénéité et monopolisme" est la trilogie divine du fascisme et du stalinisme.
Le fait qu'un homme ou un parti se disant révolutionnaire puisse se revendiquer de cette formule, indique tragiquement toute la décadence, toute la dégénérescence du mouvement ouvrier. Sur cette triple base on ne construit pas le parti de la révolution mais plutôt une nouvelle caserne pour les ouvriers. On contribue effectivement à maintenir les ouvriers à l'état de soumission et de domination. On fait une action contre-révolutionnaire.
Ce qui nous fait douter de la possibilité du redressement du PCI d'Italie, plus que ses erreurs proprement politiques, ce sont ses conceptions de l'organisation et de ses rapports avec l'ensemble de la classe. Les idées par lesquelles s'est manifestée la fin de la vie révolutionnaire du parti bolchevik et qui marquèrent le début de la déchéance - l'interdiction de fraction, la suppression de la liberté d'expression dans le parti et dans la classe, le culte de la discipline, l'exaltation du chef infaillible - servent aujourd'hui de fondement, base au PCI d'Italie et à la GCI. Persistant dans cette voie, le PCI ne pourra jamais servir la cause du socialisme. C'est en pleine conscience et mesurant toute la gravité que nous leur crions : "Halte-là. Il faut rebrousser chemin, car ici la pente est fatale."
Marc
1 - Aux dernières nouvelles, le PCI d'Italie ne participerait pas aux prochaines élections. Ainsi a décidé le comité central. Est-ce à la suite d'un réexamen de la position et d'une discussion dans le parti ? Détrompez-vous. Il est toujours trop prématuré d'ouvrir une discussion qui risquerait de "troubler" les camarades, nous dit notre dirigeant bien connu. Mais alors ? Tout simplement le parti a perdu beaucoup de membres et la caisse est vide. Ainsi, faute de munitions, le comité central a décidé d'arrêter la guerre et de ne pas participer aux PROCHAINES élections. C'est une position commode qui arrange tout le monde et a, en plus, l'avantage de ne troubler personne. C'est ce que notre dirigeant appelle encore "la transformation renversée de la quantité en qualité !"
2Il s'agit du camarade Jober qui était alors en discussion avec nous au nom de la fédération de Turin du PCI qu'il représentait. Depuis, la fédération de Turin, protestant contre les méthodes du comité central, est devenue autonome et, à ce titre, a participé à la conférence internationale de contact (voir Internationalisme n° 24)
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