Internationalisme (GCF) - N° 24 - 15 Juillet 1947 | Retour |
Après Moscou, où l'impossibilité d'entente entre les 2 blocs impérialistes s'était manifestée avec une vigueur insoupçonnée, nous avions raison de dire que les ponts étaient pratiquement coupés entre l'Amérique et l'URSS. Il ne s'agissait pas de rechercher les points de désaccord entre les 2 grands, car aucun compromis n'était possible sinon viable. Les intérêts étaient trop opposés et, au travers des projets et contre-projets présentés, on ne pouvait que saisir la volonté de l'Amérique d'entrer dans la zone d'influence russe et l'opposition farouche de la Russie pour relever "le rideau de fer" encore plus si ce n'est de l'étendre sur une bonne partie de l'Allemagne. Suite à l'échec de Moscou, il était ridicule de penser que la parole n'était plus à la diplomatie mais aux canons.
La stratégie diplomatique n'était pas arrivée à préparer le terrain à la stratégie militaire. L'Amérique ne faisait que voter l'aide à la Grèce et à la Turquie, le Japon lui-même n'était pas encore assez relevé économiquement. De son côté, la Russie devait arrêter net l'attraction américaine sur sa zone d'influence hongroise et bulgare. L'Autriche et l'Allemagne demeuraient des inconnus sur l'échiquier. Et c'est en rapport à cette impréparation politique de nombreux pays, à la nécessité de prise de possession physique du monde que les 2 grands lancent leur bataille diplomatique, dont Paris est la première phase.
La Russie se trouve dans l'obligation d'épurer sa zone d'influence de tout élément pro-américain. C'est le coup d'État en Hongrie - la tendance pro-occidentale est décimée, expatriée ou emprisonnée. C'est l'élimination de l'opposition en Bulgarie, la recrudescence de la guerre civile en Grèce et les victoires chèrement acquises par les troupes du Yennan en Chine. C'est, en même temps, le resserrement des liens économiques entre la Russie et l'Europe orientale et centrale.
L'Amérique, prise de vitesse par la Russie, marquée par une plus forte dispersion dans son influence sur le monde, se trouvant intérieurement grippée dans son économie par une masse de capitaux morts - parce que ne trouvant pas où se placer avec toutes les garanties nécessaires -, l'Amérique, disions-nous, lance l'offensive de la solidarité européenne, fait miroiter aux yeux d'une Europe affamée (y compris la Russie) les milliards de marchandises. C'est le plan Marshall. Pour la Russie, la ficelle est grossière, mais il s'agit de convaincre du stratagème le monde, sinon une partie.
La conférence de Paris réunit les Trois ministres des Affaires étrangères. La partie est pourtant jouée d'avance et le bloc "occidental" doit résulter de l'échec de la conférence de Paris. Quant à la Russie, elle doit jouer habilement, pas tellement à Paris mais surtout après Paris pour retarder la formation du bloc occidental.
À la conférence des Trois, les 2 thèses en présence sont irréductibles ; et ce n'est pas un problème de procédure qui est en jeu mais la géographie économique de l'Europe.
La thèse franco-anglaise, camouflage de la thèse Marshall, recherche avant tout 2 objectifs :
1°) créer un courant d'échanges économiques inter-européens, permettant une interdépendance complète des différentes économies d'Europe ;
2°) devant l'insuffisance économique qui en résulterait, faire appel globalement à l'aide américaine, pas tellement pour une aide indifférenciée ou pour une supervision des différentes économies, mais surtout pour diriger, par une planification, les différentes économies particulières de l'Europe.
Le but à atteindre est clair : toute planification de l'économie européenne permet avant tout d'ébranler la position stratégique de la Russie dans sa zone d'influence, l'isolant totalement, surtout au point de vue économique ; la pénétration américaine suivrait automatiquement ; ce dernier point n'étant possible que si le premier est atteint.
La thèse russe se devait de parer ce double coup. Économiquement affaiblie, tributaire dans une grande mesure de l'économie mondiale, la Russie se doit de pratiquer une politique économique d'autarcie et d'accords économiques unilatéraux (emprunts anglais, américains et suédois) pour ne pas se laisser vassaliser. Son plan à Paris était le suivant :
1°) pas de planification de l'économie européenne ; le comité Marshall ne doit être qu'un service de réception de commandes ;
2°) chaque pays réclamera l'aide Marshall en ne tenant compte que de ses besoins particuliers, sans préjudice d'accords économiques particuliers.
En définitive, les liens inter-européens sont repoussés et le filet que l'on voulait jeter sur l'Europe pour tout ramasser d'un coup est déchiré.
L'incompatibilité des 2 thèses devait mener à l'échec. Le bloc occidental, si jamais il se constitue sur cet échec tout en exprimant une victoire politique des É-U, n'est qu'un pis-aller pour l'économie américaine. Il n'en demeure pas moins un danger assez grave pour la Russie. Aussi voit-on, dans les pays comme l'Italie et la France, les partis staliniens encourager et diriger une série de troubles sociaux en vue de réintégrer le gouvernement, pour amoindrir les effets de la solidarité du futur bloc occidental.
La conférence inter-européenne, que Mr Bevin et Mr Bidault ont pris sur eux de convoquer, ne présentera pas, nous le pensons, ce caractère net et tranchant de séparation de l'Europe en deux. Nous savons déjà que les satellites orientaux de la Russie n'y participeront pas. Cependant, la Tchécoslovaquie s'est prononcée, bien qu'avec des réserves, pour l'acceptation de l'invitation. Pourquoi ? Ce pays est, parmi les satellites russes, le plus sûr vassal. De plus, en contact constant, de par sa position géographique et industrielle, avec le reste de l'Europe, il est redevable aussi de l'économie extra-russe. Enfin, ce pays pourra très bien jouer le rôle d'observateur au profit de la Russie.
Les événements qui vont suivre la conférence de Paris ne précipiteront pas les jeux. La parole est encore aux prouesses et aux finasseries diplomatiques. La perspective de guerre, que nous rappelons à chaque article, n'est pas basée vulgairement sur une volonté de guerre des puissances impérialistes - conception bien simpliste et bien sentimentale -, mais uniquement sur l'irréduction des antagonismes impérialistes, malgré tous les efforts des Wallace, des Laski et autres vétérans de "la paix". La sentimentalité pacifiste bourgeoise se heurte chaque jour à l'absurdité de tous les compromis. Nous dirons même que ces compromis ne retardent en rien l'échéance de la guerre qui est devenue l'oxygène, le donneur de vie du système capitaliste. Ces compromis sont les premiers contacts de personnes qui doivent se prendre au cou. Et ceci est si vrai qu'il faut vraiment que les jeux soient bien clairs pour permettre à un Bevin de déclarer que, si la provocation continue, il est prêt à dire : "Assez !", et à passer aux actes "guerriers". Il n'y a pourtant pas de provocation, si ce n'est de la part du régime capitaliste qui redemande sa seule possibilité de vie : la guerre.
Si les impérialistes peuvent se permettre d'étaler leurs querelles au grand jour, c'est que la classe ouvrière se tait ou se laisse embrigader par l'impérialisme, qu'il soit russe ou américain. La situation internationale aura encore des hauts et des bas. Nous verrons et entendrons encore des petits-bourgeois pacifistes crier à "la détente" ou "au feu" alternativement. Mais la fin de cette situation ne se résoudra que dans la guerre, SI LA CLASSE OUVRIÈRE NE SORT PAS DE SA TORPEUR ET, DÉLAISSANT LES MANIFESTATIONS STÉRILES ET FATIGANTES DANS LESQUELLES LA POUSSENT LES PARTIS DITS OUVRIERS, NE SE MONTRE INDÉPENDANTE DANS SA LUTTE FAROUCHE CONTRE LA FAMINE ET LA GUERRE DE QUELQUE CÔTÉ QU'ELLES VIENNENT.
SADI
[Fraction interne du CCI]