Internationalisme (GCF) - N° 10 - Avril 1946 | Retour |
Il n'y a plus de doute possible : la première expérience de la révolution prolétarienne, dans ce qu'elle présente comme acquis positif et encore plus dans les enseignements négatifs qu'elle comporte, est aujourd'hui à la base de tout le mouvement ouvrier moderne. Tant que le bilan de cette expérience ne sera pas fait, tant que les enseignements ne seront pas mis en lumière et assimilés, l'avant–garde révolutionnaire et le prolétariat seront condamnés à piétiner sur place.
Même en supposant l'impossible, c'est–à–dire que le prolétariat s'empare du pouvoir par un jeu de circonstances miraculeusement favorables, il ne saura dans ces conditions se maintenir. Dans un délai très court, il perdra la direction des événements et la révolution ne tardera pas à s'engager sur les rails du retour au capitalisme.
Les révolutionnaires ne peuvent se contenter simplement de prendre position par rapport à la Russie d'aujourd'hui. Le problème de la défense ou de la non-défense de la Russie a depuis longtemps cessé d'être un débat dans le camp de l'avant–garde.
La guerre impérialiste de 1939–45 dans laquelle la Russie s'est montrée sous son vrai jour, aux yeux de tout le monde, comme une des puissances impérialistes, comme la plus rapace, la plus sanguinaire a définitivement fait des défenseurs de la Russie, quelles que soient les formes sous lesquelles ils se présentent, des prolongements politiques de l'Etat impérialiste russe dans le prolétariat, au même titre que la guerre de 1914–18 a révélé la soudure définitive des partis socialistes avec les Etats capitalistes nationaux.
Nous ne comptons pas revenir sur cette question dans la présente étude. Pas davantage nous ne reviendrons ici sur la nature de l'Etat russe que la tendance opportuniste au sein de la Gauche Communiste Internationale tente encore de représenter comme une nature prolétarienne à fonction contre–révolutionnaire, comme un Etat ouvrier dégénéré. Nous croyons avoir terminé avec cette sophistique subtile d'une prétendue opposition qui existerait entre la nature prolétarienne et la fonction contre–révolutionnaire de l'Etat russe et qui, au lieu d'apporter la moindre analyse et explication sur l'évolution de la Russie, mène directement au renforcement du stalinisme, de l'Etat capitaliste russe et du capitalisme international. Nous constatons d'ailleurs que, depuis notre étude et polémique contre cette conception parue dans le n° 6 du Bulletin International de la Fraction italienne en juin 1944, les défenseurs de cette théorie n'ont plus osé revenir ouvertement à la charge. La Gauche Communiste de Belgique a fait savoir officiellement qu'elle rejette cette conception. Le PCI d'Italie semble n'avoir pas encore pris position. Et si nous ne trouvons pas une défense ouverte méthodique de cette conception erronée, nous ne trouvons pas non plus son rejet explicite. Ce qui explique que, dans les publications du PCI d'Italie, on trouve constamment les termes "d'Etat ouvrier dégénéré" quand il s'agit de l'Etat capitaliste russe.
Il est évident qu'il ne s'agit pas d'une simple question de terminologie mais de la subsistance d'une fausse analyse de la société russe, d'un manque de précision théorique que nous rencontrons également dans d'autres questions politiques et programmatiques.
L'objet de notre présente étude porte exclusivement à dégager ce qui nous semble être les enseignements fondamentaux de l'expérience russe. Ce n'est pas une histoire des événements qui se sont déroulés et succédés en Russie que nous nous proposons de faire, quelle que soit leur importance. Un tel travail exige un effort qui dépasse notre capacité. Nous ne voulons que tenter un essai sur cette partie de l'expérience russe qui, dépassant le cadre d'une situation historique contingente, porte un enseignement valable pour tous les pays et l'ensemble de la Révolution sociale à venir
Nous comptons ainsi participer et apporter notre contribution à l'étude des questions fondamentales dont la solution ne peut venir que par l'effort de tous les groupes révolutionnaires au travers d'une discussion internationale.
Le concept marxiste sur la propriété privée des moyens de production, comme étant le fondement de la production capitaliste et partant de la société capitaliste, semblait contenir l'autre formule : la disparition de la possession privée des moyens de production équivaudrait à la disparition de la société capitaliste. Aussi, nous trouvons dans toute la littérature marxiste la formule de la disparition de la possession privée des moyens de production comme synonyme du socialisme. Or le développement du capitalisme, ou plus exactement le capitalisme dans sa phase décadente, nous présente une tendance, plus ou moins accentuée mais également généralisée à tous les secteurs, vers la limitation de la possession privée des moyens de production, vers leur nationalisation.
Mais les nationalisations ne sont pas du socialisme et nous ne nous arrêterons pas ici à le démontrer. Ce qui nous intéresse c'est la tendance même et sa signification du point de vue de classe.
Si l'on conçoit que la propriété privée des moyens de production soit la base fondamentale de la société capitaliste, toute constatation d'une tendance vers la limitation de cette propriété nous conduit à une contradiction insurmontable, à savoir : le capitalisme porte atteinte à sa propre condition, sape lui–même sa propre base.
Il serait tout à fait vain de jongler avec des mots et spéculer sur les contradictions inhérentes au régime capitaliste. Quand on parle, par exemple, de la contradiction mortelle du capitalisme, à savoir que celui–ci, pour développer sa production, a besoin de conquérir de nouveaux marchés mais qu'au fur et à mesure qu'il conquiert ces nouveaux marchés il les incorpore à son système de production et détruit ainsi le marché sans lequel il ne peut vivre, on signale une contradiction réelle surgissant du développement objectif de la production capitaliste indépendamment de sa volonté et insoluble pour lui. C'est la même chose quand on cite la guerre impérialiste et l'économie de guerre où le capitalisme, par ses contradictions internes, produit son auto–destruction. Et ainsi pour toutes les contradictions objectives dans lesquelles évolue le régime capitaliste.
Mais il en est tout autrement pour la propriété privée des moyens de production où l'on ne voit pas des forces obligeant le capitalisme à s'engager délibérément, consciemment dans la formation d'une structure qui représenterait une atteinte à sa nature, à son essence même.
En d'autres termes, en proclamant la possession privée comme la nature du capitalisme on proclame en même temps qu'en dehors de cette possession privée le capitalisme ne peut subsister. Du même coup on affirme que toute modification dans un sens de limitation de cette possession privée signifierait la limitation du capitalisme et une modification dans un sens non capitaliste, opposée au capitalisme, anticapitaliste. Encore une fois il ne s'agit de proportion de la grandeur de cette limitation ! Se réfugier dans des calculs quantitatifs ou ne voulant démontrer qu'il ne s'agit que d'une grandeur négligeable serait esquiver la question. Cela, du reste, serait faux par-dessus le marché car il ne suffirait pas de citer l'ampleur de la tendance à la limitation dans les pays totalitaires et en Russie, où elle porte sur tous les moyens de production, pour se convaincre. Ce qui est en question, ce n'est pas la grandeur mais la nature même de la tendance.
Si la tendance à la liquidation de la possession privée signifie réellement une tendance vers l'anticapitalisme, on aboutit à cette conclusion stupéfiante : étant donné que cette tendance s'opère sous la direction de l'Etat, l'Etat capitaliste deviendra l'agent de sa propre destruction.
C'est bien à cette théorie de l'Etat capitaliste anticapitaliste qu'aboutissent tous les protagonistes "socialistes" des nationalisations, du dirigisme économique et tous les faiseurs de "plans" qui, dans la mesure où ils ne sont pas des agents conscients du renforcement du capitalisme, sont néanmoins des réformateurs au service du capitalisme. Tels sont les groupes "abondance", "CETES", etc.
Les trotskistes qui n'ont pas beaucoup de raison dans leur cerveau sont évidemment pour ces limitations car "tout ce qui est opposé à la nature capitaliste est forcément prolétarien".
Ils sont peut–être un peu sceptiques mais estiment criminel de négliger la moindre possibilité. Les nationalisations pour eux c'est tout de même un affaiblissement de la propriété privée du capitalisme. S'ils ne disent pas, comme les staliniens et les socialistes, que c'est un morceau de socialisme en régime capitaliste, ils sont cependant convaincus que c'est "progressif". Malins comme ils sont, ils comptent faire faire à l'Etat capitaliste un travail qui autrement resterait à faire par le prolétariat après la révolution.
"C'est toujours cela de pris et de moins à faire" se disent–ils en se frottant les mains et satisfaits d'avoir roulé l'Etat capitaliste.
"Mais c'est du réformisme !" s'écrie la Gauche communiste du type Vercesi. Et en "marxiste", le voilà parti non pas à expliquer le phénomène mais à le nier tout bonnement, à démontrer par exemple que les nationalisations n'existent pas, ne peuvent exister, qu'elles ne sont que des inventions, des mensonges démagogiques des réformistes.
Pourquoi cette indignation surprenante à première vue, cette obstination dans la négation ? Cela parce que le point de départ est commun avec les réformistes car c'est là–dessus que repose toute sa théorie de la nature prolétarienne de la société russe. Et puisqu'ils ont le même critère pour apprécier la nature de classe de l'économie, la reconnaissance d'une telle tendance dans les pays capitalistes ne peut signifier pour lui que la reconnaissance d'une transformation évolutive du capitalisme en socialisme.
Ce n'est pas tellement parce qu'il tient à la formule "marxiste" de la possession privée mais plutôt parce qu'il est tenu par elle ou plus exactement par sa caricature renversée – c'est–à–dire : l'absence de la possession privée des moyens de production est le critère de la nature prolétarienne de l'Etat russe –, qu'il est amené à nier la tendance de la possibilité de la limitation de la propriété privée de moyens de production en régime capitaliste.
Plutôt que d'observer le développement objectif et réel du capitalisme d'Etat et de rectifier sa position sur la nature de l'Etat russe, il préfère s'en tenir à la formule et sauver sa théorie de la nature prolétarienne de la Russie, et tant pis pour la réalité. Et, comme la contradiction entre la formule et la réalité est insurmontable, on niera cette dernière tout simplement et le tour est joué !
Une troisième tendance tentera de trouver la solution dans la négation du marxisme. "Cette doctrine, dit–elle, était vraie tant qu'elle s'appliquait à la société capitaliste ; mais ce que Marx n'avait pas prévu et en quoi le marxisme est «dépassé» c'est qu'il a surgi une nouvelle classe qui s'empare graduellement et en partie pacifiquement (!) du pouvoir politique et économique de la société au dépens du capitalisme et du prolétariat."
Cette nouvelle (?) classe serait, pour les uns la bureaucratie, pour les autres la technocratie et pour d'autres encore la "synarchie".
Abandonnons toutes ces élucubrations et revenons à notre sujet. Il est un fait indéniable, c'est qu'il existe une tendance qui va vers la limitation de la possession privée des moyens de production et qu'elle s'accentue chaque jour dans tous les pays. Cette tendance se concrétise dans la formation générale d'un capitalisme étatique gérant les branches principales de la production et la vie économiques du pays. Le capitalisme d'Etat n'est pas l'apanage d'une fraction de la bourgeoisie ou d'une école idéologique particulière. Nous le voyons s'instaurer aussi bien en Amérique démocratique que dans l'Allemagne hitlérienne, dans l'Angleterre "travailliste" que dans la Russie "soviétique".
Il ne nous est pas permis dans les cadres de cette étude de pousser à fond l'analyse du capitalisme d'Etat, des conditions et des causes historiques qui déterminent cette forme. Remarquons simplement que la capitalisme d'Etat est la forme correspondant à la phase décadente du capitalisme comme le fut le capitalisme de monopole à sa phase de plein développement.
Une autre remarque : un trait caractéristique du capitalisme d'Etat nous semble être son développement plus accentué en rapport avec les effets de la crise économique permanente dans les divers pays capitalistes évolués.
Mais le capitalisme d'Etat ne représente nullement la négation du capitalisme et encore moins la transformation graduelle en socialisme comme le prétendent les réformistes des diverses écoles.
La crainte de tomber dans le réformisme en reconnaissant la tendance vers le capitalisme d'Etat réside dans l'erreur qu'on fait dans la nature du capitalisme. Celle–ci n'est pas donnée par la possession privée des moyens de production – qui n'est qu'une forme propre à une période donnée du capitalisme, à la période du capitalisme libérale – mais dans la séparation entre les moyens de production et le producteur.
Le capitalisme c'est la séparation entre le travail passé, accumulé entre les mains d'une classe dictant et exploitant le travail vivant d'une autre classe. Peu importe comment la classe possédante répartit entre ses membres la part de chacun. Dans le régime capitaliste cette répartition se modifie constamment par la lutte économique ou par la violence militaire. Aussi importante que soit l'étude du fonctionnement de cette répartition du point de vue l'économie politique, ce n'est pas cela qui nous importe ici.
Quelles que soient les modifications intervenant dans les rapports entre les différentes couches de la bourgeoisie dans la classe capitaliste, du point de vue du système social des rapports entre les classes, le rapport de la classe possédante à la classe productrice reste capitaliste.
Que la plus–value extirpée pendant le procès de production aux ouvriers se repartisse d'une façon ou d'une autre, que la part revenant respectivement au capital financier, commercial, industriel soit plus ou moins grande n'influence en rien et ne modifie en rien la nature même de la plus–value. Pour qu'il y ait production capitaliste, il est absolument indifférent qu'il y ait possession privée ou collective des moyens de production.
Ce qui détermine le caractère capitaliste de la production c'est l'existence du capital, c'est–à–dire du travail accumulé dans les mains des uns et commandant le travail vivant des autres en vue de produire de la plus–value. Le transfert du capital des mains privées individuelles entre les mains de l'Etat ne signifie pas une modification, un changement de nature du capitalisme vers le non-capitalisme mais strictement une concentration du capital assurant plus rationnellement, plus parfaitement l'exploitation de la force de travail.
Ce qui est en jeu et faux ce n'est pas le concept marxiste mais exclusivement sa compréhension étriquée, son interprétation étroite et formelle. Ce qui donne un caractère capitaliste à la production ce n'est pas la possession privée des moyens de production. La propriété privée et celle des moyens de production existaient aussi dans la société esclavagiste ainsi que dans la société féodale. Ce qui fait de la production une production capitaliste c'est la séparation des moyens de production d'avec les producteurs, leur transformation en moyens d'acheter et de commander le travail vivant dans le but de lui faire produire de l'excédent, de la plus–value, c'est–à–dire la transformation des moyens de production perdant leur caractère de simple outil dans le processus de production pour devenir et exister en tant que capital.
La forme sous laquelle le capital existe, forme privée ou concentrée (trust, monopole ou étatique) ne détermine pas plus son existence que la grandeur de la plus–value ou les formes qu'elle peut prendre (profit, rente foncière) ne déterminent son existence. Les formes ne sont que la manifestation de l'existence de la substance et ne font que l'exprimer diversement.
A l'époque du capitalisme libéral, la forme sous laquelle existait le capital était essentiellement celle du capitalisme privé individuel. Aussi les marxistes pouvaient, sans grand inconvénient, se servir de la formule représentant essentiellement la forme pour exprimer et présenter son contenu.
Pour la propagande auprès des masses cela présentait même l'avantage de traduire une idée quelque peu abstraite dans une image concrète, vivante et plus facilement saisissable.
"Possession privée des moyens de production = capitalisme" et "Atteinte à la possession privée = socialisme" étaient des formules frappantes mais n'étaient que partiellement vraies.
L'inconvénient ne surgit que lorsque la forme tend à se modifier. L'habitude prise à représenter le contenu par sa forme, parce que correspondant pleinement à un moment donné, se transforme en une identification qui n'existe pas et conduit à l'erreur de substituer le contenu par la forme. Cette erreur nous la trouvons pleinement dans la Révolution russe.
Le socialisme exige un très haut degré de développement des forces productrices qui n'est concevable qu'à la suite d'une plus grande concentration et centralisation des forces de production.
Cette concentration se fait par la dépossession privée des moyens de production. Mais cette dépossession, comme la concentration à l'échelle nationale ou même internationale des forces de production, n'est qu'une condition de l'évolution vers le socialisme mais n'est encore en rien du socialisme.
L'expropriation la plus poussée peut tout au plus faire disparaître les capitalistes en tant qu'individus jouissant de la plus–value mais ne fait pas encore disparaître la production de la plus–value, c'est–à–dire le capitalisme.
Cette affirmation peut à première vue paraître paradoxale mais un examen attentif de l'expérience russe nous montrera la réalité. Pour qu'il y ait socialisme, ou même simplement tendance vers le socialisme, il ne suffit pas qu'il y ait expropriation mais il est nécessaire que les moyens de production cessent d'exister en tant que capital. En d'autres termes, il faut qu'il y ait un renversement du principe capitaliste de la production.
Au principe capitaliste du travail accumulé commandant le travail vivant en vue de la production de plus–value doit être substitué le principe du travail vivant commandant le travail accumulé en vue de la production de produit de consommation pour la satisfaction des besoins des membres de la société.
C'est dans ce principe et uniquement en lui que réside le socialisme.
L'erreur de la Révolution russe et du parti bolchevik a été de mettre l'accent sur la condition, l'expropriation – qui, par elle–même, n'est pas encore du socialisme ni le facteur déterminant de l'orientation de l'économie dans un sens socialiste -– et d'avoir négligé et mis au second plan le principe même d'une économie socialiste.
Il n'y a rien de plus instructif à ce sujet que la lecture de nombreux discours et écrits de Lénine sur la nécessité d'un développement croissant de l'industrie et de la production de la Russie soviétique. Pour Lénine le développement de l'industrie s'identifie avec le développement du socialisme. Il emploiera couramment et presque indifféremment les termes de capitalisme d'Etat et de socialisme d'Etat sans bien les distinguer. Les formules comme "Les coopératives + l'électricité, voilà le socialisme" et d'autres de ce genre ne font que traduire la confusion et le tâtonnement, dans ce domaine, des dirigeants de la Révolution d'octobre.
Il est très caractéristique que Lénine ait surtout attiré l'attention sur le secteur privé et sur la petite propriété privée paysanne qui, selon lui, pouvaient faire peser la menace d'une évolution de l'économie russe vers le capitalisme et ait complètement négligé le danger autrement plus présent et décisif venant de l'industrie étatisée.
L'histoire a complètement démenti l'analyse de Lénine sur ce point. La liquidation de la petite propriété paysanne pouvait signifier en Russie non pas le renforcement d'un secteur socialiste mais bien d'un secteur étatiste au bénéfice du renforcement d'un capitalisme d'Etat.
Il est certain que les difficultés auxquelles s'est heurtée la Révolution russe de par son isolement et de par l'état arriéré de son économie seront grandement atténuées pour la Révolution à l'échelle internationale.
C'est à cette échelle seulement que se trouve la possibilité d'un développement socialiste de la société et de chaque pays. Il n'en reste pas moins vrai que, même à l'échelle internationale, le problème fondamental réside non pas dans l'expropriation mais dans le principe même de la production.
Non seulement dans les pays arriérés mais même dans les pays où le capitalisme a atteint son plus haut développement subsistera, pendant un certain temps et dans certains secteurs de la production, la propriété privée qui ne sera résorbée que lentement et graduellement.
Cependant le danger d'un retour au capitalisme ne viendra pas principalement de ce secteur, car la société en évolution vers le socialisme ne peut retourner vers un capitalisme à sa forme primitive et dépassée par lui–même. La menace redoutable d'un retour au capitalisme se trouvera essentiellement dans le secteur étatisé. Cela d'autant plus que le capitalisme se trouve ici sous sa forme impersonnelle, pour ainsi dire éthérée. L'étatisation peut servir à camoufler longtemps un processus opposé au socialisme.
Le prolétariat ne surmontera ce danger que dans la mesure où il rejettera l'identification entre l'expropriation et le socialisme, dans la mesure où il saura distinguer entre l'étatisation, même avec l'adjectif "socialiste", et le principe socialiste de l'économie.
L'expérience russe nous enseigne et nous rappelle que ce ne sont pas les capitalistes qui font le capitalisme mais bien le contraire, c'est le capitalisme qui engendre des capitalistes. Les capitalistes ne peuvent exister en dehors du capitalisme mais la réciproque n'est pas vraie. Le principe capitaliste de production peut exister après la disparition juridique et même effective des capitalistes bénéficiaires de la plus–value. Dans ce cas la plus–value, tout comme sous le capitalisme privé, sera réinvestie dans le procès de la production en vue d'une extirpation plus grande masse de plus–value. Dans un court délai, l'existence de la plus–value engendrera les hommes formant la classe qui s'appropriera la jouissance de la plus–value. La fonction créera l'organe. Qu'ils soient des parasites, des bureaucrates ou des techniciens participant à la production, que la plus–value se répartisse d'une façon directe ou d'une façon indirecte par le truchement de l'Etat sous la forme de hauts salaires ou dividendes proportionnels à leurs actions et emprunts d'Etat (comme c'est déjà le cas en Russie), tout cela ne changera en rien le fait fondamental que nous nous trouverons en présence d'une nouvelle classe capitaliste.
Le point central de la production capitaliste se trouve dans la différence existant entre la valeur déterminée par le temps de travail et la force de travail qui reproduit plus que sa propre valeur. Cela s'exprime dans la différence entre le temps de travail nécessaire à l'ouvrier pour reproduire sa propre subsistance et qui lui est payé et le temps de travail qu'il fait en plus et qui lui n'est pas payé et constitue la plus–value dont s'empare le capitaliste. C'est dans le rapport entre le temps de travail payé et le temps de travail non payé que se distinguera la production socialiste de la production capitaliste.
Toute société a besoin d'un fond de réserve économique pour pouvoir assurer la continuation de la production, et de la production élargie. Ce fond se constitue par du surtravail indispensable. D'autre part, une quantité de surtravail est indispensable pour subvenir aux besoins des membres improductifs de la société. La société capitaliste tend à détruire avant de disparaître les masses énormes de travail accumulé sur l'exploitation féroce du prolétariat.
Au lendemain de la révolution, le prolétariat victorieux se trouvera devant des ruines et une situation économique catastrophique, legs de la société capitaliste. Il aura à reconstituer le fond de réserve économique. C'est–à–dire que la part de surtravail que le prolétariat aura à prélever sera peut–être aussi grande que sous le capitalisme. Le principe économique socialiste ne saurait donc être distingué dans la grandeur immédiate du rapport entre le travail payé et non payé. Seule la tendance de la courbe, la tendance au rapprochement du rapport pourra servir d'indication de l'évolution de l'économie et être le baromètre indiquant la nature de classe de la production.
Le prolétariat et son Parti de classe auront donc à y veiller attentivement. Les plus belles conquêtes industrielles (même où la part des ouvriers serait en valeur absolue plus grande mais relativement moindre) signifieraient le retour au principe capitaliste de la production. Toutes les démonstrations subtiles sur l'inexistence du capitalisme privé de la nationalisation des moyens de production ne sauront cacher cette réalité.
Sans se laisser prendre à cette sophistique intéressée à perpétuer l'exploitation de l'ouvrier, le prolétariat et son Parti devraient immédiatement une lutte implacable pour stopper cette orientation de retour à l'économie capitaliste et imposer, par tous les moyens, leur politique économique vers le socialisme.
En conclusion nous citerons le passage suivant de Marx pour illustrer et résumer notre pensée :
"La grande différence entre le principe capitaliste et le principe socialiste de la production est celle–ci : les ouvriers trouvent–ils en face d'eux les moyens de production en tant que capital et ne peuvent–ils en disposer que pour augmenter le surproduit et la plus–value au compte de leurs exploiteurs ou bien, au lieu d'être occupés par ces moyens de production, les emploient–ils pour produire la richesse à leur propre compte ?"
Karl Marx (Histoire des doctrines économiques – Tome V, page 171)
(A suivre)
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