Internationalisme (GCF) - N° 14 - Octobre 1946 Retour 

DU REFERENDUM AUX ELECTIONS LEGISLATIVES

Péniblement, la deuxième Constituante a achevé son existence. Elle a été élue pour élaborer une constitution susceptible de grouper la grande majorité du corps électoral. Elle a réussi en 7 mois à jeter le discrédit sur la Constitution, la Constituante et les constituants.

La Constitution en elle-même nous intéresse très médiocrement. Si nous pouvions nous adresser aux larges masses, nous ne ferions pas davantage un examen minutieux de ses articles. Tout au plus, prendrions-nous alors quelques passages caractéristiques de la Constitution pour convaincre les ouvriers encore inconscients de son caractère capitaliste. Ce qui importe en définitive pour la classe opprimée, ce n'est pas de disséquer la juridiction de la classe exploiteuse mais de se convaincre que la juridiction est toujours à l'image et au service de la classe au pouvoir. Seuls des charlatans peuvent entretenir l'illusion que la classe opprimée peut entretenir et modifier substantiellement les lois de la classe dominante. L'intervention du prolétariat dans l'édification de la superstructure de la société capitaliste ne peut en rien modifier son caractère mais, par contre, une telle intervention fait du prolétariat un auxiliaire bénévole du régime capitaliste, l'artisan de son propre esclavage, le forgeron de ses propres chaînes.

Nous n'avons donc pas à nous immiscer dans les disputes obscures et confuses que se livrent les porte-parole de la bourgeoisie autour des subtilités rédactionnelles des articles de la Constitution. Le lecteur le plus assidu des débats constitutionnels, malgré sa meilleure bonne volonté, a fini d'ailleurs par en avoir assez et par manifester de l'indifférence. Il était temps d'en finir avec cette comédie constitutionnelle.


Les trotskistes sont les oiseaux qui ont pris au sérieux la lutte autour de la Constitution. On trouvera dans une série de numéros de la "Vérité" une critique détaillée de tel ou tel article de la Constitution auquel les trotskistes opposent tel correctif. Ils dénoncent, par exemple, l'élection des députés pour une durée de 4 ans comme réactionnaire, à laquelle ils opposent l'élection pour un an = réforme démocratique. A suivre leur raisonnement, la première et la deuxième constituantes, qui n'ont duré chacune que 7 mois, paraissent être le summum de la "démocratie".

L'élection ou non d'un président de la République, l'existence de deux chambres au lieu d'une leur semble du plus haut intérêt et leur attitude envers la Constitution est basée non d'après sa fonction bourgeoise mais d'après tel ou tel point particulier. Trouvant que la nouvelle constitution est réactionnaire, les trotskistes n'ont plus voté "oui" comme en mai et, se prenant au sérieux comme il convient à un grand parti de masses, n'ont pas voté non plus "non" pour ne pas faire le jeu de la "réaction" et de De Gaulle. Tactique et stratégie.


On connaît les résultats du référendum : 36% de "oui", 33% de "non" et 31% d'abstentions. Ces chiffres n'ont de sens que si on comprend le fond réel du débat, lequel a été amplement obscurci et déformé par une lutte apparemment constitutionnelle.

Ce qui était en question, ce n'étaient pas les conceptions particulières et divergentes sur les institutions de l'Etat mais l'orientation générale de la politique du capitalisme français et plus particulièrement l'orientation de sa politique extérieure.

La politique de "grandeur", représentée autrefois par De Gaulle, prétendant faire de la France un pays indépendant et qui jouerait par surcroît le rôle d'un arbitre entre les deux grands blocs, américain et russe, cette politique avait fait rapidement une faillite complète.

Le tripartisme était la politique de conciliation entre les deux blocs qui s'exprimait sur le plan gouvernemental par la collaboration du parti stalinien avec les partis SFIO et MRP. C'est cette politique de conciliation qui était en question et dont le référendum a souligné la banqueroute. Il n'y a pas plus de possibilité de conciliation que d'arbitrage et les partis liés à cette politique ont fait les frais du référendum.

Le grand nombre d'abstentions est dû à la fois à la lassitude des électeurs soumis à un régime forcené d'élection, à la situation économique et alimentaire de plus en plus précaire dont souffrent naturellement le plus les masses ouvrières, à la désaffection de la majorité des électeurs du MRP qui n'ont pas voulu suivre la recommandation de leur parti de voter "oui".

Le MRP, étant le principal parti gouvernemental, est considéré comme le principal responsable de tout ce qui ne va pas, de toute la politique incohérente à l'intérieur et hésitante à l'extérieur. Incapable de rallier la sympathie des masses ouvrières qui voient en lui un parti de la bourgeoisie, il mécontente d'autre part par ses compromissions et ses hésitations une partie de sa clientèle bourgeoise. C'est en premier lieu contre lui que parle le résultat du référendum. Mais le MRP, s'il est le principal touché, n'est cependant pas le seul parti pour qui le référendum présente un échec. Le nombre de "oui" d'octobre est inférieur au nombre de voix recueillies en mai dernier par le parti socialiste et le parti communiste. Même si on admet que 80% des voix MRP se soient abstenues, il reste que le bloc socialo-communiste a perdu près d'un million et demi de voix, ce qui fait une perte de 10 à 13%. Il est possible que certains éléments qui ont joué dans le référendum ne jouent pas intégralement dans les prochaines élections législatives et que ces partis parviennent à remonter le courant. Il ne reste pas moins que nous avons assisté à une manifestation du mécontentement qui règne parmi de larges couches ouvrières tournant le dos aux partis "ouvriers".

Le scandale du vin, mis à jour par Mr Farge serviteur des staliniens, a eu pour but de discréditer des ministres socialistes. Cela a du partiellement jouer dans le référendum. Mais il est dangereux de remuer la boue. D'autres scandales n'ont pas manqué d'éclater : scandale du textile, de la production industrielle, de l'alimentation, des finances. Chaque jour en apporte de nouveaux. Ils révèlent cette vérité simple que tout le régime actuel est pourri de haut en bas et jusqu'à la moelle et tous les hommes et partis politiques sont discrédités, éclaboussés par cette boue. Aucun doute que les partis dits ouvriers enregistrent un recul sensible. Il serait intéressant de constater le recul respectif de chacun de ces deux partis.

Dans le dernier numéro de "Internationalisme", examinant la situation politique en France, nous étions amenés à conclure à un redressement du parti SFIO. Cela nous semble vérifié dans le référendum. En effet, en épluchant les chiffres, il ressort que c'est surtout dans les fiefs du PCF qu'on enregistre le plus grand recul du "bloc ouvrier" par rapport à mai. Malgré le système militaire qui le caractérise, ce qui le rend plus résistant aux fluctuations conjoncturelles, le parti stalinien avait atteint son plein aussi nationalement qu'internationalement. Divers indices - élections d'Italie, d'Allemagne, d'Autriche, etc. - portent à croire que l'influence stalinienne est entrée dans sa phase de stagnation sinon de franc recul, et cela au bénéfice de la social-démocratie. Cela correspond d'ailleurs très bien à l'affaiblissement de la position russe sur l'échiquier mondial et au renforcement du bloc anglo-américain. De plus, la politique brutalement anti-ouvrière - que les staliniens ont été amenés à pratiquer en France, leur position de briseurs de grève patentés – semble avoir laissé des traces dans les masses ouvrières, ce qui expliquerait, comme nous l'avons dit plus haut, le recul du nombre de voix "oui" dans les fiefs staliniens (voir attentivement les résultats du référendum dans les secteurs de Paris et de la banlieue) et plus précisément dans les agglomérations industrielles. Les élections du 10 novembre permettent d'une façon plus sure de faire la vérification de cette hypothèse que nous avançons.


le référendum marque indiscutablement la condamnation du tripartisme, c'est-à-dire de cette politique de conciliation et d'hésitation. Les trotskistes, qui décidément ne comprennent rien et ne veulent rien apprendre, font la leçon aux partis "ouvriers". "Votre échec, leur disent les trotskistes, est le résultat de votre politique de «capitulation»" et de les adjurer de reprendre une politique de lutte de classe. Serait-ce des fois à sa politique prolétarienne que le Labor Party en Angleterre doit son succès ? La même question peut être posée pour les socialistes en Italie ou la social-démocratie en Allemagne, en Autriche et ailleurs. Les succès de ces partis sont déterminés par des contingences politiques internationales et nationales et d'aucune façon par leur politique plus ou moins prolétarienne. Il faut être trotskiste pour reprocher à ces partis essentiellement bourgeois de "capituler" devant la bourgeoisie et pour conjurer, avec des larmes dans la voix, de revenir à une pratique prolétarienne. Il est vrai que le trotskisme, se trouvant sur les mêmes positions de classe que ces partis dont ils représentent l'aile gauche, ne peut raisonner autrement. Ceci explique cela.

Alors, c'est la droite qui a gagné ? Alors, il y a menace de la réaction ? De gouvernement personnel, voire de dictature ? des balivernes que tout cela. Les partis continueront certes à employer ces arguments d'épouvante dans la bataille électorale – il faut bien fabriquer des slogans pour duper les gogos – sans y accorder la moindre signification. Il n'y a pas plus de droite d'un côté que de gauche de l'autre. Thorez, le communiste, a envisagé froidement la réquisition de la main d'œuvre lors des récentes grèves des fonctionnaires, tout comme cela est pratiqué en Belgique par le socialiste Van Acker ou en Amérique par le bourgeois Truman et comme cela a déjà été pratiqué par le radical-Front-populaire Daladier en 1938.

Ce qui est à l'ordre du jour c'est la sortie du provisoire, celui-ci étant compris non dans un sens de durée du parlement ou même comme se rapportant aux mesures économiques (de ce dernier provisoire le capitalisme ne peut pas sortir) mais dans son sens politique général. Il faut en finir avec la politique de bascule, de tergiversation ; il faut que la France opte pour une politique définie sur le plan international si elle ne veut pas, à force d'avoir les fesses entre les deux blocs, se trouver le derrière par terre.

Tel est le véritable enjeu de la bataille politique en France et on doit constater que les tendances réclamant une politique plus catégorique, anti-russe, ont remporté dans le référendum, une victoire qui ne peut que se renforcer encore dans les élections de novembre.


Il est trop tôt pour dire quelle sera exactement la configuration politique de la prochaine assemblée nationale et la composition du prochain gouvernement. Une chose est claire dès maintenant : si l'analyse de l'orientation du capitalisme français est correcte, nous assisterons d'une façon ou d'une autre à un renforcement de la politique anti-russe, à un élargissement de la formule de la coalition gouvernementale de façon à diminuer le poids et l'influence stalinienne. Il est possible que le MRP ne parvienne pas à redresser sa situation électorale à temps comme il a réajusté sa politique (dans un sens ouvertement anti-stalinien). Dans ce cas, c'est probablement le parti socialiste qui sera chargé de réaliser autour de lui cette concentration des forces et de prendre la direction d'une coalition gouvernementale.

Assistons-nous à l'élimination complète des staliniens du gouvernement ? Nous ne le croyons pas car la situation internationale n'a pas encore atteint le degré de combustion nécessaire rendant leur présence absolument impossible. Pour le moment, la participation stalinienne au gouvernement est plus avantageuse que leur opposition. L'avertissement, donné par Racamond dans une récente conférence des cadres syndicaux de la région parisienne où il parlait de la duperie des 25% et de l'échelle mobile des salaires (voilà qui fera tressaillir de joie nos chers trotskistes), rappelle les déclamations d'Henaff sur l'action directe lors de la crise ministérielle en mai-juin dernier. Les autres partis du capitalisme français comprennent bien ce que parler veut dire et ne commettront probablement pas la sottise d'éliminer complètement les staliniens du gouvernement. Et s'il le fallait, les socialistes et Léon Blum seraient là pour empêcher une telle erreur dans la manœuvre politique.


Et le prolétariat dans tout cela ? Le prolétariat dans tout cela est absent et silencieux. Aucune menace de ce côté-là ne pèse sur le déroulement de la lutte dans le camp de la bourgeoisie. Tout au plus, on assiste à un certain désintéressement qui s'exprime par l'abstention passive. Les grandes luttes de classe en France, dont certains ont annoncé la venue avec la grève des postiers, ne se sont pas confirmées, à moins de prendre la grève des fonctionnaires pour un grand mouvement de classe.

Cependant, après les élections, avec la reprise d'une politique de compression et d'économie plus sévère de la part du gouvernement (méditer les déclarations du ministre des finances sur les mesures énergiques à prendre dans le prochain avenir pour sauver le franc), avec l'aggravation de la situation alimentaire et des conditions de vie des masses travailleuses, il n'est pas exclu que nous assistions à des mouvements de revendication d'une certaine ampleur. D'autant plus que les staliniens, devant l'offensive contre eux, ont tenté d'encourager dans une certaine mesure de tels mouvements et de s'en servir comme armes défensives pour conserver leurs postes dans les institutions de l'Etat.


En résumé, la situation présente en France peut être caractérisée comme réactionnaire : renforcement d'un rapport de force défavorable au prolétariat et orientation du capitalisme français vers une politique extérieure plus ferme d'intégration dans un bloc occidental.

M.


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