Internationalisme (GCF) - N° 11 - Juin 1946 | Retour |
Dans le N° 11 de l'Etincelle, nous avons tenté de marquer l'orientation du cours actuel (Préparatifs en vue de la 3ème guerre impérialiste). Ce court article était plutôt un résumé des positions de la Fraction sur différentes questions historiques et périodes (notamment du 1943 italien à la période actuelle). La plus grande place tenue dans cet article l'était par une chronologie ennuyeuse mais nécessaire des événements depuis la conférence de Londres.
On ne peut malheureusement avoir la prétention de traiter à fond toutes les questions qui se posent ni même d'analyser profondément d'abord la situation internationale, ensuite la situation politique dans différents secteurs et pays et enfin la question à l'ordre du jour : les petites nations et les pays coloniaux. Il faudrait pour faire une étude complète plusieurs volumes étudiant la situation politique, ses rapports avec la situation économique, et enfin pour essayer de dégager une esquisse des tâches de l'avant-garde.
Un peu étourdis par les luttes électorales, par des phénomènes assez factices et voulant être bruyants, on a plutôt tendance à ne pas donner toute leur signification à des faits qui, bien qu'ils n'aient pas des manifestations aussi extériorisées que les premières, n'en sont pas moins d'une beaucoup plus grande importance.
En pleine période électorale nous apprenions que les accords de Postdam concernant la position des Alliés en Allemagne étaient dénoncés. Ainsi, même l'apparence d'un accord entre les Anglo-américains et les Russes sur la question la plus importante, sur la clé, sur le nœud des discordes qu'est l'Allemagne n'a plus besoin d'être. Ainsi le mince voile des soi-disant accords entre les deux blocs, nécessaire à tromper momentanément l'opinion publique (les gogos), n'a plus besoin d'être conservé. La situation est telle que l'on peut déchirer le voile qui estompait les désaccords devant une opinion publique déjà habituée et empoisonnée par le spectacle.
Avant c'était sous le voile : le sourire au cigare de Churchill, le sourire à la moustache de Staline et le sourire froid de Truman posant devant photographes et cinéastes ; avant c'étaient les discours plein de bonhomie des dirigeants des gouvernements assurant les peuples de la paix éternelle et de progrès dans leur situation sociale. Maintenant il n'est plus question de tout cela ; maintenant le voile est déchiré totalement et l'on voit sur la scène internationale une partie acharnée où chacun, après avoir jeté les petites cartes, fait rentrer en jeu les grosses et abat ses atouts. Les joueurs en viennent aux menaces et les masses se groupent autour d'eux, prennent part et discutent sur le jeu et y participent.
Ce sont les croisières des grandes flottes de guerre, les "expériences" de Bikini, le raidissement de l'attitude de la diplomatie russe, marchant de pair avec le haussement de ton dans les journaux russes ou assimilés, déclarant qu'ils sont prêts à tout pour préserver le monde de la guerre, c'est-à-dire qu'ils sont prêts à faire la guerre.
Ainsi le jeu frénétique se poursuit ; tantôt ce sont les remous en Mandchourie, en Indonésie, aux Indes, en Iran, dans les pays arabes qui servent aux deux blocs pour se mesurer et abattre leurs cartes et qui déchirent peu à peu le voile, tantôt c'est la situation en Grèce, la question du Danube, de Trieste, de l'Espagne, de l'internationalisation de la Ruhr, des Détroits et enfin c'est le problème allemand, "le plus gros de conséquences pour la paix mondiale", qui se trouve mis en jeu.
Maintenant on se permet de poser l'ultimatum à la Russie : il faut signer la paix tout de suite, plus de reculade ou sinon…! Et qui pose le premier la question ? Georges Bidault quelques jours avant la campagne électorale en France ! Mais Bidault n'innove en rien ; Bidault n'agit pas de son propre chef, il ne fait que confirmer une orientation, que dire aux foules ce qui est déjà décidé à l'avance.
Les deux blocs sont en présence ; les deux mastodontes qui s'affrontent ont une puissance considérable l'un et l'autre ; le bloc anglo-américain a pour lui la suprématie technique et industrielle incontestable mais le système politique qui le régit ne lui permet pas d'engager la guerre d'une façon brutale même si la situation pour la guerre est là. Dès 1936, il y avait une situation pour la guerre mais il a fallu que les Etats "démocratiques" poussent les Etats "agresseurs" jusqu'au bout de leurs agressions (et même très loin) pour s'engager à fond dans la guerre. Ils n'y sont entrés que peu à peu et en montrant aux peuples que leurs libertés étaient en danger (au risque même de prolonger la guerre et de lui donner une tournure encore plus tragique que celle qu'elle a eu).
Mais si la puissance des EU et du bloc Anglo-américain (Canada, Chine, Australie, Nouvelle Zélande, Afrique du Sud, GB, France, Italie, etc.) est spectaculaire au point de vue militaire, est incontestable au point de vue technique et industriel, le bloc russe n'en est pas moins un morceau dur à avaler. Inférieur au point de vue industriel et technique, il constitue une masse formidable et a aussi des atouts importants dans son jeu :
Malgré la bombe atomique, la partie eurasienne sous le contrôle des Russes n'en reste pas moins une des plus grandes réserves d'hommes du monde et c'est, dans toute guerre, un facteur énorme (armée industrielle de réserve et armée tout court) jouant encore un rôle immense.
Le système politique qui régit ce bloc lui permet de disposer des masses d'hommes qui tombent sous son influence directe d'une façon totale et absolue, organisant le travail, les migrations humaines, disposant des peuples en faisant sur une grande échelle ce que Hitler et les nazis avaient ébauché.
Enfin, en menant une politique extérieure en faveur des "peuples opprimés" pouvant troubler les cartes de son adversaire, en se ménageant les frontières les plus névralgiques des atouts sérieux : aux Indes dont la frontière nord-est est commune avec celle du bloc Russe, dans les pays arabes et en Mandchourie.
La Russie n'est pas prête certes à faire cette guerre mais chaque jour qui passe lui permet d'accélérer ses mesures défensives et sont autant de victoires pour elle puisqu'ils lui permettront demain de tenir plus longtemps.
Mais la situation n'en est pas moins pour cela tracée dans l'avenir d'une façon absolue et immuable. Nous ne faisons que montrer l'orientation présente d'un cours. Depuis 1945 (ceux qui voudront bien se reporter à nos publications de puis un an pourront le constater) nous avons d'abord dit : Le cours vers la guerre est ouvert" ; puis nous avons constaté : "Le cours se précise et s'accentue" ; aujourd'hui nous disons : "Le mouvement du cours s'accélère…"
Nous ne ferons pas comme les trotskistes qui constatent d'une part un cours vers la révolution prolétarienne : "une longue perspective révolutionnaire" :
"Ainsi on ne saurait conclure sur le dynamisme véritable de la montée révolutionnaire en se limitant à l'échelle européenne et en notant simplement l'absence temporaire de la révolution allemande, si importante que puisse être cette absence.
Il s'agit actuellement d'une crise mondiale jamais atteinte dans le passé, d'une montée révolutionnaire mondiale qui, tout en mûrissant inégalement dans les différentes parties du monde, ne cesse d'exercer une influence réciproque d'un foyer à l'autre et détermine une longue perspective révolutionnaire." (publication de la 4ème Internationale – avril-mai 1946 – La Conférence Internationale d'avril 1946. La nouvelle paix impérialiste – Résolution).
Ce qui ne les empêche pas de dire dans le Manifeste de la même conférence :
"Seuls les Etats socialistes unis dans une Fédération Mondiale de Républiques Socialistes peuvent bannir la guerre pour toujours, organiser la production pour les besoins de l'humanité. (…) Seule une Fédération Socialiste Mondiale peut transformer l'énergie atomique qui menace à présent d'annihiler le genre humain en un bienfait…"
Autrement dit, pour les trotskistes comme pour les Lucain, comme pour les RKD, c'est une question, entre la Révolution et la guerre, de course contre la montre.
Pour les trotskistes c'est assez compréhensible et tient debout (bien que sur la tête) parce que se rattachant à toute une suite de positions fausses mais conséquentes ; nous voulons parler de leur programme transitoire qui est en train de se réaliser : gouvernement PS-PC-CGT, à la porte le MRP, et l'échelle mobile des salaires sur la base de 1943 (mot-d'ordre que la CGT est en train de prendre à son compte).
Sur le plan international, le "c'est la défense de l'URSS qui doit entraîner le prolétariat vers la Révolution" montre clairement qu'en réalité, pour les trotskistes, ce n'est pas une course contre la montre mais une interaction entre différentes positions réformistes et bourgeoises qui les conduisent vers la position centrale, la confusion ou la synthèse de la Révolution et de la guerre impérialiste. Cette position conséquente des trotskistes les "place" politiquement dans le camp de la bourgeoisie.
Mais pour les Lucain et pour le RKD c'est le manque de position réelle qui les fait envisager réellement la course contre la montre entre le cours révolutionnaire et le cours vers la guerre impérialistes (ces tendances étant contre la défense de l'URSS). Pour les Lucain et pour le RKD il n'y a aucune conscience réelle de ce que peut être un "cours historique". Un cours ne peut être à la fois un cours vers la guerre et vers la révolution.
Si le cours est vers la guerre, les phénomènes, les luttes que l'on peut constater sont ou bien des manifestations phénoménologiques du cours lui-même ou bien des sursauts du prolétariat vaincu. Si le cours est vers la Révolution, il faudra faire, dans les phénomènes politiques et sociaux de ce cours, une distinction entre les assauts du prolétariat et la réponse de la bourgeoisie. Mais il est absolument ridicule de vouloir voir les deux cours ensemble.
Il faut donc de nouveau affirmer qu'il y a une différence fondamentale entre les individus ou groupes qui misent sur tous les tableaux (manquant de positions politiques bien assises pour pouvoir dire finalement "nous avions raison", pour être sûr de ne pas se tromper) ; il y a une différence fondamentale entre les "ânes de Buridan" et nous qui, depuis un an, avons une position claire, définie, défendue mais qui affirmons : "Tout ce qui est rationnel n'est pas immuable…"
Demain un phénomène peut surgir absolument imprévisible, une grande épidémie, une grande sécheresse, une grande famine, un cataclysme géologique ou physique qui détermine dans une partie du prolétariat un soubresaut qui peut venir interrompre ce cours actuel, le retarder, le ralentir momentanément, en changer l'orientation actuelle. Il n'est pas question pour nous de nous ménager une porte de secours mais de montrer qu'il faut avoir une position (et la nôtre est suffisamment claire) ; il ne faut pas considérer l'histoire comme une mécanique que l'on remonte et qui marche (tic, tac, tic, tac…) son petit bonhomme de chemin mais comme quelque chose de vivant, de complexe dont le mouvement n'est pas ça mais l'interaction de mouvements dont le mouvement même de la lutte de classe n'est ni un départ ni un aboutissant. Considérer l'histoire comme un schéma, comme une mécanique marchant toute seule indépendamment du reste du monde et des mondes consisterait à avoir l'esprit obtus, borné et obnubilé, l'humanité comme un départ de tout, comme les premiers hommes qui voyaient le soleil tourner autour de la terre.
Pour le moment présent nous ne pouvons constater que l'apathie et l'apolitisme complet de la classe ouvrière dans le domaine conscient de sa lutte.
Pour le moment ce sont des couches retardataires, des couches petites-bourgeoises qui se laissent entraîner dans des actions politiques violentes derrière diverses formations politiques d'extrême droite, par exemple en Italie derrière les monarchistes, en France derrière les monômes du PRL. Ces manifestations n'ont d'ailleurs pas un caractère organisé ni profond mais sporadique et quelque peu burlesque, bouffon comme des expressions donquichottesques de tendances conservatrices bourgeoises qui s'agitent toujours dans les périodes et en l'absence d'un prolétariat révolutionnaire tendant à organiser sa lutte contre la classe bourgeoise en général et son Etat.
[Fraction interne du CCI]