Internationalisme (GCF) - N° 22 - 15 Mai 1947 | Retour |
Avant de nous étendre sur les détails de cette grève, nous pensons qu'il est utile de rappeler l'existence d'un prétendu Comité de lutte, qui avait pour but de coordonner les divers mouvements sporadiques éclatant à l'intérieur de la Régie. Ce Comité groupait des militants de diverses tendances : trotskistes, anarchistes et gauche-communistes. La place nous manque pour étudier les différentes positions qui s'affrontent en son sein. Bornons-nous à dire que les tendances "Lutte de classe" et "Front Ouvrier" préconisaient le déclenchement d'un mouvement cristallisant les ouvriers autour du mot d'ordre d'une augmentation de 10 Fr sur le taux de base. Elles pensaient ainsi réveiller la combativité ouvrière face à la carence de la CGT. Pour les anarchistes, l'ennemi principal contre lequel ils pensent devoir lutter pour obtenir la moindre revendication est la CGT. Aussi, pour eux, la lutte ne peut se mener que groupés autour d'un drapeau sans tache, celui de la CNT. Enfin, pour la GCF, son analyse de la situation indique un recul général de la classe ouvrière face à l'offensive capitaliste, dont la CGT - succursale du PCF - est partie intégrante, l'oblige à maintenir certaine réserve, car elle estime qu'un mouvement de caractère purement économique et corporatif ne peut être un pôle d'attraction suffisant pour renverser le rapport de force.
Après quelques réunions et échanges de vues des différentes positions, le "Comité" se trouve suspendu. Le groupe trotskiste indépendant "Lutte de classe" entend mener une lutte sur son propre terrain. La coordination de la lutte, dans l'usine, passera déjà au second plan.
Depuis plusieurs semaines, différents mouvements de grève partielle ont déjà eu lieu dans l'usine : entretien, modelage, fonderie, artillerie.
Les dernières mesures iniques de famine, prises par un gouvernement solidaire, qui réduisent très sensiblement le ravitaillement des ouvriers, n'étaient pas faites pour calmer les ventres. Le mécontentement s'accroit.
Le mercredi 23 avril, un tract distribué fait savoir qu'un Comité de grève a été élu, à une assemblée générale antérieure, par 350 ouvriers contre 8, et invite les travailleurs du secteur Collas à se réunir pour leur faire part de l'échec de leur délégation auprès de la direction. À cette réunion, la grève est décidée pour le vendredi 25 avril. Le secteur Collas, au nombre de 1500 ouvriers, entre en grève.
Un tract est diffusé aux portes principales de l'usine. Il explique la capitulation de la CGT sur la revendication du minimum vital qui devrait se traduire par une augmentation de 10 fr de l'heure taux de base ; il invite les travailleurs à un meeting organisé par le comité de grève du département Collas. Une forte délégation d'ouvriers grévistes se répand dans l'usine, invitant leurs camarades à se joindre au mouvement.
Devant les 1500 ouvriers réunis à 12 h 30, le président du Comité de grève explique, au micro, la nécessité de la revendication des 10 fr. "On nous traite, dit-il encore, de diviseurs face au danger fasciste. Mais c'est justement notre passivité qui fait que le danger fasciste grandit tous les jours". Plusieurs orateurs prennent encore la parole - entre autres un représentant de la minorité syndicale de la CGT, pour développer le même thème -. Cependant, l'après-midi, la majorité des ouvriers reprend le travail mais une grande agitation règne dans les ateliers où, de tous les côtés, la discussion s'engage : "40 fr de l'heure, au prix que coûte la vie... Que fait donc la CGT ?"
La CGT est aux aguets, elle va faire sa première offensive. Elle va porter des coups là où ses adversaires sont faibles. I1h 30, Carn et Hénaff sont là dans des voitures avec haut-parleurs. "Camarades, clament-ils, la CGT a depuis longtemps formulé vos justes revendications : révision des chronométrages, augmentation de la prime au rendement, etc." Puis ils attaquent : "Ceux qui vous poussent aujourd'hui à la grève sont des agents provocateurs de la réaction. Nous savons que la direction Lefaucheux sabote la production. Ce n'est pas par hasard que cette grève coïncide avec l'attaque de l'Amérique réactionnaire contre le vaillant peuple grec. Ce n'est pas par hasard que cette grève est déclenchée au moment où les gens du RPF s'agitent. Toute la presse des ennemis de la classe ouvrière, "Combat" et "l'Aube", déforment ce mouvement inconsidéré de grève, etc."
Les ouvriers grévistes présents sifflent les orateurs, mais la masse écoute. Le danger fasciste est pour eux une réalité, puisqu'aussi bien le Comité de grève lui-même a dénoncé le danger. La plus grande confusion règne dans les esprits.
Les ouvriers sont appelés par un tract de la CGT à arrêter le travail à 11 heures pour appuyer une délégation de celle-ci auprès de monsieur Lefaucheux. Mais les délégués auront beaucoup de mal à maintenir cette masse ouvrière, car les discours sont difficiles à avaler le ventre vide. Il est seulement IO heures, les délégués veulent reculer et capituler, mais les ouvriers les dépassent. À 12 heures 30, Carn, au micro de la voiture, amène la réponse de la délégation : "La direction a accepté les premiers points de notre cahier de revendications, mais a répondu "non" à notre demande d'augmentation de 3 Fr de la prime au rendement. En conséquence, la direction est invitée à s'expliquer devant le conseil des ministres. En attendant, et pour ne pas gêner les pourparlers, il faut reprendre le travail."
Ce discours pousse au comble l'exaspération des ouvriers qui sifflent copieusement le secrétaire de la CGT. Beaucoup d'ouvriers demandent la parole, mais les dirigeants de la CGT se dérobent et la voiture s'enfuit.
La CGT a cru ruser en arrêtant le travail pour 1 heure. Mais elle vient de faire une manoeuvre dangereuse. La majorité des ouvriers ne reprend pas le travail. Les OS sont les plus combatifs. Dans certains secteurs, les fanatiques du "produire" résisteront à la volonté ouvrière mais bientôt ils se soumettront. Une franche espérance anime les ouvriers qui se répandront dans toute l'usine pour convaincre les hésitants... : "Alors, tu penses qu'on gagne sa vie...? Il y a des camarades qui ont commencé la lutte depuis vendredi, il nous faut les soutenir... C'est le moment d'agir tous ensemble." L'atmosphère restera tendue.
Dans les départements 6 et 18 où siège le Comité de grève, on parle de réunion générale pour le lendemain. Les piquets de grève sont assurés avec zèle. Chacun a confiance en lui-même et en son voisin, en son camarade de combat.
Dès 9 heures du matin les ouvriers avides de nouvelles sont là en masse. La cour où se tient la réunion est pleine. On peut, sans exagérer, évaluer à 8000 le nombre d'assistants. Le Comité de grève prend la parole : "L'arme de la victoire est dans l'action. Nous aurons nos 10 Fr sur le taux de base. Cette grève est l’affaire de tous. Chacun de nous doit être un cerveau..."
En dehors de ces généralités, rien de précis.
Un membre de la Gauche Communiste voulant exposer le contenu d'un tract qu'il diffusera, le représentant du Comité de grève lui fait remarquer que seuls les mandatés ont droit à la parole (petite défense de boutique des trotskistes...) On lui accorde quand même 2 minutes. Brièvement il expliquera la nécessité qu'il y a d'étendre le mouvement pour lutter contre l'État, derrière lequel se retranche la direction de l'usine. "Pas de politique" crie une partie de l'assistance. Mais le camarade de la GCF poursuivra en démontrant qu'en dehors de l'élargissement rapide à d'autres usines la grève sera immanquablement perdue.
Le Comité invite à constituer des Comités de secteur et à envoyer des délégués au Comité de grève pour constituer le Comité central de grève. Cette proposition est acceptée par des acclamations et la CGT est huée et sifflée.
Après cette réunion de courte durée et insuffisante puisqu'elle n'attaque pas le fond des problèmes et ne démasque pas la CGT comme un organisme anti-ouvrier, une réunion du Comité central de grève est annoncée pour 14 heurs 30. De toutes parts, les ouvriers affluent, annonçant qu'ils ont constitué leurs Comité de secteurs. D'autres viennent demander du renfort contre les acharnés de la CGT et du PCF qui empêchent que la démocratie ouvrière et la liberté de réunion soient respectées.
Il est prés de 3 heures quand le président ouvre les débats. Plus de 120 ouvriers sont là qui représentent effectivement la majorité des ouvriers en grève. Plusieurs orateurs exposent la situation et l'orientation de la lutte à venir. Un camarade de la GCF, membre du Comité, explique que, pour lutter effectivement contre la direction qui se retranche derrière le gouvernement, il faut ne pas se limiter aux revendications uniquement économiques mais porter la lutte sur le plan social. L'ensemble de la salle applaudit cette intervention.
Mais la discussion est interrompue par l'arrivée de plusieurs ouvriers qui accourent avertir le Comité que la CGT et le PCF organisent une contre-attaque d'envergure. En effet, après une série de petites réunions dans les départements, la CGT organise un grand meeting dans l'île où le député Costes et autres grands "chefs" du PCF prendront la parole.
Le Comité suspend la première séance pour renforcer ses positions dans l’usine. Rassemblant les grévistes, il se rend en groupe compact et au cri de "Nos 10 Fr", dans l'île, pour porter la contradiction aux briseurs de grève de la CGT.
Dans l'île, plusieurs milliers d'ouvriers se trouvent déjà réunis. Les staliniens font bien les choses. La voiture-radio est soigneusement encadrée par une haie de nervis du PCF qui, par des méthodes de police, coups de poing à l'appui, évacueront les éléments de l'avant-garde qui s'apprêtent à expliquer la position du Comité de grève.
À tour de rôle, Carn, Delame, Henaff et Costes expliquent la position de la CGT. L'Humanité du matin a publié la photo d'un individu louche, porteur d'une arme, qu'on aurait découvert dans l'usine. Aussi les chefs de la CGT tenteront de l'identifier et de le dénoncer à nos camarades. C'est ainsi qu'un camarade espagnol du Comité sera accusé d'être un phalangiste de Franco. D'ailleurs, tous les membres du Comité de grève seront traités de fascistes.
Ils parleront encore du ravitaillement de leurs morts dans la guerre contre le fascisme. Ils calomnieront la classe ouvrière en lutte. Ils nourriront leurs discours par leur démagogie contre la politique MRP et socialiste du gouvernement qu'ils accuseront d'être le seul responsable de la misère des ouvriers et en se décernant à eux-mêmes le titre de "vrais défenseurs de la classe ouvrière". Pas un membre du Comité de grève ne pourra prendre la parole. Les militants sont systématiquement encadrés et la claque est à sa place. Des cris et des sifflements retentissent bien par moments mais il faudra repartir sans avoir pu faire entendre la vérité.
Comment pouvait-il en être autrement puisque le Comité n'a jamais posé le problème politique, n'a jamais parlé du ravitaillement, n'a jamais dénoncé le mythe du fascisme, n'a jamais attaqué le parlementarisme ? Sur toutes ces notions la classe ouvrière reste confuse et la démagogie la trouble.
Signalons encore un autre fait symptomatique : c'est la crainte physique qu'ont les ouvriers des staliniens. Le stalinisme est arrivé à inspirer aux ouvriers une même terreur que le fascisme en Allemagne.
Pour le premier mai, le Comité a décidé une distribution de tracts le long du cortège. Ce fut non seulement une grosse bêtise mais un fiasco complet. Les groupes de choc du PCF étaient à l'oeuvre. Coups de poing et coups de pieds obligèrent les grévistes à céder du terrain. Et on assistera à ce spectacle : qu'à la manifestation soi-disant ouvrière on brûlera les tracts des ouvriers en grève.
Ce que n'avait pas compris le Comité c'est que la véritable manifestation de classe des travailleurs n'était pas le cortège fleuri des agents du capitalisme mais la lutte réelle des travailleurs de chez Renault, d'ailleurs contre la CGT.
La bataille des salaires et de la faim devait se poursuivre à l'usine. Mais la CGT cloisonnait l'usine en départements isolés pour empêcher toute agitation. Par un habile tournant, la CGT se porte au-devant du conflit. Par une démagogie gauchiste, elle reprend à son compte la revendication des 10 Fr en l'élargissant à tous, en soutenant sa première proposition de reprise immédiate du travail ; elle se déclare prête à soutenir et à diriger la grève si celle-ci est votée par la majorité.
Le Comité de grève ayant perdu tant de temps perd à présent aussi du terrain devant la CGT. Cependant, les ouvriers par plus de 11000 voix contre 8000 repoussent une fois de plus la proposition de la CGT et décident de continuer la lutte.
Les discussions porteront sur la proposition du camarade de la GCF, posant comme objectif l'augmentation du ravitaillement, le retrait immédiat des dernières restrictions de famine du gouvernement. Après discussion, la proposition est systématiquement repoussée par la fraction trotskiste du Comité de grève.
Le camarade propose une résolution qui permettrait de préciser la position du Comité face aux arguments démagogiques de la CGT. Mais le Comité, sous la direction des trotskistes, s'engage sur le terrain de la procédure et se perd dans des appels à la discipline et à la régularité des mandats. Aux ouvriers qui viennent de rompre avec la discipline, on exige avant tout la discipline.
Au lieu de multiplier des assemblées générales de grévistes, le Bureau issu du Comité central de grève adoptera la tactique cégétiste : propagande par département. Aussi, ces journées se passeront dans le plus grand calme, des bals s'organiseront de-ci de-là ; la combativité des ouvriers diminue de jour en jour. Le Comité de grève se réunit tous les soirs, il discute encore beaucoup, envisage avec beaucoup de retard de faire débrayer d'autres usines sur la base des 10 Fr et de l'échelle mobile. Mais on a déjà perdu beaucoup de temps. Ceux qui assistent aux réunions sont de moins en moins nombreux et des horions s'échangent devant les portes des usines sans grand résultat. La bataille semble perdue, le Comité s'enfonce dans des discussions stériles sur des délégations dans les Ministères et la formation d'un syndicat autonome.
Des secteurs tiennent encore. À la réunion générale organisée par le Comité de grève à 3 heures de l'après-midi, les assistants seront moins nombreux et la CGT (les ministres staliniens sont déjà démissionnaires) peut contre-attaquer en traitant le problème du ravitaillement et le problème politique. La lassitude gagne les ouvriers.
Le Comité de grève est complètement désorienté.
4 meetings sont organisés par la CGT. Costes pourra se permettre de dire que les 10 Fr sur le taux de base pourrait être envisagé et discuté, mais cela uniquement après l'expérience Ramadier de baisse des prix qui doit se terminer en juillet.
C'est donc que la possibilité existe pour la CGT d'absorber démagogiquement toute revendication purement économique. Les ouvriers se sont tant démoralisés et battus ; et sont murs pour accepter de reprendre le travail sur la base de trois francs d'augmentation de prime au rendement. Sans doute, pas un ouvrier qui a refusé auparavant sa confiance aux dirigeants n'est dupe de ses basses manoeuvres. Les meetings du 8 mai se termineront dans une atmosphère terne et les chefs de la CGT partiront sans applaudissements.
Cependant, le vote proposé par la CGT pour la reprise du travail sera une victoire pour elle et une défaite pour les ouvriers. Douze milles pour la reprise du travail contre 6.800 sera la plus grande expression d'impuissance idéologique des ouvriers et du Comité face à leurs ennemis : la CGT et la PCF.
Le comité de grève ne pouvait qu'enregistrer le fait. Le vote, qui s'est fait sur l'initiative et sous la direction de la CGT et contre lequel le Comité ne pouvait que recommander de voter contre la reprise du travail, marque la lassitude des ouvriers et l'échec de la grève.
À la réunion du Comité de grève, la fraction trotskiste opte, en conséquence, pour la retraite et pour la fin de la grève, cependant que les ouvriers du secteur Collas sont décidés à poursuivre la grève, ne serait-ce que même isolés dans leur secteur. Il est enfin décidé que les ouvriers du secteur Collas seront appelés à se prononcer dans une réunion générale le lundi matin et à prendre eux-mêmes une décision.
Ainsi se termine cette grève qui a duré 15 jours et qui a suscité tant d'espoir. Elle se termine dans la confusion. Le gouvernement a accepté l'augmentation de 3 Fr de prime au rendement - ce qu'il avait refusé hier à Croizat, il l'accorde aujourd'hui à Mayer - sans paiement des jours de grève. La CGT est satisfaite. Elle se glorifie d'avoir obtenu ce qu'elle avait demandé primitivement. La perte de I5 jours de salaire (le bénéfice de l'augmentation de la prime pendant un an de travail), la CGT la rejette sur le Comité de grève, contre l'irresponsabilité de qui elle avait mis les ouvriers en garde dès les premiers jours.
Le Comité de grève sort moralement affaibli. Les cris à la trahison ne diminueront pas ses propres fautes. La CGT remplit son rôle d'organisme de l'État capitaliste. Elle s'est bien acquittée de sa tâche. Il n'en est pas de même du Comité de grève qui, ayant eu la confiance de la majorité des ouvriers, n'a pas su énoncer un programme dépassant le cadre de l'usine, n'a pas su élargir la grève, n'a fait que se trainer derrière la CGT et a finalement contribué, par son incompétence à engager la grève dans l'impasse.
La grève de Renault laissera cependant des traces profondes parmi les ouvriers. Même défaite, elle est une expérience de grande valeur. Il appartient à tous les ouvriers et surtout aux militants révolutionnaires de l'étudier et d'en tirer les enseignements pour la victoire des futures luttes de la classe.
Renard (11/05/1947)
[Fraction interne du CCI]