Internationalisme (GCF) - N° 23 - 15 Juillet 1947 Retour 

LÉNINE PHILOSOPHE (suite)

MACH1

Dans la dernière partie du XIXe siècle, le monde bourgeois se détourna de plus en plus du matérialisme. La bourgeoisie renforça sa domination sur la société, en développant le capitalisme. Mais la croissance de la classe ouvrière, dont la position sociale était une manifestation permanente de l’imperfection du système et dont le but avoué en était la destruction, amena la bourgeoisie à douter de la pérennité du capitalisme. À la confiance des débuts succéda l’inquiétude, le monde futur comme le monde présent recelaient une foule de problèmes insolubles. Et, comme les forces matérielles visibles lui promettaient des lendemains désagréables, la bourgeoisie chercha à apaiser ses appréhensions et à raffermir sa confiance en elle-même en se tournant vers des croyances en une prédominance des puissances spirituelles. Les tendances mystiques et religieuses reprirent la première place. Cette évolution se renforça encore au XXe siècle après la première guerre mondiale.

Les hommes de science appartiennent au monde bourgeois ; ils sont en liaison constante avec la bourgeoisie et sont influencés par les courants idéologiques qui l’agitent. Mais le développement de la science les a contraints à s’occuper de problèmes nouveaux, à faire face à des contradictions qui se faisaient jour dans leurs concepts. La critique de leurs théories, qu’ils étaient forcés de faire, ne découlait pas d’une conception philosophique nette mais des nécessités directes, pratiques de leur étude de la nature. Cette critique prit la forme et la tonalité des courants idéologiques anti-matérialistes, qui prédominaient au sein de la classe dirigeante. C’est pourquoi la philosophie moderne de la nature présente deux tendances : réflexion critique sur les concepts fondamentaux de la science et critique du matérialisme. Ces conceptions prirent un aspect idéologique et mystique. Mais ceci ne veut pas dire qu’elles aient été sans valeur et stériles, pas plus que ne l’avait été le système philosophique idéaliste de Hegel au temps de la Restauration.

À la fin du 19ème siècle et dans plusieurs pays, apparurent de nombreuses critiques des principales théories en cours. Citons, par exemple, celles de Karl Pearson en Angleterre, Gustav Kirchhoff et Ernst Mach en Allemagne, Henri Poincaré en France. Tous ces critiques, tout en suivant des chemins différents, représentaient une même tendance. Mais ce sont sans nul doute les oeuvres de Mach qui ont exercé la plus grande influence.

Selon lui, la physique ne doit pas partir de la matière, des atomes, des choses, car ce sont des concepts dérivés. Ce que nous connaissons directement, c’est l’expérience et les composantes de toute expérience ce sont les sensations, les impressions sur les sens (Empfindung). Sous l’influence de notre système de concepts acquis au cours de notre éducation et hérités de nos habitudes intuitives, nous expliquons chaque sensation comme l’effet d’un objet sur notre personne en tant que sujet : par exemple, je vois une pierre. Mais dès que nous nous libérons de cette habitude, nous constatons que cette sensation est un tout en elle-même donné directement sans distinction de sujet ou d’objet. Par l’expérience d’un certain nombre de sensations j’arrive à distinguer les objets, et d’ailleurs ce que je connais de moi-même je ne le sais que par un ensemble analogue de telles sensations. Comme le sujet et l’objet sont finalement construits à partir de sensations, il est préférable d’éviter ce mot de sensations qui se rapporte à une personne qui les perçoit. C’est pourquoi, continue Mach, nous préférons utiliser un mot plus neutre, celui d’élément, pour désigner la base la plus élémentaire de la connaissance. (On utilisera souvent plus tard un mot collectif : le donné.)

Pour la pensée ordinaire, il y a à un paradoxe. Comment une pierre, chose solide par excellence, dure, immuable, pourrait-elle se composer ou consister en "des sensations", choses aussi subjectives qu’éphémères. Mais si on y regarde de plus près on se rend vite compte que ce qui caractérise une chose c’est justement cela et rien de plus. Sa dureté par exemple n’est rien d’autre que l’expérience d’un certain nombre de sensations souvent douloureuses ; quant à son caractère immuable, il résulte d’une somme d’expériences qui montrent que chaque fois que nous nous retrouvons dans la même situation, nous voyons se répéter les mêmes sensations. Aussi comptons-nous sur un ordre fixe dans le déroulement de nos sensations. Dans notre conception d’une chose, il n’y a donc rien qui ait en définitive la forme ou le caractère d’une sensation. Un objet n’est que la somme de toutes nos sensations éprouvées à différents moments et qui, parce que nous admettons une certaine permanence des lieux et de l’environnement, sont combinées ensemble et désignées sous un même nom. Un objet n’est rien de plus, il n’y a aucune raison de supposer avec Kant l’existence d’une "chose en soi" (Ding an sich) en dehors de cette masse de sensations ; et il ne nous est même pas possible d’exprimer par des mots ce qu’il faut entendre par l’existence d’une chose en soi. Par conséquent, non seulement l’objet n’est construit qu’à partir de sensations, mais il ne se compose que de sensations. Et Mach exprimait ainsi son opposition à la physique traditionnelle de son époque :

"Ce ne sont pas les corps qui produisent les sensations, mais les complexes d’éléments (complexes de sensations) qui forment les corps. Et si le physicien considère que les corps sont une réalité permanente et ses 'éléments' une apparence passagère et éphémère, c’est qu’il ne se rend pas compte que tous les corps ne sont que les symboles mentaux de complexes d’éléments (complexes de sensations)." (Analyse des sensations, p. 23).

Il en est de même pour le sujet. Ce que nous appelons le "moi" c’est un complexe de souvenirs et de sentiments, de sensations et d’idées passées et présentes, reliés entre eux par la continuité de la mémoire et rattachés à un corps particulier, mais qui ne sont que partiellement permanent :

"Ce n’est pas le 'moi' qui est primaire, ce sont les éléments (...) Les éléments forment le 'moi'. Les éléments de la conscience d’un individu donné sont fortement reliés entre eux, mais en revanche très faiblement et seulement occasionnellement reliés à ceux d’un autre individu. C’est pourquoi chacun croit ne connaître que lui-même en tant qu’unité indivisible, indépendante de toutes les autres." (p.19).

"La nature se compose d’éléments fournis par les sens. L’homme primitif saisit d’abord parmi eux certains complexes de ces éléments qui se reproduisent avec une certaine constance et qui sont pour lui les plus importants. Les premiers mots, les plus anciens sont des noms de 'chose'. Mais ici on fait abstraction de l’environnement, des petites modifications que ces complexes subissent sans cesse et qui, parce que moins importantes, ne sont pas retenues. Il n’existe pas dans la nature de chose invariable. La chose est une abstraction, le nom est un symbole d’un complexe d’éléments dont nous négligeons les changements. Et si nous désignons le complexe dans son ensemble par un seul mot, par un seul symbole cela vient de ce que nous éprouvons le besoin d’éveiller d’un seul coup toutes les impressions qui se rattachent à ce complexe (...) Les sensations ne sont pas des 'symboles des choses'. Au contraire, la 'chose' est plutôt un symbole mental pour un complexe de sensations d’une stabilité relative. Ce ne sont pas les choses ou les corps, mais les couleurs, les sons, la pression, l’espace, le temps (ce que nous appelons ordinairement les sensations) qui sont les véritables éléments du monde. Le processus tout entier a un sens d’économie. En décrivant les faits, nous commençons par les complexes les plus stables, les plus habituels et les plus courants, et par la suite nous ajoutons ce qui est inhabituel comme correction." (Le développement de la mécanique), 1883, p. 454).

Dans l’ouvrage que nous venons de citer et où il traite du développement historique des principes de la mécanique, Mach est très proche de la méthode du matérialisme historique. Pour lui en effet, l’histoire de la science ne se résume pas à celle d’une suite de grands hommes dont le génie a permis les grandes découvertes. Il montre au contraire comment les problèmes pratiques sont d’abord résolus par les méthodes de pensée de la vie quotidienne, puis finissent par trouver leur expression théorique la plus simple et la plus adéquate. Et par là, il insiste sur le rôle "économique" de la science :

"Toute science a pour but de remplacer ou d’économiser des expériences en représentant et en prévoyant les faits par la pensée ; car ces reproductions sont plus facilement à disposition que les expériences elles-mêmes et peuvent dans une large mesure les remplacer." (p. 454).

"Quand nous nous représentons des faits par la pensée, nous ne les reproduisons jamais comme ils sont exactement, mais nous ne retenons que les aspects qui sont importants pour nous. Ce faisant, nous poursuivons un but issu directement ou indirectement de préoccupations pratiques. Nos représentations sont toujours des abstractions. Ici aussi on retrouve la tendance à l’économie." (p.454).

Dans cette conception la science, aussi bien la plus spécialisée que la connaissance la plus commune, est liée aux besoins de la vie, elle est un moyen d’existence :

"La tâche biologique de la science est d’offrir à l’homme en pleine possession de ses sens un fil directeur (Orientierung) aussi parfait que possible." (Analyse, p. 29).

Pour que l’homme puisse réagir efficacement dans chaque situation de sa vie, face à chaque impression créée par le milieu, point n’est besoin qu’il évoque dans sa mémoire tous les cas antérieurs où il s’est trouvé dans une situation analogue et ce qu’il en est résulté ; il lui suffit d’en connaître les conséquences dans le cas général pour décider de sa conduite. La règle, le concept abstrait, sont des instruments toujours prêts à être utilisés qui nous évitent d’avoir à considérer mentalement tous les cas antérieurs. Les lois de la nature ne fournissent pas une prévision de ce qui doit ou va arriver dans la nature mais ce à quoi nous nous attendons ; et c’est là le but même qu’elles doivent remplir.

L’élaboration de concepts abstraits, de règles, de lois de la nature, que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans l'exercice des sciences, est un processus qui aboutit à économiser l’activité cérébrale, à économiser la pensée. Mach montre par un certain nombre d’exemples empruntés à l’histoire des sciences que les progrès scientifiques reviennent toujours à accroître cette économie, c’est-à-dire économiser des domaines d’expérience de plus en plus grands de manière de plus en plus ramassée et que pour faire des prédictions, on puisse éviter de répéter les mêmes opérations mentales :

"La vie de l’homme est courte et sa mémoire est limitée, et on ne peut acquérir un nombre de connaissances appréciable qu’à l’aide de l'économie de pensée la plus poussée (...) (Ainsi, la tâche de la science consiste) à représenter les faits aussi complètement que possible avec le minimum d’effort cérébral." (Die Mechanik, p. 461).

Le principe de l’économie de pensée détermine, selon Mach, le caractère de la recherche scientifique. Ce que la science présente comme les propriétés des choses, les lois des corps, des atomes, ne sont en réalité que des relations entre des sensations. Par exemple, les phénomènes entre lesquels la loi de la gravitation établit des relations se composent tous d’un certain nombre d’impressions visuelles, tactiles et auditives. La loi nous dit que ces phénomènes n’ont pas lieu au hasard et elle prédit ceux auxquels nous pouvons nous attendre. Bien entendu, les lois ne pourraient être énoncées sous une telle forme, beaucoup trop complexe pour être appropriée et applicable en pratique. Mais, du point de vue des principes, il est important de constater que toutes les lois n’expriment que des relations entre des phénomènes. Si dans notre conception de l’Ether ou des atomes des contradictions surgissent, elles ne sont pas des contradictions de la nature mais proviennent de la forme que nous avons choisie pour exprimer nos abstractions et nos lois, dans le but de les utiliser de la manière la plus pratique. La contradiction disparaît dès que nous présentons les résultats de la recherche sous forme de rapport entre les grandeurs observées, c’est-à-dire en dernier ressort, entre les sensations.

L’esprit non engagé dans l’activité scientifique est facilement troublé par le fait qu’une conception adaptée à un but particulier puisse être prise comme base de tout le système de la recherche scientifique. C’est le cas, dit Mach, pour celui qui considère "toutes les expériences (...) comme les effets d’un monde extérieur sur la conscience. Il en résulte alors une confusion apparemment inextricable de difficultés métaphysiques. Mais ce spectre disparaît dès que nous considérons les choses sous leur forme mathématique et que nous nous rendons compte que n’a de valeur pour nous que l’établissement de rapports et de fonctions, et que la seule chose que nous désirons réellement connaître ce sont les relations mutuelles entre les expériences." (Analyse, p. 28).

On pourrait croire que Mach émet ici des doutes sur l’existence d’un monde extérieur indépendant de l’homme et agissant sur lui. Mais en bien d’autres endroits, il parle de la nature au sein de laquelle nous devons organiser notre vie et que nous devons explorer. Ce qu’il veut dire c’est que le monde extérieur tel qu’il est compris par la physique et par l’opinion courante, c’est-à-dire le monde de la matière et des forces engendrant les phénomènes, nous conduit à des contradictions.

Ces contradictions ne peuvent être résolues que si nous revenons chaque fois aux phénomènes et si au lieu de discuter sur des mots nous exprimons nos résultats sous forme de rapports entre nos observations. C’est ce que, par la suite, on appela le "principe de Mach" que l’on peut énoncer ainsi : quand nous nous demandons si une affirmation a un sens ou non et si oui lequel, nous devons chercher quelle expérience peut la confirmer ou l’infirmer. Ce principe a joué un rôle important de nos jours, d’une part dans les controverses sur le temps et l’espace qui accompagnèrent la théorie de la relativité et d’autre part dans la compréhension des phénomènes atomiques et du rayonnement. Pour Mach lui-même, il s’agissait de trouver un champ d’interprétation plus large des phénomènes physiques. Dans la vie quotidienne, les corps solides sont les complexes d’éléments les plus évidents et c’est pourquoi la mécanique, c’est-à-dire la science qui traite des mouvements de ces corps, a été le premier domaine de la physique à se développer. Mais ce n’est pas une raison pour faire de l’agencement des atomes et de la théorie atomique le schéma de base de l’univers tout entier. Au lieu de vouloir expliquer tous les phénomènes, la chaleur, l’électricité, la lumière, la chimie, la biologie par le mouvement de ces particules microscopiques, mieux vaudrait développer des concepts appropriés à chaque domaine.

Il y a toutefois une certaine ambiguïté dans ce que Mach dit du monde extérieur, ambiguïté qui révèle un penchant certain vers le subjectivisme, correspondant aux tendances générales du monde bourgeois vers le mysticisme, et qui devait aller en se renforçant. Plus tard Mach se plaira à découvrir partout des courants apparentés à ses idées, et s’empressera d’approuver en termes flatteurs les philosophies idéalistes qui doutent de la réalité du monde matériel. Il ne faut pas non plus chercher chez Mach un système philosophique homogène et cohérent, poussé jusqu’à ses dernières conséquences. Ce qui lui paraissait le plus important c’était de faire des remarques critiques destinées à stimuler l’apparition d’idées nouvelles, qu’il exprimait souvent sous forme de paradoxes, de traits acérés contre les conceptions généralement admises, mais sans trop se soucier d’éliminer toute contradiction dans ses affirmations ou de résoudre tous les problèmes. Sa démarche d’esprit n’est pas celle du philosophe construisant un système sans faille mais celle du savant qui présente ses idées comme une contribution partielle à l’ensemble du travail de la collectivité scientifique, certain que d’autres corrigeront les erreurs et compléteront ce qui est laissé inachevé :

"La suprême philosophie du savant consiste précisément à se satisfaire d’une vision du monde (Weltanschauung) incomplète et à la préférer à un système philosophique apparemment complet mais insatisfaisant." (Die Mechanik, p. 437).

Mach a tendance à faire ressortir le côté subjectif de l’expérience. Ceci est manifeste lorsqu’il décrit comme des sensations les données immédiates du monde (les phénomènes). Certes, cette manière de faire repose sur une analyse plus profonde des phénomènes. Le phénomène d’une pierre qui tombe implique toute une série de sensations visuelles qui se succèdent et qui sont reliées au souvenir de sensations visuelles et spatiales antérieures. On pourrait donc dire que les éléments de Mach, c’est-à-dire les sensations, sont les constituants les plus simples des phénomènes. Quand Mach dit : "Il est exact que le monde se compose de nos sensations." (Analyse, p. 10)

il entend mettre l’accent sur le caractère subjectif des éléments du monde, mais il ne dit pas : mes sensations à moi, pas plus qu’il ne dit : l’univers est formé de mes sensations. Le solipsisme lui est totalement étranger et est tout à fait incompatible avec son système de pensée. Pour Mach, le "moi" est également un complexe de sensations et d’ailleurs il rejette le solipsisme expressément. Derrière le mot "nous" se cachent les relations entre les hommes (mais Mach ne va pas plus loin que cette manière de s’exprimer). Lorsqu’il examine la relation entre le monde construit à partir de ses sensations et les autres hommes, il est très imprécis :

"Pas plus que je ne considère le rouge et le vert comme appartenant à un corps particulier, je ne fais de distinction essentielle du point de vue de cette orientation générale entre mes sensations et celles d’un autre. Les mêmes éléments se retrouvent réunis sous forme de points nodaux (Verknüpfungspunkte) dans de nombreux 'moi'. Mais ces points nodaux ne sont pas stables. Ils apparaissent, disparaissent et se modifient constamment." (p. 294)

On pourrait objecter ici que si le rouge et le vert appartiennent à plusieurs corps à la fois ils ne sont plus des sensations, de ces éléments constitutifs de l’expérience, mais déjà des concepts abstraits, le "rouge" et le "vert", extraits d’impressions semblables venues de phénomènes différents. Nous trouvons là un renouvellement des bases de la science, celui qui consiste à remplacer des concepts, comme ceux de corps et de matière, par d’autres concepts abstraits, par exemple la couleur, que nous appelons propriétés des premiers. Mais lorsque Mach dit que sa sensation et celle d’un autre sont le même élément (le "moi" et l’autre sont tous les deux de ces points nodaux), le mot "élément" est pris dans un sens différent, et prend le caractère d’un phénomène qui dépasse l’individu.

La thèse de Mach selon laquelle le monde se compose de nos sensations contient cette vérité fondamentale que nous ne connaissons le monde qu’à travers nos sensations. Elles sont le seul matériau avec lequel nous pouvons construire notre monde. C’est dans ce sens que le monde, y compris le "moi", se "compose" uniquement de sensations. Mais pour Mach cette thèse contient quelque chose de plus et il met l’accent sur le caractère subjectif des sensations, révélant ainsi la même tendance idéologique bourgeoise que nous retrouvons dans les autres philosophies de la même époque. Cette tendance est encore plus manifeste quand il remarque que ses conceptions sont en mesure de faire disparaître le dualisme, cet éternel antagonisme philosophique entre les deux mondes de la matière et de l’esprit. Selon Mach, le monde physique et le monde psychique se composent des mêmes éléments, mais combinés différemment. La sensation de "vert" que j’éprouve en voyant une feuille, reliée avec toutes les sensations que moi ou d’autres avons pu éprouver face à des feuilles, est un élément de la feuille "matérielle" ; cette même sensation liée cette fois à ma rétine, mon corps et mes souvenirs devient un élément de mon moi, et, jointe à d’autres impressions que j’ai eues auparavant, un élément de mon esprit.

"Je ne vois aucune opposition entre le physique et le psychique, mais au contraire une identité profonde en ce qui concerne les éléments. Dans la sphère sensorielle de ma conscience chaque objet est à la fois physique et psychique." (Analyse, p. 36)

"Ce n’est pas le contenu mais la direction des recherches qui diffèrent entre les deux domaines." (p. 14)

Ainsi disparaît le dualisme ; le monde entier est une unité et se compose d’éléments identiques, qui ne sont pas les atomes mais les sensations :

"lI n’y a aucune difficulté à représenter tous les événements physiques à partir des sensations, qui sont en même temps des éléments psychiques, mais il est en revanche impossible de représenter un phénomène psychique quelconque à partir des éléments en usage dans la physique moderne comme la masse ou les mouvements (...) On doit se rendre compte que rien ne peut devenir objet d’une expérience ou de la science s’il ne peut, d’une manière ou d’une autre, être partie de la conscience." (Connaissance et erreur, p. 12)

C’est dans cette note d’un ouvrage de 1905 que se fait jour l’esprit anti-matérialiste du monde bourgeois. La méthode, servant à caractériser les éléments, jusque là prudente, réfléchie et neutre est brusquement abandonnée, et les éléments eux-mêmes qualifiés de "psychiques". Ainsi, le monde physique se trouve entièrement intégré dans le domaine psychique. Mais il ne s’agit pas pour nous ici de faire la critique des idées de Mach mais d’exposer un courant de pensée et plus particulièrement dans ses relations avec la société. Aussi ne discutons-nous pas de la tautologie de la phrase finale selon laquelle ce qui est conscient ne peut être que ce qui se trouve dans sa conscience, c’est-à-dire que le monde ne peut être que spirituel.

Si nous admettons difficilement que les éléments constituants de l’univers sont les sensations, c’est, dit Mach, parce que dans notre jeunesse nous avons assimilé sans esprit critique l’image toute faite du monde que l’humanité a intuitivement élaborée au cours des millénaires de son évolution. Mach expose alors comment, à l’aide d’un raisonnement philosophique, on peut parvenir à retracer consciemment et avec esprit critique tout ce processus. En repartant des expériences les plus simples, c’est-à-dire des sensations élémentaires, nous pouvons reconstruire pas à pas l’univers : nous-mêmes, le monde extérieur, les différents corps qui font partie du monde extérieur, mais liés à ce que nous éprouvons, à nos actions, à nos souvenirs personnels. Ainsi, par analogie, nous nous rendons compte que les autres hommes sont nos semblables, de même nature que nous et que par conséquent leurs sensations, dont nous prenons connaissance par leurs témoignages, sont des matériaux semblables aux nôtres que nous pouvons utiliser dans notre construction du monde. Mach s’arrête ici et avant l’étape qui le mènerait à la conception d’un monde objectif. Ce n’est pas une lacune accidentelle mais une conception fondamentale. Ceci se retrouve d’ailleurs et plus marqué encore chez Carnap, un des principaux porte-parole de la philosophie moderne de la nature. Dans La construction logique du monde, il se fixe le même objectif que Mach, mais le poursuit d’une manière encore plus rigoureuse : si on choisit comme point de départ non l’ignorance totale mais la pleine possession des activités spirituelles, comment arrive-t-on à reconstituer le monde avec tout ce qu’il contient ? Partant de "mes sensations" j’établis un système "d’énoncés" et "d’objets" (Carnap désigne par le mot Gegenstand tout ce qui peut donner lieu à un énoncé), et ainsi l’existence d’"objets" physiques et psychiques, avec lesquels je construis le "monde" sous forme d’un système ordonné de mes sensations. La question du dualisme entre le corps et l’âme se résout de la même manière que chez Mach ; le matériel et le spirituel se composent des mêmes matériaux, les sensations, et ne diffèrent que par leur combinaison. Les sensations des autres hommes conduisent, si l’on en croit leur témoignage, à un monde physique correspondant exactement au mien. C’est le monde "intersubjectif", commun à tous les sujets, le monde dont traitent les sciences de la nature. Et Carnap s’arrête également là, satisfait d’avoir éliminé tout dualisme, et d’avoir montré que toute question sur la réalité du monde n’a pas de sens, puisque la réalité ne peut être prouvée que par nos expériences, nos sensations : ici s’arrête l’enchaînement de la constitution du monde.

Il est facile de dégager les limites de cette conception des structures du monde. Pour Mach comme pour Carnap, le monde, ainsi constitué, est un monde instantané supposé immuable. Le fait que le monde soit en perpétuelle évolution est laissé de côté. Nous devons dépasser le point où Carnap s’est arrêté. Nous savons d’expérience que les gens naissent et meurent. Lorsque les hommes, dont les expériences ont servi à constituer le monde, meurent, le monde n’en reste pas moins inchangé. Je sais que lorsque mes sensations, mon "acquis", disparaîtront avec ma mort, le monde continuera d’exister. Les expériences scientifiques admises par tous nous ont permis de conclure qu’il y a des millénaires il n’y avait pas d’hommes sur la Terre ni même d’êtres vivants. Le fait de l’évolution, qui repose sur nos sensations regroupées dans la science, démontre qu’il a existé un monde dont la sensation était exclue. Ainsi, on passe d’un monde intersubjectif, commun à tous les hommes, à un monde objectif indépendant de l’homme. La conception du monde en est entièrement changée. Une fois ce monde objectif constitué tous les phénomènes sont considérés comme indépendants de l’observateur, et deviennent des relations entre les diverses parties du monde total. Le monde est l’ensemble de ces innombrables parties qui agissent les unes sur les autres. Chaque partie consiste en la totalité de ses actions et réactions avec le reste du monde ; toutes ces actions mutuelles forment les phénomènes que la science étudie. L’homme est aussi une partie du monde : nous ne sommes que la totalité de nos actions et réactions avec le monde extérieur. Nos sensations apparaissent maintenant sous un nouveau jour. Elles représentent les actions du monde sur nous-mêmes, mais ne sont qu’une partie infime de toutes les interrelations qui constituent l’univers. Bien entendu, elles sont la seule réalité qui nous soit directement donnée. Quand l’homme construit le monde à partir de ses expériences personnelles, il reconstruit dans son esprit un monde objectif qui existe déjà. De nouveau nous nous trouvons face à une double image du monde et de nouveau se posent les problèmes de la théorie de la connaissance. Le matérialisme historique a montré comment on peut les résoudre sans faire appel à la métaphysique.

On peut se demander pourquoi deux philosophes de la nature aussi éminents n’ont pas franchi le pas qui les eût menés à la constitution d’un monde objectif, alors que la logique de leurs raisonnements eut dû les y conduire. On ne peut se l’expliquer qu’à partir de leur conception du monde. Leur façon instinctive d’attaquer les problèmes est anti-matérialiste. En s’arrêtant à un monde subjectif ou intersubjectif construit à partir de l’expérience personnelle, ils parviennent à une conception moniste du monde, dans laquelle le monde physique se compose d’éléments psychiques, et réfutent le matérialisme. On a ici un exemple particulièrement significatif de la manière dont une conception de classe arrive à déterminer l’orientation de la science et de la philosophie.

En résumé, nous pouvons dire qu’il faut distinguer deux phases dans les conceptions de Mach. Dans la première il ramène les phénomènes de la nature aux sensations, montrant ainsi leur caractère subjectif, il ne cherche pas à utiliser ces sensations pour construire par des déductions précises un monde objectif. Ce monde objectif, il l’accepte comme quelque chose d’évident, d’allant de soi, mais poussé par son désir de ne voir la réalité immédiate que dans les sensations considérées comme des éléments psychiques, il lui donne un vague caractère mystique. Vient ensuite la deuxième phase, le passage du monde des phénomènes au monde de Ia physique. Ce que la physique et aussi le sens commun, convaincu par la vulgarisation scientifique, considèrent comme la réalité du monde (matière, atomes, énergie, lois de la nature, formes de l’espace et du temps, le moi) ne sont que des abstractions à partir d’un groupe de phénomènes. Mach réunit les deux étapes en une seule en disant que les choses sont des complexes de sensations.

La deuxième phase nous ramène à Dietzgen. La similitude est ici manifeste. Les différences entre Mach et Dietzgen proviennent de leurs conceptions de classe. Dietzgen s’est basé sur le matérialisme dialectique et ses conceptions étaient une conséquence directe du marxisme. Mach, influencé par la réaction qui naissait au sein de la classe bourgeoise, considérait que sa tâche était une critique fondamentale du matérialisme naturaliste sous une forme qui assure la suprématie sur la matière à un quelconque principe spirituel. En outre, il y a une différence dans leurs attitudes personnelles et leurs buts spécifiques. Dietzgen était un philosophe aux vues larges qui a cherché à expliquer le fonctionnement du cerveau humain. L’expérience pratique, aussi bien dans le domaine de la vie quotidienne que dans celui de la science, lui a servi de matériau pour connaître la connaissance. Mach était un physicien qui a surtout cherché à améliorer la manière dont opérait jusqu’alors, dans la recherche scientifique, l’esprit humain. Le but de Dietzgen était de faire apparaître clairement le rôle de la connaissance dans l’évolution sociale, pour que la lutte du prolétariat puisse en profiter. Le but de Mach était d’améliorer la pratique de la recherche scientifique pour en faire profiter les sciences de Ia nature.

Quand il parle de l’application pratique de ses conceptions, Mach s’exprime de différentes façons, parfois de manière extravagante. Ici il pense qu’il est inutile d’employer les abstractions courantes :

"Nous connaissons uniquement des sensations, toute hypothèse sur les noyaux (c’est-à-dire sur les particules composant la matière) et sur leurs actions réciproques qui donneraient naissance aux sensations est entièrement vaine et superflue." (Analyse, p. 10).

Là, au contraire, il ne veut pas discréditer le sens commun, le réalisme "naïf" qui rend les plus grands services à l’homme dans sa vie de tous les jours. Ce réalisme est un produit de la nature qui s’est développé peu à peu tandis que tout système philosophique n’est qu’un produit artificiel et éphémère, visant des buts temporaires. Il nous faut donc comprendre "pourquoi et dans quel but nous adoptons dans la plus grande partie de notre vie tel point de vue et pourquoi, dans quel but et quelle direction, nous devons l’abandonner temporairement. Aucun point de vue n’a de validité éternelle, chaque principe n’a d’importance que pour un but déterminé." (p. 30)

Dans l’application pratique de ses conceptions à la physique, Mach n’a rencontré que peu d’écho. Il s’en prenait surtout à la matière et aux atomes tels qu’ils étaient présentés dans la physique de son époque. Sans doute, ils ne sont que des abstractions et doivent être considérés comme tels :

"Personne n’a jamais vu d’atomes où que ce soit et n’en verra jamais ; comme toutes les autres substances, ce sont des produits de l’esprit." (Der Mechanik, p. 463)

Mais ce n’est pas la seule raison pour les rejeter. En fait, ce sont des abstractions dénuées de pratique qui représentent une tentative d’expliquer tous les phénomènes physiques par la mécanique, par le mouvement de petites particules. Or "il est clair que les hypothèses mécaniques ne permettent pas d’atteindre à la véritable économie de pensée scientifique." (p. 469).

Mais lorsque, dès 1873, il présente sa critique de l’explication de la chaleur par l’agitation des atomes et de l’électricité par l’écoulement d’un fluide, il ne rencontre aucun écho chez les physiciens. Ceux-ci, bien au contraire, ont continué à développer ce type d’explications, dont les conséquences ont toujours été confirmées. Dans le cas de l’électricité, par exemple, la découverte de l’électron et de sa charge élémentaire a conduit à une théorie de type corpusculaire, qui permit à la théorie atomique de s’étendre avec de plus en plus de succès. La génération de physiciens qui a succédé à celle de Mach, si elle avait certaines sympathies pour ses conceptions philosophiques, ne l’a pas suivi sur le chemin des applications pratiques. Ce n’est qu’au 20ème siècle, lorsque la théorie atomique et celle de l’électron eurent pris un essor remarquable et que la théorie de la relativité eut fait son apparition, que de graves contradictions internes se firent jour dans la physique. Les principes de Mach se révélèrent alors les meilleurs guides pour vaincre ces difficultés.


1Traduction reprise de l'édition parue dans le site www.marxists.org


[Fraction interne du CCI]