Internationalisme (GCF) - N° 9 - Avril 1946 | Retour |
Pendant toute la période de l'occupation, les syndicats ont disparu en tant qu'organisme unitaire de la classe ouvrière. Ce qui demeura et prit une forme illégale et clandestine fut toute la direction syndicale qui adhéra au CNR et cessa par-là de représenter effectivement les intérêts immédiats des travailleurs.
La plupart des grèves pendant la guerre, en France et dans tous les pays occupés par l'Allemagne, furent directement provoquées par l'insuffisance des salaires et la non-volonté des ouvriers d'aller travailler dans les usines bagnes nazis.
Les restes illégaux de la CGT ne jouèrent aucun rôle (absence totale des tracts syndicaux) ; ils ne servirent que de masque pour transformer cette lutte des masses au travail contre l'exploitation en un mouvement national et pour briser la trop grande combativité et indépendance de la lutte de la classe. Bien plus, dès que le Comité National de Libération se constitua et fortifia sa position auprès des alliés, les cadres de la future CGT furent nommés, devant prendre possession des fédérations le jour de la Libération.
La bourgeoisie entendait se servir, après tant d'autres, d'un organisme de classe contre la classe ouvrière. La manœuvre consistait à conserver les dehors de cette vieille maison qu'est la CGT, de tenir en main et de contrôler tous les leviers de commande syndicaux.
La nomination à priori des dirigeants syndicaux ainsi que le rattachement de la lutte syndicale à la lutte nationaliste permettaient à la bourgeoisie de contrôler, dès les premières heures de l'insurrection nationale, la lutte de classe et de se présenter aux yeux des travailleurs comme les conservateurs et les défenseurs des libertés et conquêtes ouvrières.
Moyens fort habiles de faire disparaître, en fait, la lutte de classe du syndicalisme et de permettre à l'Etat bourgeois de faire du syndicat une annexe du Ministère du travail.
En fait, la théorie des corporations si chère aux fascistes continuait à vivre dans la vieille peau du syndicalisme. L'Etat a plein pouvoir sur cet organisme de classe en intégrant les dirigeants syndicaux dans l'Etat et le gouvernement.
La façade de la liberté syndicale est conservée mais aucun ouvrier ne peut parler de défense de ses intérêts immédiats dans les syndicats sans qu'on ne le traite de "provocateur" nuisant au travail de réforme et de philanthropie qu'entreprennent Mrs G(…), Croizat et Cie dans le gouvernement.
Les congrès des Fédérations ont prouvé le changement total des buts du syndicat. On y parle de tout : FFI, épuration, augmentation du travail avec blocage des salaires, collectes pour la Patrie et heures supplémentaires gratuites, mais pas un mot sur les conditions de vie des travailleurs, sur la lutte économique immédiate opposant exploités et exploiteurs privés ou étatiques.
Si la structure organisationnelle syndicale subsiste, si en parole la liberté de discussion existe, la nature même, la fonction de cet organisme ont cessé avec la débâcle de 1940.
Aujourd'hui nous n'avons plus qu'une façade (cadeau que la bourgeoisie fait au prolétariat) permettant de nourrir encore les illusions des masses.
Derrière cette façade, un organisme patronal, étatique, de répression se cache. Le syndicat n'est rien si sa lutte est dépendante de l'appareil étatique ; il devient une force de police à l'intérieur de la classe et contre la classe ouvrière.
Avec le retour à la légalité de la démocratie bourgeoise, un réveil de la lutte de classe était à craindre pour la classe bourgeoise.
Les conditions de vie de l'Occupation ne pouvaient disparaître après la Libération car ces conditions résultaient plus de la guerre elle–même et des régimes capitalistes à leur stade de décomposition actuelle que de l'occupant.
La manœuvre classique de l'idéologie nationaliste avait beau jeu sous l'occupation de faire retomber la responsabilité de la misère et de la famine sur l'occupant.
Après la libération, cette manœuvre cessait d'avoir cours. C'est alors que l'appareil syndical reconstitué par la bourgeoisie acquiert sa valeur comme frein et obstacle à la lutte de classe.
Tout d'abord le Parti Communiste s'adjuge la primauté dans la nomination des cadres, travail facile en raison de la déportation massive des cadres ouvriers SFIO.
C'est par le canal du Parti Communiste et de la SFIO que le rattachement du syndicat à l'Etat bourgeois s'opère. Avec d'aussi bons parrains, la classe ouvrière désaxée, démoralisée assiste impuissante et trompée à ce mariage. L'Union sacrée est aussi proclamée et elevée en principe se substituant à la lutte de classe.
L'Etat capitaliste, maître incontesté des syndicats, en remettant les portefeuilles ministériels du Travail à des dirigeants syndicaux va faire apparaître ouvertement l'opposition existant entre les ouvriers et les syndicats.
Des grèves éclatent, la direction syndicale s'interpose entre les patrons et les ouvriers, la lutte est écartée de sa voie au nom de l'Unité et de la Discipline. La grève est brisée et remplacée par des palabres entre le représentant syndical Croizat et le ministre de la bourgeoisie Croizat. C'est la solution ministérielle qui l'emporte mais revêtue de la signature syndicale.
Les ouvriers, après une série de grèves brisées, désertent les syndicats, passent à l'action directe. C'est encore les Frachon, Hénaff, et Croizat qu'ils trouvent devant eux avec les mots d'ordre d'Unité de la classe ouvrière et de "mort aux empêcheurs de tourner en rond" (diviseurs).
L'épuration inscrite au nouveau programme syndical sert de soupape de sûreté. La bureaucratie syndicale réalisera les conditions pour une désarticulation de la grève et de sa généralisation.
Ne pouvant à la longue empêcher les grèves, la direction syndicale tente de les laisser se faire sans aucune aide et par petit paquet. Avec cette nouvelle tactique, le syndicat remplit sa nouvelle fonction de police bourgeoise et arrive à créer une atmosphère défaitiste dans la classe s'exprimant par le désintéressement des ouvriers aux luttes quotidiennes et par "l'absentéisme", forme actuelle de la lutte de classe très dangereuse pour la classe.
Cette question s'est posée à une partie de l'avant–garde dès les premières luttes syndicales. Cette dictature dans la classe ouvrière, et sur la classe ouvrière, par le syndicat aurait du permettre de voir que cette question, en réalité, était un faux problème.
Les protagonistes de cette question (résolue dans un sens comme dans l'autre) partaient de l'idée erronée du syndicat comme étant un Etat dans un Etat.
Le PCI d'Italie commet cette erreur quand il attribue à cet organisme unitaire de la classe ouvrière une fonction révolutionnaire, et se contredit quand il constate d'autre part que le syndicat perd sa nature révolutionnaire si l'influence des partis opportunistes et réformistes, soi–disant ouvriers, est prépondérante.
La contradiction flagrante du PCI d'Italie et de ceux qui posent cette question ne peut s'expliquer que par une incompréhension de la nature et du rôle du syndicat.
En effet, le syndicat fut une des premières manifestations de la lutte de classe mais n'exprimant qu'une conscience primitive de classe. Le but qu'il se posait ne dépassait pas les cadres du régime bourgeois puisqu'il cherchait à réaliser une plus juste répartition et rétribution du travail humain. Le caractère fondamental de la production capitaliste – l'exploitation d'une classe par une autre – n'était pas remis en cause. Le syndicat, par sa fonction, n'éliminait pas le problème de la plus–value, il ne faisait qu'en discuter la grandeur par rapport au travail payé.
Donner un caractère révolutionnaire au syndicat c'est ravaler la mission historique du prolétariat à une simple réforme du régime capitaliste. Les révolutionnaires de tout temps ont combattu l'idéologie syndicaliste ; ils n'ont considéré cet organisme que comme un lieu de concentration des énergies ouvrières pouvant, au feu de la lutte quotidienne, passer de la simple revendication à la lutte politique sous l'influence du parti de classe.
Le syndicat permet donc une action unitaire et organisée du prolétariat où les révolutionnaires ont plus un travail d'influence à acquérir que de postes à conquérir.
Du jour où le syndicat perd sa nature de défense des intérêts immédiats des ouvriers pour s'inféoder à l'Etat, les conditions pour un travail révolutionnaire sont les mêmes que dans la corporation fasciste, c'est–à–dire nulle ou presque.
Ce n'est pas la présence à la direction de traîtres à la classe qui empêche le travail des révolutionnaires dans le syndicat mais bien la négation de la lutte de classe par la soumission à l'Etat bourgeois.
Un syndicat peut être régénéré tant qu'il n'est pas tombé entre les mains de l'appareil étatique (c'est–à–dire tant que sa fonction demeure la lutte de classe).
Dans la période présent cet organisme, repoussant la lutte de classes pour la collaboration de classes, devient le prolongement de l'Etat dans la classe ouvrière et perd sa caractéristique de syndicat.
L'organisme qui actuellement usurpe le nom de syndicat n'a pas à être régénéré. Il agit bien dans la ligne que la bourgeoisie lui a donné.
Quant à l'organisation unitaire de la classe, elle n'existe pas. Elle est à recréer.
Malgré la désertion des ouvriers de la CGT, malgré la nature non syndicale de cet organisme, les militants doivent y être pour deux raisons principales :
tout d'abord dénoncer à chaque occasion la vraie nature de la CGT et montrer qu'elle est avant tout une filiale de l'Etat bourgeois auprès des ouvriers. Ce n'est plus leur organisme unitaire mais une caricature avec une fonction bourgeoise et policière ;
enfin, les militants travaillant dans les syndicats actuels peuvent servir de lien entre les ouvriers qui restent encore et ceux qui les ont quittés et permettront ainsi la formation d'une structure horizontale groupant tous les ouvriers d'un même lieu de travail sans tenir compte de la structure organisationnelle syndicale, d'autre part à établir et à élargir la liaison directe des diverses usines entre elles.
Le mot d'ordre n'est donc pas "Entrer dans les syndicats". Il n'est pas non plus "Sortir des syndicats".
Parce que les conditions sont telles et parce que l'influence de l'avant–garde est faible sur la classe, on ne peut poser la question : syndicat ou soviet ?
De syndicat, il n'y en a plus actuellement. De soviet non plus. Lancer le mot d'ordre de reconstruction des syndicats nous conduirait à l'erreur de la SFIO avec la formation de la CGTU et à la division de la classe ouvrière.
Il ne s'agit pas d'opposer la mal nommée CGT avec ses adhérents et une nouvelle Centrale syndicale. Notre rôle n'est pas la création de syndicat pour le syndicat mais le développement des possibilités d'unité d'action entre les ouvriers syndiqués et ceux qui ont fui les syndicats. Les conditions actuelles éliminent de plus en plus les facteurs séparant les diverses catégories d'ouvriers, car la lutte tend à abandonner le terrain purement économique – qui détermine l'existence des Fédérations de corps de métier – pour le terrain social qui rajuste à une même échelle les luttes revendicatives et toutes les catégories d'ouvriers, et permet en outre la liaison entre la concentration ouvrière à l'usine et la concentration ouvrière localement, liaison que le syndicat de tout temps laissait en suspens.
Lancer le mot d'ordre "Soviet" serait un bluff et une occasion de confusion.
Un bluff car il ne correspondrait pas à une période d'assaut révolutionnaire, le Soviet par sa généralisation, sa centralisation et sa cohésion posant la question de la prise du pouvoir.
Une confusion car, si d'ici et de là des Comités d'usine surgissent, ils possèdent plus un caractère de Comités de grève et, par-là, sont d'une durée momentanée. Donner à ces créations spontanées de la classe le nom de Soviet exagèrerait une liaison, une généralisation et une centralisation que la situation n'a pas permis et ne permet pas encore.
Les révolutionnaires n'ont pas à lancer un appel pour un nouvel organisme unitaire de la classe mais leur action doit tendre, par une clarification de la conscience de classe, vers une unité d'action organisée des travailleurs.
Les mots d'ordre révolutionnaires doivent pallier l'absence de syndicats réels, éviter le danger d'éparpillement de la lutte de la classe ouvrière, œuvrer dans les conditions présentes pour l'action directe des masses, seule possibilité pouvant pousser à de nouveaux regroupements unitaires de la classe en corrigeant, en rapport avec la situation de crise du régime, la structure verticale des anciens syndicats par une structure horizontale.
Action directe des masses. Unité de lutte immédiate du prolétariat sur la base du lieu de travail et de la localité et non de la section syndicale. Pour des liaisons étroites entre les différentes usines et localités ouvrières.
Contre la collaboration de classe du genre "Comité de gestion". Dénonciation de la fonction anti–ouvrière de la CGT définitivement inféodée à l'Etat capitaliste.
Gauche Communiste de France
Avril 1946
[Fraction interne du CCI]