Internationalisme (GCF) - N° 2 - Février-Mars 1945 Retour 

A PROPOS DU PROGRAMME

« Il faut construire le programme ; sans programme pas de parti » disions-nous dans l’Introduction au premier numéro de cette revue. Il y a trop de charlatans dans le mouvement ouvrier – qui pensent mener le prolétariat à la révolution par l’action pratique pure et les improvisations – pour qu’il soit inutile de réaffirmer ce principe.

Mais le problème est loin de se borner là. Il n’est aujourd’hui personne parmi les défaitistes qui ne brandisse le drapeau où est écrit : « Bilan du passé ! », « Tirer les leçons de l’expérience ». Mais les positions politiques et la pratique ressemblent tellement à celle d’avant-guerre que nous devons inlassablement poser la question : « Partir de quoi et par quelles méthodes entendez-vous construire le programme ? »

La psychologie avec laquelle on aborde cette question dans les débris du « communisme de gauche » porte tous les stigmates de la défaite et du découragement entraînés par la confusion que l’on fît autour d’elle avant la guerre et entretient encore cette confusion.

Le premier trait de cette psychologie est ce que l’on pourrait appeler « la théorie de la table rase », qui se résume dans le leitmotiv « tout a failli » et qu’un éditorial de « La Flamme », organe de l’Union des Communistes Internationalistes, intitulé, naturellement, « Elaborer un programme », illustre de la manière suivante :

« Les oppositions communistes ont toutes, sans exception, fait faillite parce qu’elles s’attachaient à la régénérescence d’une IC devenue centriste. » « Personne n’a de monopole dans la tâche de rénovation de l’arsenal révolutionnaire. »

Puisqu’on parle de faillite, voyons la position de ces « oppositions » en face de la guerre. Il n’est pas, en effet, d’épreuve plus décisive pour départager la faillite, c’est-à-dire le passage à la bourgeoisie, du maintien des positions politiques de classe. En gros, ces oppositions communistes, surgies contre la dégénérescence opportuniste de l’Internationale Communiste, se divisaient en deux courants : l’Opposition trotskiste et le courant de la Fraction de gauche italienne.

En 1939, le courant trotskiste, avec ses divers groupes, se trouvait dans le camp de la bourgeoisie par sa position de « défense de l’URSS » et de la simple « opposition politique » dans les pays alliés de celle-ci. Seules, c’est un fait historique, les Fractions de gauche restaient sur le terrain du prolétariat par le défaitisme révolutionnaires dans tous les pays.

Pourtant, ce n’est pas 1939 mais déjà 1936 qui devait retracer entre les Fractions de gauche et le centrisme trotskiste la même frontière de classe qui, en 1914, séparaient sans retour les révolutionnaires des réformistes de la 2ème Internationale. En effet, les événements d’Espagne, bien que sans précédents historiques, présentaient de nouveau et sans équivoque possible à l’avant-garde l’épreuve de la guerre.

Contre la théorie de l’antifascisme prolétarien, les Fractions de gauche démontraient que l’attaque de Franco représentait l’attaque de la classe capitaliste contre le prolétariat espagnol ; celui-ci ne pouvait briser qu’en dirigeant sa lutte contre l’Etat capitaliste lui-même. Elles flagellaient la duperie d’une soi-disant « guerre révolutionnaire » ou « guerre civile » sans pouvoir révolutionnaire et avertissaient le prolétariat que c’est justement au travers de la guerre contre Franco que la bourgeoisie, au moyen du gouvernement républicain, avait raison de lui. Ceci devait être prouvé par la dissolution du Comité Central des milices de Catalogne puis à la militarisation de celles-ci.

Alors que ces faits servaient à des éléments confus de point de départ pour proclamer le défaitisme, les Fractions de gauche montraient au contraire que ce n’étaient pas des décisions formelles qui changeaient la nature de classe de la guerre et des milices mais que celles-ci étaient elles-mêmes un produit du changement du rapport des forces, en faveur de la bourgeoisie, provoqué par l’abandon du terrain de classe. Elles dénonçaient cet abandon dès le moment où la lutte ascendante de la première semaine contre l’Etat capitaliste et la bourgeoisie atteignait - du fait de l’absence d’un parti révolutionnaire qui seul aurait pu la pousser plus haut jusqu’à la prise du pouvoir – son point culminant pour nécessairement retomber et laisser place à la lutte militaire contre Franco. C’est dès ce moment que les Fractions appelaient les ouvriers à quitter les colonnes militaires de l’antifascisme pour lutter sur le terrain de classe. Ces positions ont été pleinement confirmées par la suite des événements et les Fractions de gauche furent malheureusement les seules organisations qui les défendirent.

Par contre, l’épreuve espagnole devait sanctionner l’opportunisme trotskiste par la trahison définitive de sa participation à la guerre antifasciste.

Ces faits demandent quelque réflexion.

Quand il s’agit d’une situation aussi confuse que celle de l’Espagne, il serait absurde de les attribuer au hasard. Ils ont bien été en fait le produit de l’évolution profondément divergente des deux courants. Ils démentent de manière flagrante la théorie vulgaire de la « faillite générale » et il faut les rétablir, les souligner inlassablement.

Pourquoi ? Pour instituer un monopole de groupe ? Rien ne serait plus ridicule. Les marxistes ne peuvent pas séparer la lutte des groupes ou organisations politiques de la lutte de classes. Si nous rappelons ces faits c’est non pas parce qu’ils « nous » appartiennent mais parce qu’ils appartiennent au prolétariat, à son effort pour se dégager de la confusion semée par la bourgeoisie, parce qu’ils représentent une victoire dans son ascension vers une claire conscience de classe. Aussi dire : « Elaborons un programme révolutionnaire » tout en s’empressant de fourrer dans le même sac tout le passé politique d’après la 3ème Internationale pour le jeter à la mer comme « failli » est une inconséquence dont même un petit enfant s’apercevrait ; car que penserait même un petit enfant d’un homme qui préfèrerait démolir une maison neuve construite sur les ruines de l’ancienne, sous prétexte qu’elle n’est pas terminée, plutôt que de travailler à l’achever ?

Mais démolir la maison ne représente pas seulement l’inconséquence des soi-disant « communistes de gauche » aujourd’hui. C’est un aveu d’impuissance devant les grands débats et les grands problèmes qui ont animé le mouvement ouvrier face à la dégénérescence de la 3ème Internationale et après sa mort. C’est une lâcheté qui empêche de chercher pourquoi le trotskisme - qui, bon gré mal gré, directement ou indirectement, entraînait derrière lui la majorité des « communistes de gauche » - a failli. C’est parfois, nous le verrons, de la simple ignorance.

C’est cette impuissance, cette lâcheté, cette ignorance qui engendrent nécessairement un éclectisme absolument inapte à former la base de reconstruction du programme.

C’est pourtant cet éclectisme qui constitue le deuxième trait caractéristique de la psychologie au sein du nouveau « communisme de gauche ». Il se manifeste de différentes manières selon les courants, sans cesser de se caractériser par la même absence de cette large vue historique dont nous avons besoin pour comprendre en quoi le programme issu de la révolution russe était erroné, en quoi il était inachevé, par le même arbitraire dans la prise de positions politiques et même seulement dans l’adoption d’une plateforme de discussion.

Par exemple, l’Union des Communistes Internationalistes déclare : « Nous n’avons pas peur d’utiliser tout ce qu’il y a de sain dans le bolchévisme, le luxembourgisme, l’anarcho-syndicalisme et d’en rejeter ce qui nous semble erroné ou dépassé. Il ne s’agit pas d’opérer un dosage savant mais d’élaborer une solution dynamique. »

On peut déclarer, tant qu’on veut, rechercher une solution dynamique (qui ne le fait pas ?) ; la vérité c’est que le dynamisme dépend inexorablement de la méthode qu’on emploie.

Mais que fait l’Union Communiste Internationaliste ? Elle déclare tout simplement (après la victoire russe qui a historiquement confirmé les thèses du communisme) qu’il n’est possible de tirer hors du communisme des éléments du nouveau programme : elle ressuscite pour cela le vieil anarcho-syndicalisme qui a pourtant prouvé, dans sa faillite en Espagne, son caractère retardataire et petit-bourgeois.

Ailleurs les Communistes Internationalistes se réservent d’emprunter des notions programmatiques à un certain « luxembourgisme » qu’ils mettent en parallèle avec le bolchévisme. Mais on sait par expérience que mettre bolchévisme et luxembourgisme en parallèle c’est, en réalité, les opposer sur la question du parti.

C’est en effet la théorie du parti et le type nouveau d’organisation qu’il a crée en adaptation aux buts nouveaux de la lutte ouvrière, c’est-à-dire la prise du Pouvoir, qui a fait du bolchévisme une école révolutionnaire originale dans la 3ème Internationale. Par contre le luxembourgisme ne constitue pas vraiment une école dans le mouvement communiste; les quelques positions politiques prises par Rosa Luxemburg en opposition à Lénine sur les questions agraire et nationale ne pourraient suffire à le caractériser.

Ce que les Communistes Internationalistes se réservent de choisir c’est entre la conception bolchévique du parti, que les caricatures ultérieures de la 3ème Internationale ne sauraient entamer, et la conception de Rosa fortement marquée de social-démocratie, périmée et infirmée au prix de la défaite du prolétariat allemand en 1919.

Tout ceci nous fait bien penser aux bavardages des éclectiques bernsteiniens sur la « liberté de critique » ; et, dans les deux cas, leur méthode n’est-elle pas une négation de la méthode expérimentale historique du marxisme ?

Au reste, le même arbitraire historique se trouve chez ceux que l’Union Communiste Internationaliste combat comme les « partisans du léninisme déifié ».

Ils fixent au léninisme une date de validité : 1921. Au-delà tout est bon et ils reprennent mot par mot les formules et les mots d’ordre sans se donner le moins du monde la peine de voir s’ils correspondent à la réalité actuelle. Mais après 1921, par contre, ils rejettent tout en bloc sans plus d’analyse politique.

Evidemment cet arbitraire ne se limite pas à la période de formation de l’Internationale Communiste. Il embrasse sa phase de dégénérescence et le mouvement ouvrier après sa mort. Ici les formules vagues « il faut tirer les leçons de l’IC et des diverses oppositions communistes » (qui ont toutes sans exception « fait faillite ») et « rénovation de l’arsenal révolutionnaire » recouvrent la même attitude qui, au lieu de chercher à atteindre une claire vision du cours historique de la révolution russe et de sa dégénérescence, à une formulation théorique des problèmes qu’elle a soulevés, ce qui exige une nette appréciation du rôle historique des différents courants, préfère grappiller, recouper, assembler de ci de là des solutions politiques déterminées, dépourvues du soutien d’une véritable analyse théorique.

Une autre forme d’éclectisme manifestée par l’UCI est ce qu’on pourrait appeler « scientisme ».

« La société est en mouvement perpétuel, disent-ils, et nous sommes dans la phase où précisément la mue est cause et effet de la crise révolutionnaire » et « la nouvelle Internationale doit se baser sur une analyse sérieuse du capitalisme actuel (en particulier du capitalisme d’Etat) sur l’aspect politique du retard politique et de la crise économique que revêt le fascisme… »

Tout ceci serait très bien si…, en premier lieu, on s’était soucié de dégager la caractéristique historique de l’époque actuelle comme phase décadente. Les Communistes Internationalistes ne nous disent ni où en est la société de son mouvement perpétuel ni quelle est cette « mue » qui engendre la crise révolutionnaire. Sans cette condition, une analyse, si sérieuse soit-elle, ne servira jamais au prolétariat. « A l’état actuel de la science disait Lénine, nous n’aurons jamais épuisé l’étude des formes de l’impérialisme ; comme toute autre, cette science est infinie. »

Ce qui nous intéresse ce n’est pas l’étude approfondie des formes de l’impérialisme mais ce qu’elles expriment historiquement et la position politique à prendre devant elles : par exemple, nous devons mettre en évidence, aux yeux du prolétariat, que le capitalisme d’Etat (allié à n’importe quelle forme politique) est une expression de cette décadence, tout comme les trusts et les cartels étaient l’expression de la phase ultime du développement du capitalisme.

Ce sont par contre les défenseurs actuels de l’URSS, qui sont aussi des réformistes partisans des nationalisations, qui s’obnubilent et obnubilent le prolétariat sur des formes plus ou moins nouvelles et ignorent ou veulent ignorer la période historique décadente et le contenu capitaliste de ces formes.

Si, ensuite, on avait cherché, d’un point de vue de classe, en quoi consiste le problème fasciste, la guerre d’Espagne, la guerre actuelle l’indiquent bien parce qu’il sert à mobiliser le prolétariat sur un dilemme bourgeois fascisme- démocratie et à l’attacher ainsi au capitalisme.

Notre tâche essentielle est donc non de faire des études descriptives approfondies des systèmes fascistes mais de révéler au prolétariat, de lui dénoncer au travers des événements l’identité de nature de classe de ces deux forces politiques, le rôle de la démocratie bourgeoise dans la genèse du fascisme, le but de classe de celui-ci : écraser la révolution prolétarienne ; et le dépérissement de la démocratie bourgeoise en tant que telle dans les périodes des révolutions et des guerres.

Nous avons vu l’éclectisme grappiller dans les théories et les écoles, remettre en chantier des problèmes politiques amplement résolus. Mais ce n’est pas tout : sa méthode anti-historique le pousse à agir de même face à l’histoire elle-même : « Tirons les leçons des révolutions russe et allemande, puisons dans l’expérience espagnole récente les éléments positifs, en dégager toutes les insuffisances. »

Pour nous il est évident que le programme doit être la synthèse des principes nouveaux de lutte prolétarienne tirés de l’expérience historique. Mais il est non moins évident que seule une expérience supérieure aux points les plus hauts atteints par le prolétariat dans sa lutte peut aujourd’hui nous aider à forger de nouveaux principes ou en infirmer d’anciens. La révolution russe est à un degré supérieur à la Commune de Paris et pose des nouveaux problèmes, de même les luttes révolutionnaires d’après-guerre posent des problèmes qui n’ont pas été résolus par le parti russe. Mais le cours de reflux du prolétariat qui débouche dans la guerre et qui contient l’expérience espagnole ne peut pas nous apporter des nouveaux enseignements positifs : il faudrait pour cela supposer que cette même expérience espagnole a historiquement dépassé celle des périodes révolutionnaires d’après-guerre ou la révolution russe elle-même. Pourtant de tels événements peuvent enrichir l’avant-garde mais seulement dans la mesure où on n’y cherchera pas d’enseignements positifs nouveaux mais une réaffirmation, une trempe de ces principes.

Les Fractions de la Gauche communiste ne peuvent prétendre avoir épuisé l’élaboration du programme même par rapport aux matériaux historiques existants. Mais elles ont montré le seul chemin à prendre pour échapper à la maladie éclectique qui sévit aujourd’hui encore malgré l’expérience trotskiste et pour reconstruire le programme : le chemin des fractions.

On ne sait plus aujourd’hui ce que cela signifie. Par exemple, on reproche à la Gauche italienne d’avoir voulu régénéré l’IC centriste, menant ainsi une politique trotskiste. Mais on oublie de se demander par quels moyens la GC et Trotsky entendaient régénérer l’Internationale. Trotsky croyait possible de redresser la direction opportuniste du Parti et même d’obtenir des victoires avec cette direction. La GC, elle, proclamait que seule la constitution de fractions de gauche « ayant pour tâche d’exprimer la survivance et la continuité de la conscience prolétarienne et de forger les nouvelles armes idéologiques exigées par l’étape plus progressive de la lutte pour la révolution communiste » en face de la direction défaillante et la conquête de cette direction par les fractions par un renversement du centrisme en liaison avec la reprise des mouvements prolétariens pouvait permettre la régénérescence du Parti.

Cette position non seulement reliait la Gauche Communiste Italienne à tout ce qui est désormais acquis par le prolétariat (que l’éclectisme, lui, remet en question) mais elle l’amenait à faire ce dont fut toujours incapable le trotskisme : une critique fondamentale de la 3ème Internationale.

Après le passage définitif des partis dans le camp de la bourgeoisie, acquerrant désormais une fonction de trahison, les deux positions politiques se retrouvèrent identiquement opposées sur le problème de la reconstruction de la nouvelle avant-garde. La CE de la Fraction Italienne exprimait ainsi, en 1933, les divergences :

« D’une façon analogue, pour ce qui concerne la fondation des nouveaux partis, les sportsmen du grand faire, au lieu de construire l’organisme pour l’action politique, la fraction, on fait beaucoup de tapage sur la nécessité de ne pas perdre un instant pour se précipiter au travail, au seul travail qui compte, celui de redresser le parti. Et quand on ne peut plus redresser le parti alors, sans hésiter, on modifie simplement l’aspect extérieur de la position antérieure et l’on partira pour la construction de nouveaux partis. Il est bien évident que la démagogie et le succès éphémère sont du côté du sport et non du côté du travail révolutionnaire. » (Résolution de la CE de la fraction GCI - 1933)

On sait aujourd’hui à quelles honteuses compromissions cette politique devait mener le trotskisme.

Quand les Communistes Internationalistes écrivent :

« Le deuxième moyen pour réaliser (la construction du Programme), c’est la restauration d’une morale, d’un climat digne de la société que nous voulons. La crise de l’avant-garde est aussi une crise des méthodes qui se ramène à une morale, à une psychologie, à un état d’esprit en voie de dégénérescence. »

Ils manifestent bien qu’ils ne comprennent pas plus le véritable problème que ceux qui perpétuent le climat et les méthodes encore en question aujourd’hui.

Bien avant les éclectiques, la Fraction a dénoncé et combattu ce danger sur son véritable terrain qui est politique et non pas moral, en opposant à la position des faiseurs du parti trotskiste et à leur méthode d’espionnage, de noyautage aussi bien que leurs fusions et scissions sans principes, le travail fractionnel conséquent pour la reconstruction du programme.

La CE de la GCF


[Fraction interne du CCI]