Internationalisme (GCF) - N° 20 - Avril 1947 | Retour |
Nous avons reçu une lettre d'un camarade trotskiste suisse. Nous citerons quelques extraits de cette lettre et la partie politique de notre réponse.
Extraits de la lettre :
"4°/ Votre reproche au PCI (d'Italie) de s'être constitué en parti montre une tendance très dangereuse de sectarisme et même de défaitisme. Ce qui est faux c'est la politique générale du PCI (d'Italie), non pas le fait d'avoir constitué un parti car, effectivement, même un adversaire doit avouer qu'en Italie le bordiguisme est un parti.
5°/ Si je ne me trompe, vous appelez la Russie "capitalisme d'État". Avec cette fameuse trouvaille (qui, d'ailleurs, est plus vieille que votre existence)vous faites la fameuse nuit où tous les chats sont gris. Sur ce point tout le nécessaire est dit, d'après mon humble avis, dans le chapitre correspondant de "La révolution trahie". L'autre théorie ultra-gauchiste dans la question russe, celle du "collectivisme bureaucratique", a au moins le mérite d'être quelque chose d'original, de présenter, quoique fausse, un effort de pensée, de donner une réponse neuve à une question non prévue dans nos théories classiques.
6°/ Votre mépris pour le trotskisme - que vous traitez en grands seigneurs d'opportuniste et d'aile gauche de la bourgeoisie - montre que, tout d'abord, la politique doit être une autre manière de rigoler pour vous ; que, d'autre part, en traitant quelqu'un d'opportuniste, cela seul ne dit pas grand chose (voir les fameuses nuits etc. plus haut) ; ce n'est qu'en spécifiant qu'on rend une réponse concrète.
7°/ Pour me résumer, si vous disiez : l'usage que fait le PCI (de Fr) du mot d'ordre de l'échelle mobile des salaires, en l'isolant du Programme Transitoire (et surtout de son corollaire indispensable :le Contrôle Ouvrier de la Production), en ne l'accompagnant pas de la critique et propagande révolutionnaire indispensable, est d'essence opportuniste car, de fait, la politique pratique du PCI (de Fr) devient centriste, vous auriez raison. En l'appelant l'aile gauche de la bourgeoisie, vous montrez que vous ne savez pas ce que c'est que la bourgeoisie et vous montrez un manque de sérieux étonnant qui est le présage certain que personne ne vous écoutera, même si vous préconisiez, par hasard une fois, une position juste.
Voilà quelques remarques. Je n'ai pas l'intention de vous faire une leçon quelconque mais tout socialiste de bonne foi, qui ne considère pas le sectarisme (c'est-à-dire un opportunisme qui a peur de lui-même) comme le dernier mot du mouvement ouvrier, vous dira à peu près la même chose."
Pour en venir à tes "quelques remarques", il apparaît clairement que tu as saisi surtout le petit côté de nos critiques du trotskisme et que tu n'as pas compris le fond de nos positions.
Cela est surtout clair quand tu dis : "En l'appelant l'aile gauche de la bourgeoisie vous montrez que vous ne savez pas ce que c'est que la bourgeoisie etc... (il s'agit du trotskisme)."
Ce qui rattache le trotskisme, qu'il le veuille ou non, à la bourgeoisie, c'est tout un ensemble de positions politiques qui lui permettent, dans la mesure où il peut avoir une influence sur le prolétariat, d'empêcher celui-ci de trouver son chemin de classe, d'entretenir la confusion idéologique créée par les partis ouvriers-traîtres et dont l'aboutissement logique des positions défendues est effectivement sur le terrain de la continuation du régime capitaliste, de la conservation de ce régime et de l'impossibilité pout le trotskisme de jamais se poser sur le terrain de classe du prolétariat.
Dans cet ensemble idéologique sont indissolublement liées les positions telles que par exemple :
la notion trotskiste du parti (quand et comment se constitue le parti) ;
tout ce qui entre dans la politique dite "des mots d'ordre transitoires" dont fait partie "l'échelle mobile des salaires", des mots d'ordre tels que "ouvrez les livres de comptes", le soutien de toute grève sans distinction, tout simplement parce que c'est une grève, l'appel à soutenir partout et dans n'importe quelle circonstance toute insurrection, nationale ou autre, parce que c'est une insurrection etc. ;
la politique de défense et de rattachement à l'anti-fascisme ;
la non-compréhension du caractère capitaliste de l'économie russe (et l'incompréhension, en général, des problèmes d'économie politique se rattachant à la période de décadence du capitalisme) ;
enfin l'erreur d'analyse dans les perspectives, analyse qui laisse entrevoir, à plus ou moins longue échéance, l'espoir d'une montée révolutionnaire et qui va même jusqu'à la déceler.
Tout est indissolublement lié et un changement de position ou de tactique sur un seul de ces points ne changera pas le fond qui fait du trotskisme effectivement un courant qui, avec un autre courant tout à fait opposé, l'anarchisme, entretient, au sein de la classe ouvrière, des conceptions ou des positions politiques qui l'empêchent de se poser en face du capitalisme, sur son terrain de classe propre.
Pour ce qui est des perspectives, il est évident qu'un jour ou l'autre le prolétariat deviendra révolutionnaire et tentera de renverser l'édifice capitaliste. Mais il s'agit ici des perspectives actuelles, d'une appréciation de la situation actuelle. Or la situation actuelle est une situation réactionnaire, un courant qui, en entrainant de plus en plus le prolétariat hors de ses positions de classe propres, se rattache de plus en plus au char du capitalisme pourrissant, l'embrigade idéologiquement dans le cours de la politique actuelle de ce capitalisme, cours qui évolue vers la guerre impérialiste entre les blocs, anglo-américain d'une part et russe de l'autre, actuellement en train de se constituer et de se renforcer.
Pour les trotskistes la situation importe peu pour la constitution du parti de classe. L'incompréhension totale des conditions historiques nécessaires et propices à la constitution du parti, liée à l'incompréhension de la situation, oblige les trotskistes à se mettre de plus en plus à la portée de l'état d'esprit des masses pour pouvoir les rassembler, alors qu'il s'agit, au contraire, de représenter les positions de classe du prolétariat et que la constitution du parti correspond avec une montée révolutionnaire, période où peu à peu de plus larges couches du prolétariat prennent conscience de la mission historique de leur classe. [Quand nous reprochons au PCI d'Italie de s'être constitué en parti, c'est dans le sens que , dans la situation actuelle, ou bien il n'est pas un parti réel, c'est-à-dire qu'il ne peut avoir une influence réelle sur la lutte de classe en Italie et c'est le cas réellement, ou bien, s'il veut avoir cette influence, il doit progressivement se mettre au niveau du prolétariat et ainsi abandonner peu à peu ses positions révolutionnaires. Donc dans un cas il fait du bluff en s'appelant parti sans en avoir le rôle, et dans l'autre il veut jouer ce rôle et abandonne ses positions de classe ; et c'est ce qui se passe en effet.]
Nous en arrivons donc au coeur du problème, à la situation présente du capitalisme dans sa crise permanente et à celle de la lutte de classe du prolétariat dans cette période. Et tout d'abord deux mots de la Russie. Nous ne cherchons pas à avoir "une position originale" mais à comprendre avec justesse le problème russe.
Aujourd'hui "la position originale" est celle de Burnham et de la "Managerial Society" ou de la société des chefs etc., position pas nouvelle non plus et renouvelée de la "bureaucratie" et de la "technocratie", aujourd'hui embrassée par tous les socialistes "sérieux", comme Léon Blum ou Marceau Pivert en France.
Or, ou bien l'économie russe évolue vers le socialisme et, dans ce cas-là, Staline a raison, ou c'est une économie à caractère capitaliste. En quoi reconnaissons-nous le caractères capitaliste ou socialiste d'un système de production ? En quoi pouvons-nous dire qu'une production reste dans le cadre du capitalisme ou au contraire peut évoluer vers le socialisme ? C'est dans la finalité de la production que nous pensons trouver la clé du problème. Or la finalité de la production capitaliste, malgré son haut degré de développement scientifique, de rationalisation et d'organisation, est une production dont la finalité détruit, par ses contradictions propres, tous les avantages de la science et de la technique.
Produire pour produire, pour détruire demain ; le capitalisme n'est plus capable d'autre chose et il entraîne derrière lui toute la société.
Tant qu'il n'y a pas, dans une société, l'assurance que ce qui est produit (ne serait-ce que quantitativement beaucoup moins) l'est en vue de satisfaire les besoins de l'humanité, on ne peut pas dire que l'on va vers le socialisme.
La finalité essentielle de l'économie capitaliste c'est la production toujours plus grande de plus-value, c'est le réinvestissement ininterrompu de cette plus-value, l'élargissement (en tant que tendance capitaliste) des investissements, l'accumulation élargie des capitaux.
Et ici c'est Rosa Luxemburg qui a raison dans son analyse économique du capitalisme décadent ; et, malgré les critiques de nombreux marxistes, ses théories sont celles qui se rapprochent le plus de la réalité du capitalisme actuel.
Dans ce sens-là, cette crise permanente du capitalisme le plonge dans une guerre permanente d'où il ne peut sortir que devant l'intervention du prolétariat révolutionnaire. C'est donc également dans ce sens-là que l'économie de la Russie actuelle entre pleinement dans le cadre du capitalisme actuel.
Aujourd'hui la lutte du prolétariat doit se poser directement en opposition aux principes fondamentaux du capitalisme actuel. Pour ce faire, toute lutte telle que la guerre d'Indochine, les insurrections en Palestine, les incidents en Grèce, aux Indes, au lieu de permettre au prolétariat international de se détacher des cadres idéologiques du capitalisme, ne font, au contraire, que l'y rattacher et ne lui apportent que des massacres qui l'affaiblissent physiquement et qui, idéologiquement, l'entraînent irrémédiablement derrière un bloc impérialiste ou l'autre, actuellement en constitution.
Les grèves de revendication, de quelque ampleur qu'elles puissent être, ne peuvent plus entraîner le prolétariat dans le sens de sa lutte révolutionnaire. Hier, chaque grève était, pour le prolétariat, une manifestation de classe qui lui permettait de chanter, de crier, de montrer au monde la finalité révolutionnaire de sa lutte ; aujourd'hui, elles ne sont, pour lui, que l'occasion de manifester son attachement au régime qui l'oppresse.
Seule l'insurrection ayant pour but de renverser l'État capitaliste prend et peut prendre, dans la situation actuelle, un caractère révolutionnaire où la finalité de la lutte prolétarienne soit perceptible. Il va sans dire que, par exemple, la lutte de l'État (du gouvernement) vietnamien contre l'État (ou gouvernement) français n'a jamais et ne peut jamais atteindre ce but.
Toute la politique transitoire du trotskisme, sa position de défense de l'URSS, sa non-compréhension de son caractère capitaliste, sa politique de bluff de formation d'une Internationale et de partis, sa participation aux syndicats (rouages de l'État capitaliste), au parlementarisme, des mots d'ordre tels que "gouvernement PS-PC-CGT" (gouvernement où les trotskistes sont prêts à participer le cas échéant), des mots d'ordre tels que "gouvernement ouvrier et paysan", profondément retardataires et souvent appliqués comme un cautère sur une jambe de bois, son agitation pour l'agitation, sa politique de participation à l'anti-fascisme (idéologie foncièrement bourgeoise), sa non-compréhension même des notions de classes, bourgeoisie et prolétariat, car pour eux il s'agit d'"être partout physiquement avec le prolétariat", là où il est, même dans la guerre, rattachent le trotskisme, du point de vue idéologique, au camp de la bourgeoisie.
Eh bien oui, camarade, nous sommes des sectaires et le prolétariat sera sectaire avec nous ou la révolution ne se fera jamais ; il viendra sur nos positions ou le capitalisme entraînera avec lui la société toute entière dans sa destruction et sa barbarie.
Gauche Communiste de France
Nous publions la lettre d'un camarade anglais qui répond à une lettre que nous avons envoyée aux Partis Socialistes de Grande-Bretagne, du Canada, d'Australie, de Nouvelle Zélande et au Worker Socialist Party des USA - partis qu'ils ne faut pas confondre avec les Travailliste - et publiée en janvier par Internationalisme.
Nous publierons sous peu une deuxième lettre du camarade Harris, abordant et discutant plus profondément les problèmes que nous avions posés dans notre lettre.
Note de la Rédaction
Le 20 mars 1947
Chers camarades,
Merci pour les numéros d'Internationalisme que vous m'avez envoyés. Je les ai trouvés très intéressants et j'espère que vous pourrez m'en envoyer encore.
Je dois néanmoins faire un commentaire à propos de votre lettre parue dans Internationalisme de janvier. Cette lettre est adressée aux Partis Socialistes de Grande-Bretagne, d'Amérique, d'Australie et de Nouvelle Zélande ; ce titre est très incorrecte car le groupe connu sous le nom de "Parti Socialiste d'Amérique" n'est d'aucune façon lié au SPGB, SPA, SPNZ et SP du Canada (dont vous critiquez le Manifeste) et, en fait, s'oppose aux partis sus-mentionnés. Le parti frère américain du SPGB, SPA, SPC et SPNZ est le "Workers Socialist Party des États-Unis". L'organe appelé "International Digest" n'est pas publié par les Partis Socialists frères et n'est pas non plus approuvé par nous, de sorte que nous refusons d'accepter la responsabilité de quelque matériel que ce soit publié par eux.
Vous dites regretter l'omission d'un article sur la révolution russe et l'URSS de la part de notre "Manifeste socialiste" ; mais notre position sur la révolution de 1917 et sur la Russie soviétique est traitée dans "Questions du jour" (SPGB) et, en plus, le SPGB tient, sous forme manuscrite et dans l'attente de le publier, un pamphlet consacré entièrement aux Bolcheviks et à l'Union Soviétique.
Afin de vous informer, je m'en vais, néanmoins, brièvement dresser, dans ses grandes lignes, la position qui est la nôtre sur ces questions.
Nous disons que le socialisme ne peut être introduit qu'à travers l'expropriation totale et immédiate, par la classe ouvrière, de la classe capitaliste ; et ceci d'une façon plus nette, au travers d'une majorité consciente du prolétariat contrôlant la machine d'État.
La perspective et la compréhension du socialisme ne surgissent que dans le contexte d'un capitalisme avancé et la révolution qui introduira le socialisme doit être de caractère international. Ces pré-conditions essentielles étaient-elles présentes dans la Russie de 1917 ? Notre réponse est catégorique : non ; car, en 1917, l'écrasante majorité des paysans et ouvriers en Russie ne comprenait ni ne désirait le socialisme ; seulement voulait-elle "la paix, le pain et la terre" promis par le Parti bolchevik (un parti qui était jacobin en structure et dans son but) et, ainsi que Trotsky l'admet dans sa "Leçon d'Octobre 1917", "le cours entier de la Révolution eut été changé si, au moment de la Révolution, il n'y avait pas eu une armée de plusieurs millions de paysans brisés et mécontents..."
Des soldats "brisés et mécontents" et des paysans et ouvriers las de la guerre, attirés par le slogan "Pain, paix et terre", ne pouvaient pas et ne voulaient pas introduire le socialisme. Certains étaient et sont d'avis que les bolcheviks pouvaient introduire le socialisme en dépit de l'ignorance de la grande masse des ouvriers et paysans ; et Lénine, dans le "New International" de New-York, en avril 1918, soutenait cette position en disant : "De même que 150.000 propriétaires terriens despotiques, sous le tsarisme, dominèrent les 130.000.000 de paysans de Russie, de même les 200.000 membres du Parti bolchevik imposent leur volonté prolétarienne, mais cette fois-ci dans l'intérêt de ces derniers." Combien dangereusement fausse fut cette position et ceci a été démontré par les événements postérieurs en URSS qui, aujourd'hui, est devenue plus totalitaire que ne le fut jamais l'Allemagne nazie.
Fraternellement vôtre,
M.C. Harris
Section de Newport du Socialist Party
[Fraction interne du CCI]