Internationalisme (GCF) - N° 13 - Septembre 1946 | Retour |
La révolution bourgeoise et l'idée de nation
Le problème national est lié à la Révolution bourgeoise. L'idée de nation se développe et grandit pendant toute la période de la Révolution bourgeoise qui, commençant à la Réforme, va jusqu'au développement du Grand Capitalisme Monopolisateur. Pendant la première période de la Révolution bourgeoise, la révolution anglaise du XVII° et la révolution française du WVIII°, les mouvements les plus radicaux des couches sociales les plus exploitées ou dont les droits politiques n'étaient pas encore reconnus 1 devaient en réalité pousser la Révolution bourgeoise à un stade où la bourgeoisie seule eut été incapable de s'élever.
C'est ainsi que les "diggers" fut le mouvement révolutionnaire des soldats de l'armée de Cromwell, mouvement radical qui, en disparaissant, faisait disparaître avec lui le mouvement des "Niveleurs" de Lilburn.
Le mouvement avait permis à la dictature de Cromwell de se consolider en mettant un frein aux tendances révolutionnaires les plus radicales et en consolidant, aux yeux des autres classes de la société, le pouvoir de l'Etat et la nécessité pour un temps donné de la continuation dudit pouvoir.
Il en fut de même pour la Terreur. Poussés malgré eux par les Enragés puis par les Hébertistes, les Jacobins inaugurent celle-ci en supprimant ses plus audacieux partisans. La dictature de Cromwell sur le Parlement Croupion, celle de Robespierre et du Comité de Salut Public disparaîtront pour laisser place à la "réaction" une fois leur mission accomplie. En effet, leur passage aura marqué, en même temps, à l'intérieur une mission centralisatrice, à l'extérieur la lutte pour la reconnaissance par les autres nations des acquis de la Révolution.
Tout le mouvement reste national et patriotique ; aussi radical soit-il, il est voué à ce schéma impitoyable de la révolution bourgeoise, à savoir l'écrasement des couches les plus radicales une fois la révolution accomplie.
Dans la période ascendante du capitalisme, même quand les secousses révolutionnaires constituent un séisme social avec des répercussions à l'échelle internationale, le prolétariat révolutionnaire est voué à l'écrasement. Telles ont été les journées de juin 1848 en France, en Allemagne la campagne constitutionnelle. Telle apparaît également la Commune de Paris de 1871. En effet, c'est sur ses cadavres que s'est édifiée la III° République de triste mémoire. Jusque là, ils n'apparaissent que comme radicalisation de mouvements dans les différentes couches de la bourgeoisie et finalement ne profitent qu'à elle seule. Cependant ils sont, comme on l'a si souvent dit et écrit, "la locomotive de l'histoire" poussant sans cesse celle-ci vers son stade supérieur.
Les contradictions capitalistes :
En effet, si la révolution bourgeoise a économiquement détruit les restes du féodalisme qui était une entrave au développement du capitalisme et si son rôle, à cette époque, a consisté principalement à centraliser à l'échelle nationale et à briser le provincialisme, à bâtir les banques et la monnaie pour favoriser le développement du commerce, à unifier les poids et les mesures, etc., aujourd'hui nous nous trouvons devant un tout autre aspect du problème et, pour la bourgeoisie elle-même, le nationalisme et le patriotisme ne sont plus qu'une façade.
Sous le voile idéologique du patriotisme, elle sert à mobiliser derrière les intérêts de l'Etat capitaliste les masses d'exploités pour la défense de celle-ci.
C'est au travers de "l'Union sacrée" de "l'Union de tous pour la défense des intérêts de tous", sous l'oripeau tricolore que se fait ce bourrage de crâne populaire.
Cela n'est que l'aspect le plus simple et simpliste du problème national dans la période actuelle. En dehors de cette question nationale traditionnelle, qui sert toujours tant que servent à la bourgeoisie toutes les idéologies contre-révolutionnaires : nationalistes, antisémites, religieuses et laïques, stakhanovistes et autres, il existe un autre aspect du problème beaucoup plus complexe et qui nous plonge au cœur même de la situation présente.
Dans la période présente, la question nationale doit donc être envisagée sous le jour réel des conditions objectivement existantes. Les différentes Nations subsistent en tant qu'appareil de l'Etat bourgeois parce que la Nation est le milieu social nécessaire pour mobiliser toutes les classes autour des intérêts de la bourgeoisie. En même temps l'appareil étatique de répression de la bourgeoisie nationale s'érige en barrière de fer et de feu aussitôt qu'apparaît dans les classes opprimées un mouvement organisé d'émancipation.
Cependant, dans la période décadente du capitalisme, nous ne nous trouvons plus seulement avec des contradictions d'intérêts de bourgeoisies nationales entre elles mais, en plus, nous trouvons la constitution des blocs impérialistes et l'hégémonie parfois complète des pays impérialistes sur nombre de plus petits.
La constitution des grands blocs impérialistes suppose la complète inféodation des nations satellites. Les contradictions internes du régime capitaliste ne cèdent en rien de leurs droits : les contradictions entre les différentes nations composant le puzzle géographique du monde subsistent et même se trouvent aggravées ; la constitution des blocs impérialistes ne viennent qu'en sur-intérêt, qu'en surenchère aux contradictions en en créant une de plus ; ils ne suppriment en rien les premiers, ils se les adjoignent au contraire dans leur entier pour en faire le jeux de leurs puissants intérêts.
De même, il faut ici aussi le souligner, comme faisant partie des contradictions internes de ce régime :
il n'existe pas UNE bourgeoisie dont les intérêts sont TOUJOURS indissolubles
les intérêts de la bourgeoisie se mettent au second plan quand se trouve aux portes le danger du prolétariat révolutionnaire 2 ; mais le prolétariat abattu, apparaissent avec toute leur acuité les divergences d'intérêts au sein même de la classe bourgeoise capitaliste ;
les intérêts ne sont pas toujours en contradiction ;
le propre du régime capitaliste est de rechercher les intérêts immédiats sans trop se préoccuper des conséquences futures.
C'est ainsi qu'apparaissent clairement les problèmes posés par le relèvement de l'Allemagne au lendemain de l'autre guerre et de celle-ci.
Après la guerre 1914-18, un gouvernement social-démocrate sert parfaitement les intérêts de la bourgeoisie allemande : contre la révolution prolétarienne à l'intérieur, pour l'afflux des capitaux américains et le paiement des dettes de guerre. Mais la conséquence fatale du relèvement de l'économie allemande devait être sa tendance à se libérer du capitalisme financier anglo-américain en secouant le joug "démocratico-ploutocrate" de celui-ci et d'amener directement le fascisme (capitalisme d'Etat dans cette période donnée).
Le fascisme a été la forme classique, en même temps, de la contre-révolution dans certains pays à prolétariats avancés et de la révolution nationale populaire appelant les petits-bourgeois (bureaucrates, commerçants et intermédiaires, petits paysans) à soutenir les grands capitalistes industriels et les grands propriétaires fonciers d'un pays à se soulager de la suzeraineté d'un grand impérialisme quelconque. Dans ce cas-là, ou bien le pays est capable de s'ériger lui-même en grand impérialiste, formant lui-même un bloc à part telle l'Allemagne de Hitler, ou bien, trop faible seul, il doit se retourner coûte que coûte vers un bloc impérialiste et, à ce moment-là, le jeu des luttes qui se livrent en son sein est le reflet de ses luttes inter-impérialistes (Espagne 1936).
Le capitalisme, dans sa période présente, tend donc sporadiquement, et sans jamais y réussir parfaitement, à une plus haute concentration et centralisation à l'échelle internationale. Cependant comme il ne s'agit pas pour le capitalisme de gérer d'une façon raisonnée en vue de satisfaire aux intérêts de la société toute entière, comme le capitalisme agit sous la pression de ses intérêts immédiats – ou plutôt sous la pression de ceux des groupes capitalistes -, en vue de leur défense, comme au sein même de ces groupes existent de profondes divergences d'intérêts, ces groupements, ces monopoles, ces blocs impérialistes, en un mot cette tendance à une haute centralisation marque au plus haut point les contradictions dans lesquelles le régime se débat, son instabilité grandissante, ses tentatives de survivre malgré tout, alors que se pose objectivement à l'ordre du jour la révolution socialiste.
Ces formations de blocs, cette centralisation se créent en réalité sous la pression d'antagonismes plus violents et ils éclatent et se dissolvent sitôt que ces antagonismes sont résolus d'une manière ou d'une autre pour se poser de nouveau sur une échelle plus grande. En un mot, cette centralisation apparente cache une anarchie encore jamais égalée, elle marque la décadence et la décomposition du régime capitaliste.
Dans ce cas, des désordres - apparaissant à des yeux non avertis, à l'échelle nationale, dans des petits pays ou dans certaines colonies – ne sont nullement des phénomènes révolutionnaires du prolétariat, même si celui-ci s'y trouve mêlé physiquement, mais sont au contraire des luttes de rivalités inter-impérialistes mettant aux prises les intérêts de différents blocs antagonistes et s'appuyant sur certaines couches sociales de ces pays.
Dans ce cas, différents groupes se forment dans les pays, au sein de la bourgeoisie, selon que leurs intérêts les poussent (ou qu'ils croient agir dans ce sens) vers tel ou tel bloc impérialiste. Certains groupes au contraire peuvent penser qu'il faut être nationaliste avant tout et empêcher l'intrusion d'un impérialisme quelconque dans les affaires du pays.
Dans tous les cas, principalement dans les pays coloniaux, quand une bourgeoisie coloniale tend à s'émanciper de la métropole, même par des voies révolutionnaires et même si elle pense vraiment pouvoir réaliser son autonomie, ne peut que retomber, dans la période présente, devant le fait de la dépendance de tel ou tel bloc impérialiste. Même si l'objectif initial est une lutte émancipative et autonome, elle ne peut en aucun le rester et doit retomber sous la coupe d'un grand impérialisme.
Au contraire la révolution prolétarienne surgit comme un phénomène tendant à détruire l'Etat bourgeois et avec lui l'idée même de Nationalisme. La révolution prolétarienne est, à chaque fois qu'elle se produit dans l'histoire, un profond séisme international qui ne met le monde bourgeois en danger que dans la mesure où il prend conscience de sa force en tant que puissance révolutionnaire internationale ; et qui se trouve défaite et en régression au fur et à mesure que, soit par la force soit idéologiquement, l'Etat et la Nation reprennent en mains leur prolétariat. En envisageant le problème sous ce jour, toute lutte à caractère nationale n'a aucun caractère progressif, même et surtout dans une période de montée révolutionnaire.
L'IC, en envisageant le problème, alléguait que tout mouvement à tendance séparatiste tendait fatalement à affaiblir la métropole et à y créer des troubles sociaux. Mais c'est là envisager le problème à l'envers et c'est ce qu'a fait l'IC qui constatait les révolutions ou insurrections dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux.
En effet la révolution allemande vaincue et le centrisme maître des PC anglais et français, les prolétariats de ces grands pays capitalistes avaient les mains liées par l'opportunisme ; et si les mouvements de révolte dans les pays coloniaux ont eu des répercussions dans la métropole, cela n'a en rien mis en danger la bourgeoisie de ces pays.
C'est donc dans le sens où le prolétariat des pays les plus avancés feront leurs premières prises d'armes qu'ils pourront avoir un soutien de la part des exploités coloniaux ou des pays moins avancés ; mais là encore le péril nationaliste reste entier ; et c'est seulement dans la mesure où les exploités des pays coloniaux ou des Etats vassaux s'éloigneront de ce nationalisme qu'ils pourront renforcer sérieusement les mouvements révolutionnaires des pays les plus avancés.
De quelque façon que l'on pose ce problème, il faut le poser pour l'appliquer à une période donnée en fonction de la situation et des perspectives.
Pour nous – nous avons déjà souvent essayé de le démontrer dans les faits -, la situation est une situation de recul, une période réactionnaire et la perspective une perspective de guerre impérialiste entre les deux blocs dont les antagonismes s'accentuent toujours plus gravement : le bloc russe et le bloc américain.
En ce sens, les crises qui ont agité l'Iran à propos du "réveil national" de l'Azerbaïdjan soutenu par les russes dans leur presse et dans les Conférences de "la Paix" et à l'ONU ; le "réveil national" kurde, les "troubles dans les pays arabes, en Palestine et en Egypte - où il s'agit entre autre du stationnement des troupes anglaises et de la prépondérance de l'impérialisme anglo-américain – ont également la faveur et le soutien de l'impérialisme russe. En ce sens également, la guerre civile qui règne en Chine depuis la fin de la guerre en Extrême-Orient est suffisamment significative ; Tchang Kaï-Chek et les nationalistes voudraient faire l'Unité Nationale Chinoise au profit de leurs alliés anglo-américains, tandis que les "communistes" chinois, soutenus matériellement par les russes, veulent garder leur prépondérance dans la Chine du nord. En Corée, aussi bien qu'en Allemagne, le problème national est sous l'influence immédiate des antagonismes des deux grands blocs impérialistes.
En Indochine, la "révolution nationale" vietnamienne a eu comme résultat initial d'amener un compromis entre le Vietnam et la France parce que, pour l'instant, la bourgeoisie annamite a ses intérêts liés à ceux de la France et qu'elle n'a pas intérêt à se retourner vers un autre impérialisme, ou que la question ne peut pas encore se poser pour des questions de situation géographique ou d'opportunité politique, ou tout simplement parce que la bourgeoisie vietnamienne a dans le fond tout de même besoin des troupes françaises pour maintenir l'ordre dans ses affaires, et parce que la France a besoin pour ses intérêts de passer par l'intermédiaire de la bourgeoisie vietnamienne pour mieux opprimer matériellement et idéologiquement le "peuple" annamite.
La situation aux Indes est celle qui, par son actualité, retient le plus l'attention. La question de la constitution indoue n'est pas posée d'aujourd'hui. C'est dès le lendemain de la guerre de 1914-18, après le développement de l'exploitation des Indes par le capitalisme anglais que s'est marqué en même temps un "réveil national" dans différentes couches de la société indoue. Mais là encore, il est très clair aujourd'hui que chaque groupe a une position bien déterminée et en rien révolutionnaire ni progressive.
L'Angleterre s'était auparavant appuyée, en général, sur les musulmans contre les Indous, la caste riche et puissante de l'Inde. Mais pour les anglais il s'agit uniquement de la politique "diviser pour régner". Aujourd'hui, les musulmans mettent à l'ordre du jour le projet de formation d'un Etat indépendant, le Pakistan, dont la création est vue d'un très bon œil à Moscou, le futur Pakistan étant très proche de l'Asie occidentale russe. C'est pourquoi aujourd'hui, renversant leur politique, les anglais (en l'occurrence Wavell) s'appuient sur les Indous et les autres castes (le pandit Nehru, etc.) contre les Musulmans soutenus par les russes.
Plusieurs milliers de morts à Bombay et à Calcutta ! Grève générale ? Peut-être ! Mais à qui profitent ces troubles ? Qui les dirige ? Et qui paye les pots cassés ?
Ce sont quelques milliers de morts de plus que le prolétariat paie en tribut aux intérêts du capitalisme mais ce n'est en rien un "pas en avant" vers la révolution, tout au plus un pas en avant vers la 3ème guerre impérialiste. Pour les prolétaires de ces pays, dans la période présente, il n'est qu'une politique : ne pas se mêler à un conflit où leurs intérêts immédiats ou lointains ne sont pas en jeu. Et le jour où la force leur sera donnée par l'apport d'une montée révolutionnaire à l'échelle mondiale, une seule politique : le renversement de toutes les barrières nationales et de tous ces petits Etats.
(Se rappeler la polémique entre Rosa Luxemburg et Lénine sur la question nationale où Rosa défend une thèse encore valable aujourd'hui.)
Notes:
1 Tels les mouvements des "Niveleurs" à la tête desquels se trouvait Lilburn, dans la révolution de Cromwell, improprement appelé ainsi mais formant un conglomérat de toutes sortes de tendances petites-bourgeoises, paysannes, de juifs et y compris le mouvement des soldats, "diggers", ainsi que le mouvement des Enragés et des Hébertistes dans la Révolution française.
2 Il serait plus juste de dire : "s'atténuent" parce qu'ils subsistent, ce qui augmente la supériorité de la classe révolutionnaire.
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