Internationalisme (GCF) - N° 24 - 15 Juillet 1947 | Retour |
"Matérialisme et empiriocriticisme", tel est le titre du livre de Lénine. Ceci nous contraint à parler ici de l'œuvre du philosophe zurichois, Avenarius. C'est lui qui a créé le mot d'empiriocriticisme pour désigner sa propre théorie, qui en bien des points s'apparente aux idées de Mach. À l'origine son point de départ a été idéaliste, mais, par la suite, dans son œuvre principale : "Critique de l'expérience pure", il adopte un point de vue plus empirique, il part de l'expérience la plus simple et recherche ensuite soigneusement ce qu'il y a de certain dans cette expérience et examine enfin avec esprit critique tout ce que les hommes ont supposé sur le monde et sur eux-mêmes, à quelles conclusions ils sont parvenus, et parmi ces conclusions celles qui sont justifiées et celles qui ne le sont pas.
Dans la conception naturelle du monde, explique Avenarius, je trouve ce qui suit. Je me trouve moi-même avec mes idées et mes sentiments (Gefühlen) au sein du monde environnant : le milieu. À ce milieu appartiennent aussi mes semblables qui parlent et agissent comme moi et que, par conséquent, je considère comme étant de même nature que moi-même. En réalité ceci veut dire que j'interprète les mouvements et les sons des autres hommes comme ayant une signification analogue à colle des miens. Ceci n'est pas un fait d'expérience strict mais une hypothèse - hypothèse toutefois indispensable et sans laquelle l'homme ne peut parvenir qu'à une conception du monde irrationnelle et trompeuse. C'est là l'hypothèse empiriocritique fondamentale, celle de l'égalité humaine. Voici comment se présente «mon» univers. Tout d'abord, il y a mes affirmations - par exemple : je vois et je touche un arbre -, c'est ce que j'appelle une perception. Je retrouve cet arbre toujours au même endroit et je peux en donner une description objective dans l'espace, indépendamment de ma présence, c'est ce que j'appelle le monde extérieur. En outre, je possède des souvenirs (que j'appelle images, représentations (Vorstellungen)) qui dans une certaine mesure ressemblent à mes observations. Il y a ensuite mes semblables qui appartiennent aussi au monde extérieur. En troisième lieu, j'ai les témoignages de ces semblables sur ce même monde extérieur : ils me parlent de l'arbre qu'ils voient eux aussi et ce qu'ils m'en disent est visiblement relié au monde extérieur. Jusqu'à ce point, tout est simple et naturel. Rien n'existe en plus qui puisse donner naissance à des pensées, ni dans les corps ni dans l'âme, ni dans le monde extérieur ni dans le monde intérieur.
Pourtant, je dis : mon univers est l'objet de l'observation d'un de mes semblables qui est porteur de cette perception, celle-ci devenant une part de lui-même. J'affirme qu'elle est en lui au même titre que d'autres expériences, sentiments, pensées, ou volontés dont j'ai connaissance par son témoignage. J'affirme qu'il a une «sensation» de l'arbre, qu'il se fait une «représentation» de l'arbre. Mais la «sensation», la «représentation» d'une autre personne je ne peux les percevoir, elles n'existent pas dans le monde de mes expériences. Ainsi, j'ai introduit quelque chose de nouveau, tout à fait étranger à mes observations, que je ne serai jamais en mesure d'éprouver directement et qui est de toute autre nature que ce qui existait jusque-là. Mes semblables possèdent donc un monde extérieur qu'ils perçoivent et qu'ils peuvent reconnaître, et un monde intérieur composé de leurs perceptions, de leurs sentiments et de ce qu'ils ont appris. Et, puisque je me trouve dans la même situation envers eux qu'eux envers moi, je possède moi aussi un monde intérieur de perceptions, et de sentiments auquel s'oppose le milieu, ce que j'appelle le monde extérieur, que j'observe et que j'apprends à connaître. Avenarius appelle ce processus l'introjection. Cette introjection représente l'introduction à l'intérieur de l'homme de quelque chose qui n'existait pas dans la première conception purement empirique du monde.
L'introjection provoque un clivage du monde. C'est la chute philosophique dans le péché. Avant cette chute, l'homme se trouvait dans l'état d'innocence philosophique. Pour lui, le monde était simple, unifié tel que ses sens le lui présentaient. Il ne distinguait pas encore le corps de l'âme, l'esprit de la matière, le bien du mal. L'introjection a créé le dualisme et tous les problèmes et contradictions qu'il entraîne. Examinons-en les conséquences aux premiers stades de la civilisation. Utilisant son expérience du mouvement et des sons, l'homme pratique alors l'introjection non seulement chez ses semblables mais aussi chez les animaux, les arbres, etc. C'est l'animisme. Lorsqu'un homme dort, il ne tient aucune conversation ; lorsqu'il se réveille, il se met à raconter qu'il était ailleurs. On en conclut qu'une partie de son être est restée ici tandis qu'une autre partie a temporairement quitté son corps. Si cette seconde partie ne revient jamais, la première finit par pourrir et disparaître. Mais l'autre peut apparaître dans les rêves, sous forme d'un spectre. On en déduit que l'homme se compose d'un corps mortel et d'un esprit immortel. L'arbre abrite également un esprit immortel, tout comme le ciel. Dans un stade supérieur de civilisation, l'homme perd ce commerce direct avec les esprits. Ce qui est alors objet d'expérience c'est le monde sensible, le monde extérieur ; le monde spirituel, intérieur, est considéré comme transcendant, au-delà des sens.
"L'expérience en tant qu'objet et l'expérience en tant que connaissance s'opposent désormais, comme étant sans commune mesure au même titre que le monde corporel et le monde spirituel." (Critique de l'expérience pure - s. 110)
Dans ce bref résumé des conceptions de Avenarius nous avons omis quelque chose qui n'est pas indispensable à la compréhension, mais qui, de son point de vue, est un maillon essentiel dans l'enchaînement logique du raisonnement. Dans ses déclarations, mon semblable ne fait pas seulement état de sa propre personne et de son propre corps, mais il fait une place particulière à certaines parties de son corps : son cerveau, son système nerveux. Alors, dit Avenarius, trois relations existent au sein de mon expérience : une première relation entre les déclarations de mon semblable et le monde extérieur, une seconde entre le monde extérieur et son cerveau, une troisième entre son cerveau et ses déclarations. La deuxième relation appartient au domaine de la physique et est justiciable de la conservation de l'énergie ; les deux autres relèvent de la logique.
Avenarius procède ensuite à la critique de l'introjection et à son rejet. Les mouvements de mon semblable et les sons qu'il émet sont (du point de vue de son expérience) reliés au monde extérieur et à celui des pensées. Mais c'est là un résultat de ma propre expérience. Si j'introduis tout cela en lui, c'est dans son cerveau que je le mets. Son cerveau contient des idées et des images ; la pensée est une partie, une propriété du cerveau. Mais aucune dissection anatomique ne permet de le prouver. Ni moi, ni aucun de mes semblables :
"Nous ne pouvons trouver une caractéristique de la pensée ou du cerveau qui prouve que la pensée est une partie ou une propriété du cerveau." (s. 125)
L'homme peut dire à juste raison : j'ai un cerveau, c'est-à-dire le cerveau fait partie de «mon moi» au même titre que mon corps, mon langage, mes pensées. Il a tout autant le droit de dire : j'ai des pensées, c'est-à-dire que dans la totalité que j'appelle «moi» se trouvent également les pensées. Mais il n'en résulte aucunement que le cerveau «possède» les pensées :
"La pensée est bien une pensée de mon «moi» mais elle n'est pas pour autant une pensée de mon cerveau." (s. 131) "Notre cerveau n'est pas l'habitat, le siège, le créateur, ni l'instrument ou l'organe, le porteur ou le substratum, etc., de la pensée. (...) La pensée n'est pas l'habitant ou le souverain du cerveau, elle n'en est pas la moitié ou l'un des aspects, etc., elle n'est pas non plus un produit ou même une fonction physiologique du cerveau." (s. 132)
Cette énumération imposante montre pourquoi il a été nécessaire de faire intervenir le cerveau. Avenarius n'a rien à objecter au fait que j'introduise chez mon semblable des caractères que je qualifie de spirituels : "La pensée est bien une pensée de mon «moi»". Mais si j'y ajoute le cerveau, alors la pensée ne peut qu'être localisée dans le cerveau. Pourtant, fait remarquer Avenarius, ni le scalpel ni le microscope ne révèlent rien de «spirituel» dans cet organe. À cette démonstration simpliste, il en joint une nouvelle : introjection signifie en fait que, par la pensée, je me mets à la place de mon semblable, que je raisonne de son point de vue, et qu'ainsi je combine ma pensée à son cerveau. Mais ceci est du domaine de l'imagination, et ne peut être réalisé dans la pratique. Ces dissertations et bien d'autres (p.e. des paragraphes 126 à 129) sont plutôt artificielles, formelles et peu convaincantes. Et elles doivent servir de base à tout un système philosophique ! Ce qui reste le plus important c'est le phénomène de l'introjection, celui où j'introduis chez mon semblable ce que je connais par mon expérience personnelle, et que ce processus crée en fait un deuxième monde imaginaire (le monde de mon semblable), d'une tout autre nature que le mien, inaccessible à mon expérience, même si ces deux mondes se correspondent point par point.Il est absolument indispensable que j'introduise ce nouveau monde, mais ceci revient à en créer deux et même en fait des millions qui ne me sont pas directement accessibles, qui ne peuvent faire partie du monde de mon expérience.
Avenarius se met alors à développer une conception générale du monde qui soit exempte de l'introjection, qui ne s'appuie que sur les données de l'expérience individuelle directe :
"Le «moi» désigne un individu humain en tant que constante (relative) au sein d'une pluralité (relativement) changeante, formée de mes semblables, d'arbres, etc., qui constituent de (relatives) unités. Ces unités, les éléments de l'environnement, ont entre elles et envers moi-même des relations de dépendance variées." (s. 139)
Chacune de ces unités se dissout dans une pluralité d'«éléments» et de «caractères». Ce qu'on appelle le moi est aussi une donnée immédiate. Ce n'est pas moi qui trouve l'arbre, mais plutôt le moi et l'arbre qui se trouvent là simultanément. Chaque expérience implique également le moi et le milieu, qui jouent un rôle différent l'un vis-à-vis de l'autre. Avenarius les appelle respectivement terme central (Zentralglied) et contre-terme (Gegenglied). Dans son exposition, il croit nécessaire d'introduire un système spécial de noms, de lettres, de chiffres, d'expressions algébriques. L'intention en est louable : il ne veut pas se laisser détourner de son raisonnement par les associations instinctives de significations liées au langage quotidien. Mais le résultat n'est qu'une apparence de profondeur de pensée, au sein d'une terminologie abstruse, qui exige une retraduction dans le langage ordinaire si l'on veut parvenir à comprendre le texte : comme on le voit, cet état de fait peut conduire à de nombreuses erreurs d'interprétation. Son argumentation, qui dans sa formulation personnelle est tout à fait compliquée et obscure, peut être résumée ainsi :
Admettre que les actes de mes semblables et les sons qu'ils émettent ont la même signification que les miens dans leurs rapports avec les choses et les pensées, revient à admettre qu'un des éléments du monde qui m'entoure (mon semblable) est lui aussi un terme central. C'est ainsi que s'introduit le cerveau de mon semblable. ("La variation définie du système C à un moment donné peut être décrite comme une valeur de substitution empiriocritique" - s. 158). Lorsque des modifications, qui naturellement appartiennent au monde de mon expérience, ont lieu dans le cerveau de mon semblable, des phénomènes se déroulent dans son monde à lui, et tout ce qu'il déclare à ce propos est déterminé par ce qui se passe dans son cerveau (s. 159 et 160). Dans le monde de mon expérience, c'est le monde extérieur qui détermine les variations qui se produisent dans son cerveau (c'est là un fait neurologique). Ce n'est pas l'arbre que je perçois qui détermine une perception analogue de mon semblable (car cette perception appartient à un autre monde), mais c'est la modification causée dans son cerveau par la vue de l'arbre (tous les deux appartiennent à mon univers) qui détermine sa perception ou pour s'exprimer dans le langage de Avenarius :
"Ainsi les valeurs d'éléments et de caractères définis, c'est-à-dire les valeurs E qui, dans le système T R, comprennent les membres T et R, ne doivent pas être conçues comme dépendant directement de la valeur complémentaire convenable c'est-à-dire dans la coordination principielle (M, R, T) le contre-terme R, mais au contraire des valeurs de substitution qui prennent la forme T, et ainsi des fluctuations du système CT." (s. 160)
Je suis donc contraint d'admettre que mon cerveau et son cerveau (qui appartiennent tous les deux au monde de mon expérience) subissent les mêmes variations sous l'influence du monde extérieur, et, par conséquent, il faut bien que les perceptions qui en résultent soient de même nature et aient les mêmes propriétés. Ainsi se trouve raffermie la conception naturelle selon laquelle mon monde extérieur est le même que celui des autres. Et cette démonstration ramène à la conception naturelle du monde, sans avoir recours à l'introjection. Ainsi s'exprime Avenarius.
L'argumentation en vient en somme à la conclusion que le fait de prêter à notre semblable des pensées et des conceptions analogues aux nôtres, qui, malgré les relations spirituelles qui existent entre nous, serait une introjection non légitime, devient permise dès que nous empruntons le détour du monde matériel physique. Le monde extérieur, dit Avenarius, produit dans nos cerveaux les mêmes modifications physiques (ce qui n'a jamais été et ne sera jamais démontré anatomiquement) et ces modifications de nos cerveaux déterminent à leur tour des déclarations analogues qui véhiculent nos échanges spirituels (même si ces relations de détermination ne peuvent être démontrées). La neurologie peut accepter cette idée comme une théorie valable, mais si je m'en tiens à mon expérience, je n'en ai jamais eu la preuve visuelle et je ne l'aurai jamais.
Les conceptions d'Avenarius n'ont donc rien de commun avec celles de Dietzgen ; elles n'ont pas pour objet la relation entre la connaissance et l'expérience. Elles sont en revanche très proches de celles de Mach par le fait qu'elles partent toutes les deux de l'expérience, et réduisent le monde entier à celle-ci. Les deux hommes croient ainsi éliminer le dualisme :
"Tant qu'on se garde d'altérer l'expérience complète, notre conception du monde reste toujours exempte de tout dualisme métaphysique. À ce dualisme que nous éliminons, appartiennent toutes les oppositions absolues entre «corps» et «âme», «matière» et «esprit», bref entre «physique» et «psychique»." (s. 118)
"II n'y a pas de «matière» physique au sein de «l'expérience complète», pas de «matière» au sens métaphysique absolu du mot, car la «matière» n'est dans ce sens qu'une abstraction ; elle serait la somme des contre-termes, abstraction faite de tout terme central." (s. 119)
Nous retrouvons les idées de Mach, avec cette différence toutefois que Avenarius, en philosophe professionnel, a construit un système fermé, sans faille et bien élaboré. Montrer l'identité de l'expérience de tous mes semblables, problème résolu en quelques phrases rapides par Mach, constitue la partie la plus difficile de l'œuvre de Avenarius. Le caractère neutre des «éléments» y est souligné avec plus de précision que chez Mach. Les sensations, le psychique n'existent pas ; il y a simplement quelque chose qui «se trouve là» (vorgefundenes), une donnée immédiate.
Avenarius s'oppose ainsi à la psychologie officielle qui jadis étudiait «l'âme» puis plus tard les «fonctions psychiques» ou le «monde intérieur». Celle-ci en effet part de l'affirmation que le monde observé n'est qu'une image à l'intérieur de nous-mêmes. Mais, selon Avenarius, ceci ne constitue pas une donnée immédiate et ne peut être déduit d'aucune donnée immédiate quelle qu'elle soit.
"Alors que je considère l'arbre placé devant moi comme étant avec moi dans la même relation qu'une donnée immédiate, ou qu'une chose qui «se trouve là», la psychologie officielle considère cet arbre comme «quelque chose de vu» à l'intérieur de l'homme, et plus particulièrement dans son cerveau." (s. 45 Note). L'introjection a détourné la psychologie de son véritable objet ; d'un «devant moi» elle a fait un «en moi», d'une donnée immédiate «quelque chose d'imaginé». Elle a transformé «une partie du milieu (réel) en une partie de la pensée (idéale)».
En revanche, pour Avenarius, les variations qui se produisent dans le cerveau («les fluctuations du système C») sont la seule base de la psychologie. Il s'appuie sur la physiologie pour affirmer que toute action du milieu provoque des modifications dans le cerveau qui donnent naissance à des pensées et à des énoncés. Il faut remarquer que cette conclusion ne fait en aucun cas partie de «ce qui se trouve là» ; qu'elle est extrapolée à partir d'une théorie de la connaissance, sans doute valable, mais qu'elle ne peut en aucune manière être démontrée par l'expérience. L'introjection que Avenarius veut éliminer est un processus naturel, un concept instinctif de la vie quotidienne, dont on peut sans doute démontrer qu'il se trouve au dehors de toute expérimentation sûre et immédiate, mais auquel on peut surtout reprocher de mener aux difficultés du dualisme. Ce que Avenarius apporte dans ce domaine c'est une affirmation sur la physiologie du cerveau, inaccessible à l'expérience, et qui appartient au courant de pensée du matérialisme des sciences de la nature. Il est remarquable que Mach et aussi Carnap parlent d'observer (de manière idéale et non réelle) le cerveau (par des méthodes physiques ou chimiques, par une sorte de «miroir du cerveau»), pour voir comment s'y effectue l'influence des sensations sur les pensées. Il semble que la théorie bourgeoise de la connaissance ne puisse pas éviter d'avoir recours à ce type de conception matérialiste. De ce point de vue Avenarius est le plus conséquent des trois ; selon lui, le but de la psychologie est d'étudier en quoi l'expérience dépend de l'individu, c'est-à-dire du cerveau. Ce qui engendre les actions humaines ce ne sont pas des processus psychiques mais des processus physiologiques à l'intérieur du cerveau. Là où nous parlons d'idées ou d'idéologie, l'empiriocriticisme ne parle que de variations dans le système nerveux central. L'étude des grands courants idéologiques mondiaux de l'histoire de l'humanité devient ainsi l'étude du système nerveux.
Ici, l'empiriocriticisme se rapproche beaucoup du matérialisme bourgeois pour lequel l'influence du milieu extérieur sur les idées de l'homme se réduit à des changements dans la matière cérébrale. Si on compare Avenarius et Haeckel, on se rend compte que le premier est en quelque sorte un Haeckel sens dessus dessous. Pour l'un comme pour l'autre, l'esprit n'est qu'une propriété du cerveau. Tous deux estiment pourtant que l'esprit et la matière sont deux choses entièrement distinctes et fondamentalement différentes. Haeckel attribue un esprit à chaque atome alors que Avenarius écarte toute conception qui fait de l'esprit un être particulier. Il en résulte que, chez Avenarius, le monde prend un caractère quelque peu indécis, effrayant pour des matérialistes et ouvrant la porte à toutes sortes d'interprétations idéologiques, celui d'un monde qui ne se compose que «de mon expérience».
L'identification de mes semblables avec moi-même (de leur monde avec le mien), est quelque chose qui va de soi. Mais si ce que je projette en ce semblable est hors du domaine de ma propre expérience, cette projection est un processus naturel et inévitable qu'on l'exprime en des termes matériels ou spirituels. Une fois de plus, tout vient de ce que la philosophie bourgeoise veut critiquer et corriger la pensée humaine au lieu de la considérer comme un processus naturel.
Il faut encore ajouter une remarque d'ordre général. Le caractère essentiel da la philosophie de Mach et de Avenarius, comme d'ailleurs de presque toute la philosophie des sciences d'aujourd'hui, c'est que tous les deux partent de l'expérience personnelle, comme de la seule base dont on peut être sûr, à laquelle il faut revenir chaque fois qu'il faut décider de ce qui est vrai. C'est lorsque les autres hommes, les semblables, entrent en jeu qu'apparaît une sorte d'incertitude théorique et qu'il devient nécessaire d'introduire force raisonnements laborieux pour ramener l'expérience de ces autres hommes à la nôtre. C'est là une conséquence de l'individualisme forcené de la société bourgeoise. L'individu bourgeois, à cause d'un sentiment exacerbé de sa personnalité, a perdu toute conscience sociale ; aussi ignore-t-il à quel point il est lui-même intégré dans la société. Dans tout ce qu'il est ou dans tout ce qu'il fait, dans son corps, dans son esprit, dans sa vie, dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses expériences les plus simples il est un produit de la société ; c'est la société humaine qui a forgé toutes les manifestations de sa vie. Même ce que je considère comme une expérience purement personnelle (par exemple : je vois un arbre) ne peut entrer dans la conscience que parce que nous la distinguons au moyen de noms précis. Sans les mots dont nous avons hérité pour désigner les choses, les actions et les concepts, il nous serait impossible d'exprimer ou de concevoir une sensation. Les parties les plus importantes ne sortent de la masse indistincte du monde des impressions que lorsqu'elles sont désignées par des sons : elles se trouvent alors séparées de la masse qui est jugée sans importance. Lorsque Carnap reconstruit le monde sans utiliser les noms habituels, il se sert néanmoins de sa capacité d'abstraction. Or la pensée abstraite, celle qui utilise les concepts, ne peut exister sans le langage et s'est d'ailleurs développée avec lui : l'un comme l'autre sont des produits de la société.
Le langage ne serait jamais apparu sans la société humaine où il joue le rôle d'un instrument de communication. Il n'a pu se développer qu'au sein d'une telle société, comme instrument de l'activité pratique de l'homme. Cette activité est un processus social, base fondamentale de toute mon expérience personnelle, de tout ce que j'ai acquis (Erlebnissen). L'activité des autres hommes, qui comprend aussi leur discours, je la ressens comme naturelle et semblable à la mienne, car elles appartiennent toutes deux à une activité commune en laquelle nous reconnaissons notre similarité. L'homme est avant toute chose un être actif, un travailleur. Il doit manger pour vivre c'est-à-dire qu'il doit s'emparer d'autres choses et se les assimiler; il doit chercher, lutter, conquérir. L'action qu'il exerce ainsi sur le monde et qui est une nécessité vitale pour lui, détermine sa pensée et ses sentiments et constitue la partie la plus importante de ses expériences. Dès le début, ce fut une activité collective, un processus social de travail. Le langage est apparu en tant que partie de ce processus collectif, comme médiateur indispensable dans le travail commun et en même temps comme instrument de réflexion nécessaires au maniement des outils, eux-mêmes produits du travail collectif. Il en va de même pour la pensée abstraite. Ainsi, le monde entier de l'expérience humaine revêt un caractère social. La simple «conception naturelle du monde» que Avenarius et d'autres philosophes veulent prendre comme point de départ n'est pas du tout une conception spontanée d'un homme primitif et solitaire mais bien le produit d'une société hautement développée.
Le développement social a, par l'accroissement de la division du travail, disséqué et éparpillé ce qui était auparavant une unité. Les savants et les philosophes ont la tâche spécifique de faire des recherches et des raisonnements tels que leur science et leurs conceptions puissent jouer un rôle dans le processus global de production. De nos jours ce rôle est essentiellement de soutenir et de renforcer le système social existant : le capitalisme. Complètement coupés des racines mêmes de la vie, c'est-à-dire du processus social du travail, savants et philosophes sont comme flottant en l'air et doivent utiliser des démonstrations subtiles et artificielles pour retrouver une base solide. Ainsi, le philosophe commence par s'imaginer qu'il est le seul être sur la terre, comme tombé du ciel, et plein de doutes il se demande s'il peut prouver sa propre existence. C'est avec un grand soulagement qu'il accueille la démonstration de Descartes : "Je pense, donc je suis." Ensuite, par un enchaînement de déductions logiques, il se met en devoir de prouver l'existence du monde et de ses semblables. Enfin après de nombreux détours, apparaît au grand jour, et c'est fort heureux, une chose évidente par elle-même - si toutefois elle réussit à apparaître ! C'est que le philosophe bourgeois ne sent pas la nécessité de poursuivre son raisonnement jusqu'à ses dernières conséquences, c'est-à-dire jusqu'au matérialisme ; il préfère s'arrêter à mi-chemin et décrire le monde sous une forme nébuleuse et immatérielle.
Telle est donc la différence : la philosophie bourgeoise cherche la source de la connaissance dans la méditation personnelle, le marxisme la trouve dans le travail social. Toute conscience, toute vie spirituelle de l'homme, fut-il l'ermite le plus solitaire, est un produit de la collectivité et a été façonnée par le travail collectif de l'humanité. Bien qu'elle prenne la forme d'une conscience personnelle (tout simplement parce que l'homme est un individu du point de vue biologique) elle ne peut exister qu'en tant que partie d'un tout. L'homme ne peut avoir d'expérience personnelle, qu'en tant qu'être social. Bien que son contenu diffère d'une personne à l'autre, l'expérience, tout ce qui est acquis, n'est pas dans son essence quelque chose de personnel ; elle est au-dessus de l'individu car elle a pour base indispensable la société entière. Ainsi, le monde se compose de la totalité des expériences des hommes. Le monde objectif des phénomènes que la pensée logique construit à partir des données de l'expérience est avant tout et par dessus et de par ses origines, l'expérience collective de l'humanité.
(À suivre)
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