Internationalisme (GCF) - N° 23 - 15 Juillet 1947 | Retour |
Les 25 et 26 mai s'est réunie une conférence internationale de contact des groupements révolutionnaires. Ce ne fut pas uniquement pour des raisons de sécurité que cette conférence ne fut pas annoncée tambour battant, à la mode stalinienne et socialiste. Les participants à la conférence avaient profondément conscience de la terrible période de réaction que traverse présentement le prolétariat et de leur propre isolement - inévitable en période de réaction sociale -, aussi ne se livrèrent-ils pas aux bluffs spectaculaires tant goûtés - d'ailleurs de fort mauvais goût - de tous les groupements trotskistes.
Cette conférence ne s'est fixé aucun objectif concret immédiat, impossible à réaliser dans la situation présente, ni une formation artificielle d'Internationale ni des proclamations incendiaires au prolétariat. Elle n'avait seulement pour but qu'une première prise de contact entre les groupes révolutionnaires dispersés, la confrontation de leurs idées respectives sur la situation présente et les perspectives de la lutte émancipatrice du prolétariat.
En prenant l'initiative de cette conférence, le "Communistenbund" "Spartacus" de Hollande (mieux connu sous le nom de "Communistes des conseils"1) a rompu l'isolement néfaste dans lequel vivent la plupart des groupes révolutionnaires et a rendu possible la clarification d'un certain nombre de questions.
Les groupes suivants furent représentés à la conférence et ont pris part aux débats :
Hollande : le Communistenbund "Spartacus" ;
Belgique : les groupes apparentés à "Spartacus" de Bruxelles et de Gand ; la Fraction belge de la GCI ;
France : la Gauche Communiste de France ; le groupe du "Prolétaire" ;
Suisse : le groupe "Lutte de classe".
En outre, quelques camarades révolutionnaires n'appartenant à aucun groupe participèrent directement, par leur présence ou par l'envoi d'interventions écrites, aux débats de la conférence.
Notons encore une longue lettre du "Parti socialiste de Grande-Bretagne", adressée à la conférence et dans laquelle il explique longuement ses positions politiques particulières.
La FFGC a également fait parvenir une courte lettre dans laquelle elle souhaite "bon travail" à la conférence mais à laquelle elle s'excuse de ne pouvoir participer à cause d'un manque de temps et d'occupations urgentes2.
L'ordre du jour suivant fut adopté comme plan de discussion à la conférence :
1- l'époque actuelle ;
2- les formes nouvelles de lutte du prolétariat (des formes anciennes aux formes nouvelles) ;
3- Tâches et organisation de l'avant-garde révolutionnaire ;
4- État, dictature du prolétariat, démocratie ouvrière ;
5- questions concrètes et conclusions (accord de solidarité internationale, contacts, information internationale, etc.).
Cet ordre du jour s'est avéré bien trop chargé pour pouvoir être épuisé par cette première conférence, insuffisamment préparée et trop limitée par le temps.
N'ont été effectivement abordés que les 3 premiers points à l'ordre du jour. Chaque point a donné lieu à d'intéressants échanges de vues.
Il serait évidemment présomptueux de prétendre que ces échanges de vues ont abouti à une unanimité. Les participants à la conférence n'ont jamais eu une telle prétention. Cependant, on peut affirmer que les débats, parfois passionnés, ont révélé une plus grande communauté d'idées qu'on aurait pu le soupçonner.
Sur le premier point de l'ordre du jour, comprenant l'analyse générale de l'époque présente du capitalisme, la majorité des interventions rejetait aussi bien les théories de Burnham sur l'éventualité d'une révolution et d'une société directoriale que celle de la continuation de la société capitaliste par un développement possible de la production. L'époque présente fut définie comme étant celle du capitalisme décadent, de la crise permanente trouvant dans le capitalisme d'État son expression structurelle et politique.
La question de savoir si les syndicats et la participation aux campagnes électorales, en tant que formes d'organisation et d'action pouvant encore être utilisées par le prolétariat dans la période présente, a donné lieu à un débat animé et fort intéressant. Il est regrettable que les tendances qui préconisent encore ces formes pour la lutte de classe - sans se rendre compte que ces formes dépassées et périmées ne peuvent exprimer aujourd'hui qu'un contenu anti-prolétarien -, et tout particulièrement le PCI d'Italie, ne fussent pas présentes à la conférence pour défendre leur position. Il y avait bien la Fraction belge et la Fédération autonome de Turin, mais la conviction de ces groupes dans cette politique qui était leur récemment est à ce point ébranlée et incertaine qu'ils ont préféré garder le silence sur ce point.
Le débat portait donc sur une défense possible du syndicalisme et de la participation électorale, en tant qu'armes de lutte du prolétariat mais exclusivement sur les raisons historiques, sur le pourquoi de l'impossibilité de l'utilisation de ces formes de lutte dans la période présente. Ainsi, concernant les syndicats, le débat s'est élargi et la discussion non seulement a porté sur la forme organisationnelle en général - qui, en somme, n'est qu'un aspect secondaire - mais a mis en question les objectifs qui déterminent la lutte pour des revendications économiques, corporatistes et partielles dans les conditions présentes du capitalisme décadent, et qui ne peuvent être réalisés et encore moins servir de plateforme de mobilisation de la classe.
La question des comités ou conseils d'usine, comme forme nouvelle d'organisation unitaire des ouvriers, acquiert sa pleine signification et devient compréhensible en liaison étroite et inséparable avec les objectifs qui se posent aujourd'hui au prolétariat : les objectifs sont non des réformes économiques dans le cadre du régime capitaliste mais des transformations sociales contre le régime capitaliste.
Le 3ème point - les tâches et l'organisation de l'avant-garde révolutionnaire qui posent les problèmes de la nécessité ou non de la constitution d'un parti politique de classe, du rôle de ce parti dans la lutte émancipatrice de la classe et des rapports entre la classe et le parti - n'a malheureusement pas pu être approfondi comme il aurait été souhaitable.
Une brève discussion n'a permis aux différentes tendances que d'exposer, dans les grandes lignes, leurs positions sur ce point. Tout le monde sentait pourtant qu'on touchait là une question décisive, aussi bien pour un éventuel rapprochement des divers groupes révolutionnaires que pour l'avenir et les succès du prolétariat dans sa lutte pour la destruction de la société capitaliste et l'instauration du socialisme. Cette question, à notre avis fondamentale, n'a été qu'à peine effleurée et demandera encore des discussions pour l'approfondir et la préciser. Mais il est important de signaler que, déjà à cette conférence, il est apparu que, si des divergences existaient sur l'importance du rôle d'une organisation de militants révolutionnaires, les Communistes de Conseil, pas plus que les autres, ne niaient la nécessité même de l'existence d'une telle organisation - qu'on l'appelle parti ou autrement - pour le triomphe final du socialisme. C'est là un point commun qu'on ne saurait trop souligner.
Le temps manquait à la conférence pour aborder les autres points à l'ordre du jour. Une courte discussion, très significative, a eu encore lieu vers la fin sur la nature et la fonction du mouvement anarchiste. C'est à l'occasion de la discussion sur les groupes à inviter dans de prochaines conférences que nous avons pu mettre en évidence le rôle social-patriote du mouvement anarchiste, en dépit de sa phraséologie révolutionnaire creuse, dans la guerre de 1939-45, sa participation à la lutte partisane pour la libération "nationale et démocratique" en France, en Italie et actuellement encore en Espagne, suite logique de sa participation au gouvernement bourgeois "républicain et anti-fasciste" et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-39.
Notre position, selon laquelle le mouvement anarchiste - aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste au nom de la défense d'un pays (défense de l'URSS) ou d'une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) - n'avait pas de place dans une conférence de groupes révolutionnaires, fut soutenue par une majorité des participants. Seul le représentant du "Prolétaire" se faisait l'avocat de l'invitation de certaines tendances "non-orthodoxes" de l'anarchisme et du trotskisme.
La conférence s'est terminée, comme nous l'avons dit, sans avoir épuisé l'ordre du jour, sans avoir pris aucune décision pratique et sans avoir voté de résolution d'aucune sorte. Il ne pouvait en être autrement. Cela, non pas tant, comme le disaient certains camarades, pour ne pas reproduire le cérémonial "religieux" de toute conférence qui consiste dans le vote final obligatoire de résolutions qui ne signifient pas grand-chose, mais, à notre avis, parce que les discussions ne furent pas suffisamment avancées pour permettre et justifier le vote d'une résolution quelconque.
"Alors, la conférence ne fut qu'une réunion de discussion habituelle et ne présente pas autrement d'intérêt" penseront certains malins ou sceptiques. Rien ne serait plus faux. Au contraire, nous considérons que la conférence a eu un intérêt et que son importance ne manquera pas de se faire sentir, à l'avenir, sur les rapports entre les divers groupes révolutionnaires. Il faut se souvenir que, depuis 20 ans, ces groupes vivent isolés, cloisonnés, repliés sur eux-mêmes, ce qui a inévitablement produit, chez chacun, des tendances à un esprit de chapelle et de secte, que tant d'années d'isolement ont déterminé, dans chaque groupe, une façon de penser, de raisonner et de s'exprimer qui le rend souvent incompréhensible aux autres groupes. C'est là non la moindre des raisons de tant de malentendus et d'incompréhensions entre les groupes. C'est surtout la nécessité de se rendre soi-même perméable aux idées et arguments des autres et de soumettre ses idées propres à la critique des autres. C'est là une condition essentielle du non-encroûtement dogmatique et du continuel développement de la pensée révolutionnaire vivante qui donne tout l'intérêt à ce genre de conférence.
Le premier pas, le moins brillant mais le plus difficile est fait. Tous les participants à la conférence, y compris la Fraction belge qui n'a consenti à participer qu'après bien des hésitations et beaucoup de scepticisme, ont exprimé leur satisfaction et se sont félicités de l'atmosphère fraternelle et de la discussion sérieuse. Tous ont également exprimé le voeu d'une convocation prochaine pour une nouvelle conférence, plus élargie et mieux préparée, pour continuer le travail de clarification et de confrontation commune.
C'est là un résultat positif qui permet d'espérer qu'en persévérant dans cette voie les militants et groupes révolutionnaires sauront dépasser le stade actuel de la dispersion et parviendront ainsi à oeuvrer plus efficacement pour l'émancipation de leur classe qui a la mission de sauver l'humanité tout entière de la terrible destruction sanglante que prépare (et dans laquelle l'entraîne) le capitalisme décadent.
MARCO
1Nous trouvons, dans le "Libertaire" du 29 mai, un article fantaisiste sur cette conférence. L'auteur - qui signe AP et qui passe, dans le "Libertaire", pour le spécialiste en histoire du mouvement ouvrier communiste - prend vraiment trop de liberté avec l'Histoire. Ainsi, représente-t-il cette conférence - à laquelle il n'a pas assisté et dont il ne sait absolument rien - comme une conférence des Communistes des conseils, alors que ces derniers, qui l'ont effectivement convoquée, participaient au même titre que toutes autres tendances. AP ne se contente pas seulement de prendre des libertés avec l'histoire passée, il se croit aussi autorisé d'écrire au passé l'histoire à venir. À la manière de ces journalistes qui ont décrit à l'avance, avec force détails, la pendaison de Goering, sans supposer que ce dernier aurait le mauvais goût de se suicider à la dernière minute, l'historien du "Libertaire", AP, annonce la participation à la conférence des groupes libertaires alors qu'il n'en est rien. Il est exact que le "Libertaire" fut invité à assister, mais il s'est abstenu de venir et, à notre avis, avec raison. La participation des anarchistes au gouvernement républicain espagnol et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-38, la continuation de leur politique de collaboration de classes avec toutes les formations politiques bourgeoises espagnoles dans l'émigration, sous prétexte de lutte contre le fascisme et contre Franco, la participation idéologique et physique des anarchistes dans la "Résistance" contre l'occupation "étrangère" font d'eux, en tant que mouvement, un courant absolument étranger à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Le mouvement anarchiste n'avait donc pas sa place à cette conférence et son invitation était, en tout état de cause, une erreur.
2Les "occupations urgentes" de la FFGC dénotent bien son état d'esprit concernant les rapports avec les autres groupes révolutionnaires. De quoi souffre exactement la FFGC, du "manque de temps" ou du manque d'intérêt et de compréhension pour les contacts et les discussions entre les groupes révolutionnaires ? À moins que ce ne soit son manque d'orientation politique suivie (à la fois pour et contre la participation aux élections, pour et contre le travail dans les syndicats, pour et contre la participation aux Comités anti-fascistes, etc.) qui la gène pour venir confronter ses positions avec celles des autres groupes.
[Fraction interne du CCI]