Internationalisme (GCF) - N° 15 - Novembre 1946 | Retour |
Les révolutionnaires gardent difficilement leur sang-froid dans les périodes réactionnaires. Ils prennent chaque mouvement social pour le PRELUDE à la révolution, chaque grève pour le REVEIL de la conscience de classe du prolétariat. Les journaux du soir n'ont qu'à sortir avec de gros titres : MASSACRES à BOMBAY, GREVE GENERALE aux E.-U., INSURRECTION en Italie, et aussitôt, l'imagination aidant, certains peuvent un instant se donner l'illusion que ça y est ! Heureux ces camarades, dans le fond, puisqu'il leur suffit de si peu pour se contenter.
Les spécialistes de ce genre d'agitation autour de chaque mouvement quel qu'il soit ont toujours été les trotskistes. Pour eux, chaque grève est progressiste et marque un réveil indubitable de la conscience de classe du prolétariat. Les trotskistes – qui ont quelques militants dans la classe ouvrière et qui sortent "La Vérité" – peuvent s'imaginer qu'après avoir appelé à la grève le prolétariat leur obéit ou agit sous leurs directives quand celui-ci se réveille ; nous leur laissons leurs béates illusions.
Plus grotesque nous apparaîtra une équipe de militants révolutionnaires - qui ont scissionné d'avec les trotskistes seulement avant le guerre et qui ont gardé les maladies chroniques de l'agitation pour l'agitation. ce qui peut apparaître ridicule dans la politique trotskiste avec les gros titres de "La Vérité" : LA CLASSE OUVRIERE PASSE A L'ACTION POUR LES 25%, par exemple, nous apparaîtra encore plus ridicule dans le "Prolétaire", feuille à très faible tirage déjà par rapport à "La Vérité" - dont le tirage est déjà loin d'égaler celui des journaux qui dirigent réellement l'opinion.
La valeur du contenu dans le "Prolétaire" passe après les gros titres et les images. le "Prolétaire" est le journal des grèves qu'il ne dirige pas. Chaque titre et sous-titre sont en rapport avec une grève :
Après de longues années d'Union Sacrée, une nouvelle phase commence : à Dijon, Lille, Bordeaux, Nantes, Cherbourg, etc.
LE PROLETARIAT PASSE A L'ACTION
Savoir faire la GREVE
Syndicat et comité de grève
Du syndicat au comité de GREVE
FILM du mouvement de grève des postiers
La classe ouvrière française entre dans une nouvelle phase de luttes !
Grèves de MASSES !
Grèves à Rotterdam
Grèves en Afrique du Sud
Grèves aux Indes
Grèves en Pologne
Le lecteur qui n'aurait pas lu de journaux depuis plusieurs jours et qui trouverait le "Prolétaire" dans la rue croirait sérieusement que ça y est ! Mais, en effet, l'équipe du "Prolétaire" arrive à se faire croire à elle-même que la révolution est en marche ! Pour le lecteur de septembre, s'il a bien voulu le croire, la grève générale internationale révolutionnaire est proche.
Pour le lecteur d'octobre cela devient beaucoup plus compliqué. En octobre, le "Prolétaire" est divisé en deux parties bien distinctes : Jean qui pleure et Jean qui rit ; le "Prolétaire" annonçant la guerre, la misère et la ruine et le "Prolétaire" annonçant la grève révolutionnaire, le réveil des masses et une aube nouvelle, une phase nouvelle.
Mais sans poursuivre plus loin, lequel des deux devons-nous croire ? Il est bien possible que l'équipe que l'équipe rédactionnelle elle-même soit hésitante entre les deux comme l'âne de Buridan.
Pour les militants objectifs et sérieux, ceux pour qui chaque grève ne correspond pas effectivement avec un réveil de la conscience des "masses", il y a quelques constatations qui s'imposent à propos des grèves en général.
D'abord la grève n'est pas, n'est plus l'arme de classe exclusive de lutte du prolétariat. Nous avons vu les techniciens et les boutiquiers faire la grève, nous avons vu plusieurs grèves des gardiens de la "paix" et du personnel de la police générale, cela ne correspond pas, que je sache, à un réveil révolutionnaire. Demain, peut-être, verrons-nous la grève des députés et des ministres ; la grève est très à la mode. Si l'on veut un tant soit peu approfondir, quelle constatation pouvons-nous faire partant de là et de toutes les combines et tirailleries de tendances politiques de la bourgeoisie autour des grèves ouvrières ?
Nous sommes obligés de constater que la grève en tant qu'arme révolutionnaire du prolétariat est dépréciée. Cela veut-il dire que la grève est dépréciée à jamais ? c'est bien possible. C'est en tout cas une question qui reste posée. Pour l'instant, nous nous bornons à constater que tout le vieil appareil des luttes ouvrières inauguré par la social-démocratie et continué par la 3ème Internationale suit le même sort qu'eux [?!?!?]. Les syndicats sont devenus un instrument nettement réactionnaire au service de l'Etat capitaliste ; comment, dans ce cas-là, ne pas supposer que tout ce qui accompagne cet appareil usé et réactionnaire du mouvement ouvrier, passé au service de l'Etat capitaliste, ne suive le même chemin ? [?!?!?]
La vérité c'est que le caractère des luttes a changé, que, dans la mesure où les ouvriers abandonnent la partie réactionnaire du mouvement ouvrier, ils abandonnent également ses méthodes de lutte. La grève, pas plus que les syndicats, n'est loin de là une garantie de la qualité de la lutte ouvrière. Les camarades qui luttent le plus âprement contre le bolchévisme et contre tout le vieux mouvement ouvrier ne se rendent-ils pas compte qu'ils sont encore imbus de toutes les illusions caractéristiques à ce mouvement, surtout pour ce qui est des grèves des syndicats et de la presse.
Sitôt qu'on forme un groupe, on rêve d'avoir un grand journal et de diriger les luttes du prolétariat. Ça c'est de l'ancien mouvement ouvrier, le plus retardataire et le plus opportuniste qui finit dans la peau d'un parti trotskiste. Aujourd'hui, nous avons d'autres conceptions et, si elles font moins de bruit et de tape à l'œil, elles n'en restent pas moins la meilleure et la plus solide arme révolutionnaire.
Le prolétariat, dans ses luttes spontanées, brise totalement le cadre syndical et même très souvent celui de la grève revendicative pour passer à l'action directe, pour manifester pour de meilleures conditions de ravitaillement, manifestations qui se transforment souvent en véritable déchaînement de violence.
La prochaine révolution ne ressemblera en rien à la "vague" de 1917-23 ; elle ne sera probablement pas dirigée et orchestrée par des syndicats ou des partis dans le genre PC, IC, CGT, mais elle aura une autre allure et se placera sur une autre échelle, bien supérieure.
La question se pose pour les révolutionnaires : les syndicats et la grève servaient dans une époque où des réformes étaient susceptibles d'améliorer les conditions sociales des ouvriers ; aujourd'hui le réformisme a vécu et, avec lui, ses méthodes de lutte. Pour la période future, se pose pour le prolétariat directement le rapport des forces et la prise de conscience. Le rapport des forces se trouve dans la violence sans cesse accrue dans les réactions de classe ; et la prise de conscience suit la même courbe dans de la qualité. Les questions qui se rattachent à cela restent à discuter et à créer. Les nouvelles méthodes de lutte appellent de nouveaux organes ; un niveau de conscience supérieur appelle un organe tel le parti et l'Internationale sur un plan supérieur à celui de la période précédente.
PHIL
[Fraction interne du CCI]