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1917, le prolétariat prend le pouvoir
(Tendance Communiste Internationaliste)

Nous reproduisons ici un article de la TCI sur la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie en octobre 1917. En fait, cet article constitue un chapitre d'une brochure de la Communist Workers Organization dont les camarades ont décidé de republier des parties sur leur site (www.leftcom.org). Ce chapitre, traduit par nous de l'anglais, traite uniquement des journées d'Octobre, celles-là mêmes de l'insurrection ouvrière et de la prise du pouvoir par les "Soviets"   ou "conseils ouvriers" –, organes de l'insurrection prolétarienne et de l'exercice du pouvoir, c'est-à-dire de la dictature du prolétariat, comme les définissait Trotsky.

La valeur de ce texte est à souligner par sa capacité à présenter, concrètement, comment les soviets, en tant que formes d'organisation de l'ensemble du prolétariat russe, furent en capacité de réaliser leur tâche historique sous la direction du parti communiste (le parti bolchévique), l'avant-garde politique du prolétariat. Et comment ce dernier ne put se hisser à la hauteur de sa tâche que grâce à la mobilisation révolutionnaire des masses ouvrières et de soldats et au prix de luttes politiques internes au parti lui-même. Bref, une des qualités du texte est de souligner et de mettre en valeur le "rapport dialectique" qui s'est établi concrètement alors entre le parti et l'ensemble de la classe révolutionnaire et qui a garanti le succès de l'insurrection ouvrière.

Ainsi, le texte anéantit la thèse sans cesse rabâchée selon laquelle Octobre 1917 fut un coup d'Etat organisé par une minorité de révolutionnaires professionnels dirigés d'une main de fer par Lénine. Un des arguments de cette thèse est que l'insurrection, plus particulièrement la prise du Palais d'hiver, le siège du gouvernement de Kerenski, eut lieu dans une ville où, par ailleurs le calme régnait et qu'elle rencontra le succès du fait de la faiblesse des défenseurs armés du gouvernement bourgeois. Le texte de la TCI répond, on ne peut plus clairement, à ce problème. Il montre que c'est justement la force et la mobilisation massive du prolétariat, regroupé politiquement autour du parti bolchévique, y compris parfois en devançant celui-ci ou des fractions significatives de celui-ci, qui fit que le pouvoir d'Etat bourgeois tomba alors comme un fruit mûr, avec peu d'affrontements et de victimes. Cette "facilité" de l'insurrection est, bien au contraire, la manifestation de la force et de la conscience élevée des grandes masses du prolétariat à ce moment-là et de leur participation directe et massive à la prise du pouvoir ; c'est l'anti-thèse d'un coup d'Etat imposé par une minorité.

De même, le texte rejette la mystification d'un parti bolchévique homogène et décidé ou sous la férule d'un seul homme, Lénine. Bien au contraire, il met en lumière comment le parti d'avant-garde lui-même fut traversé des mêmes types d'hésitations et contradictions que l'ensemble de la classe et comment le combat politique pour gagner le parti à l'insurrection fut difficile et aurait même pu être perdu. Et comment ce fut justement la force et la mobilisation révolutionnaires des masses prolétariennes, sur lesquels Lénine et certaines fractions du parti s'appuyèrent, qui permirent de mener le combat contre ceux qui s'opposaient à l'insurrection au sein même des organes de direction bolchévique.

Enfin, et leçon tout aussi importante, l'article des camarades de la TCI met en relief comment Lénine et le parti furent guidés par deux principes de classe essentiels qui leur permirent d'être à la hauteur de la situation : le premier que l'on peut définir comme la nécessité de la destruction de l'Etat bourgeois et de l'établissement de la dictature du prolétariat, principe qui guide et définit toute politique communiste aussi bien dans une période immédiatement révolutionnaire que dans des périodes où la lutte des classes est moins aigues et plus "quotidienne", y compris lorsque le prolétariat n'est pas massivement mobilisé1 ; le second, tout aussi permanent et fondamental, étant l'internationalisme prolétarien. Juste un mot sur ce plan : c'est justement la vision internationaliste des bolcheviks, qu'on ne peut réduire à la seule dénonciation de la guerre impérialiste mais qui inclut l'appel à la guerre civile, à la destruction de l'Etat bourgeois et à l'instauration de la dictature du prolétariat – voilà le véritable internationalisme de classe car seul internationalisme conséquent -, qui leur permit de comprendre l'absolue nécessité d'instaurer le pouvoir des soviets comme premier point d'appui pour l'ensemble du prolétariat international alors même que la guerre impérialiste, la 1° guerre mondiale, se poursuivait2 ; et comme facteur concret, matériel, à dimension avant tout internationale de la lutte contre la guerre impérialiste et pour la révolution internationale.

On le voit, l'article des camarades de la TCI n'est pas un texte "historique" traitant d'une expérience passée dont on pourrait éventuellement tirer quelques enseignements et puis "passer à autre chose". A l'heure où le capitalisme s'enfonce dans une crise profonde qui voit la bourgeoisie obligée d'attaquer férocement le prolétariat dans tous les pays et, en même temps, préparer la seule issue qu'elle puisse offrir à sa faillite économique, la guerre généralisée, les leçons de l'Octobre 1917 redeviennent essentielles pour le développement même du combat de classe d'aujourd'hui ; et pour présenter l'alternative prolétarienne et communiste à la barbarie capitaliste. Le texte de la TCI vient nous rappeler l'actualité de la Révolution russe, de ses principes et de ses enseignements, et le phare qu'elle est pour le combat historique du prolétariat international.

Mars 2012, la FGCI.

1917, le prolétariat prend le pouvoir
(Tendance Communiste Internationaliste)

Le soir du 24 octobre, le gouvernement provisoire avait à sa disposition à peine plus de 25 000 hommes. Le soir du 25, alors que les préparatifs pour l'assaut du Palais d'hiver étaient en cours, les bolcheviks rassemblaient, face au dernier refuge du Gouvernement provisoire, près de 20 000 gardes rouges, marins et soldats. Cependant, à l'intérieur du palais, il n'y avait pas plus de 3000 hommes pour défendre l'édifice et nombre d'entre eux abandonnèrent leur poste au cours de la nuit. Grâce à cette supériorité écrasante des troupes bolchéviques, aucun combat sérieux n'eut lieu dans la capitale du 24 au 26 octobre ; le nombre total de tués de chaque côté ne dépassa pas la quinzaine et, concernant les blessés, la soixantaine.

Durant ces heures critiques, alors que les principaux points stratégiques de la ville passaient sous le contrôle des bolcheviks (téléphone et télégraphe, les ponts, les gares, le Palais d'hiver, etc.), la vie se poursuivait normalement dans l'ensemble de Petrograd.
La plupart des soldats restaient dans leurs casernes, les entreprises et les usines continuaient à fonctionner et, dans les écoles, toutes les classes fonctionnaient. Il n'y eut ni grèves ni manifestations de masse telles que celles qui marquèrent la Révolution de février. Les théâtres de films (qu'on appelait alors "cinématographes") étaient bondés ; il y avait des séances régulières dans tous les théâtres et les gens se promenaient comme d'habitude sur la Perspective Nevksy. Les gens ordinaires, non-politisés pouvaient ne pas réaliser que des événements historiques étaient en train de se produire ; même dans les principaux moyens de transport public que représentaient les lignes de tramways en 1917, le service était normal. Ce fut d'ailleurs dans un de ces tramways que Lénine, déguisé, et son garde du corps Eino Rahya rejoignèrent Smolny tard le soir du 24.

C'est ainsi que l'historien soviétique "dissident" Roy Medvedev décrit la Révolution d'Octobre. Cette image de Lénine allant à la révolution dans un tramway correspond parfaitement à la vision que donne Trotsky de ces jours-là :

"Il n'y eut presque point de manifestations, de combats de rues, de barricades, de tout ce que l'on entend d'ordinaire par "insurrection" ;la révolution n'avait pas besoin de résoudre un problème déjà résolu. La saisie de l'appareil gouvernemental pouvait être effectuée d'après un plan, avec l'aide de détachements armés relativement peu nombreux, partant d'un centre unique. (…)

Mais précisément, le fait que la résistance du gouvernement se borna à la défense du Palais détermine nettement la place du 25 octobre dans le développement de la lutte. Le palais d'Hiver se trouva être la dernière redoute d'un régime politiquement brisé en huit mois d'existence et définitivement désarmé pendant la dernière quinzaine." ("Histoire de la révolution russe – Octobre", p. 670).

Les classes de privilégiés russes s'attendaient à une orgie de pillages et de meurtres, au chaos politique et à la disparition de toute morale humaine. Au lieu de cela, elles se trouvèrent en face d'un changement dans l'ordre, ce qui a dû être encore plus terrifiant pour elles. Les masses prolétariennes ont montré qu'elles ne dépendaient pas de quelques chefs et qu'elles étaient capables de trouver leurs propres formes de pouvoir. À l'évidence, par la suite, les historiens de la classe ennemie ont déformé cette réalité d'Octobre 17 et peint la révolution prolétarienne sous les seules couleurs de sa dernière phase. Ils ont pu ainsi propager la légende qu'il s'agissait d'un banal putsch, d'un coup d'État perpétré par un petit groupe de fanatiques alors que les masses étaient restées spectatrices. Outre le fait que le parti bolchévique comprenait 300 000 membres ou le fait qu'il avait l'appui actif de presque tous les soldats de Petrograd (environ 300 000 hommes), comment comprendre qu'il a pu débattre publiquement, dans la presse qui était accessible à tous, de la question de la prise du pouvoir et cela durant les deux dernières semaines qui ont précédé la chute du Gouvernement provisoire ? Définir la nature prolétarienne de la Révolution d'Octobre n'est pas notre but ici, dans la mesure où nous considérons cela comme une évidence. Ce dont nous avons besoin, c'est de voir quelles sont les circonstances dans lesquelles la révolution a eu lieu, d'examiner non seulement comment le prolétariat a fait du parti bolchévique son instrument mais aussi comment la politique des bolcheviks a passé l'épreuve de la difficile situation de septembre et d'octobre 1917.

Les bolcheviks peuvent-ils prendre le pouvoir ?

Le sort de l'ordre bourgeois en Russie était scellé à partir du moment où les armées du Kaiser ont occupé Riga en août 1917. Au lieu des victoires promises, les Allemands étaient sur le point d'avancer jusqu'à Petrograd. Lénine, cependant, se battait en faveur de l'insurrection à partir du moment où il comprit que les autres partis qui se disaient socialistes (les mencheviks et les Socialistes-révolutionnaires), fidèles à leur position de soutien à un système bourgeois, n'avaient pas l'intention de défendre le pouvoir soviétique. Mais le Comité central bolchévique a semblé ignorer ses courriers. Le pire pour lui, alors qu'il se cachait, c'était que le Comité central bolchévique semblait plutôt favorable à Kerensky et à sa volonté de maintenir son pouvoir chancelant. Suite à la défaite de Kornilov, le Gouvernement provisoire appela à une "Conférence démocratique" pour essayer de réunir autour du pouvoir bourgeois tous les partis représentés au soviet. La catastrophe pour Lénine, ce fut que le Comité central bolchévique tomba dans ce piège et participa à cette mascarade (Lénine approuva Trotsky qui avait défendu le boycott de cette "assemblée").

Ils étaient aussi d'accord pour participer au soit-disant "Pré-parlement" que Kerensky voulait utiliser pour légitimer la position de son gouvernement non élu. Lénine répondit dans un texte intitulé Notes d'un publiciste, dans lequel il s'est attaqué au Comité central :

"Il n'est pas possible de douter que, dans les "milieux dirigeants" de notre parti, on remarque des hésitations qui peuvent devenir funestes (...). Tout ne marche pas droit dans les milieux dirigeants "parlementaires" du parti ; apportons-y une plus grande attention ; que les ouvriers les surveillent mieux. (...) L'erreur de notre parti est évidente. Au parti en lutte de la classe d'avant-garde les erreurs ne font pas peur. Ce qui serait terrible, ce serait l'obstination dans l'erreur …" (Lénine, Oeuvres complètes, tome 26, septembre 1917).

Non seulement les dirigeants bolchéviques, autour de Kamenev, ont persisté dans l'erreur, mais ils l'ont aggravée en écartant toutes les critiques de Lénine concernant leur approche vis-à-vis de la Conférence démocratique et la future insurrection.

Bien que Lénine écrivit des centaines et des centaines de lignes pour les pousser à l'action, ils firent le maximum pour que les passages-clés ne soient pas publiés. Frustré, Lénine présenta finalement sa démission du Comité central tout en "[se] réservant la liberté de s'adresser aux militants" du parti.

Bien que le Comité central ne discuta même pas de cette lettre de démission, elle autorisa Lénine à développer une correspondance personnelle avec des éléments qui faisaient partie d'autres organisations du parti. Cela prouve, une fois de plus, que Lénine était loin d'être une figure isolée luttant contre un parti médiocre, ainsi que le prétendent toutes les "histoires" de la Révolution Russe. Sa lutte, il la menait contre une direction du parti qui se sentait plus concernée par la survivance du parti que par la victoire de la classe ouvrière. Quand l'ensemble du parti eut connaissance des questions en jeu, il pris position pour les positions de Lénine. L'exemple le plus significatif fut celui du Comité de Pétrograd. Quand la censure de la discussion fut révélée, il exprima sa colère contre le Comité central. En fait, le débat fondamental sur la nécessité de l'insurrection eut lieu vraiment dans le Comité de Pétrograd. Là, il n'y avait pas des Kamenev qui cherchaient à traiter avec les mencheviks et qui s'opposaient à l'orientation internationaliste des bolcheviks. Cette dernière s'était clairement exprimée dès les conférences de Zimmerwald et de Kienthal, au début de la Première guerre mondiale, et avait pris sa nouvelle forme programmatique dans L'impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine. La question de l'internationalisme était maintenant vitale dans les préoccupations des bolcheviks à Petrograd. Dans le débat sur la nécessité de l'insurrection, l'opposant le plus solide face à Lénine était Volodarsky. Celui-ci s'appuyait sur l'arriération de la Russie et insistait sur le fait que les bolcheviks devraient prendre leur temps car la Révolution Russe ne pouvait vaincre qu'en tant que partie de la révolution mondiale. Les partisans de Lénine étaient d'accord que le sort de la Révolution Russe ne pouvait que dépendre du sort de la révolution mondiale. Mais ils étaient convaincus que le prolétariat russe avait là une opportunité que les prolétariats des autres pays n'avaient pas encore. Les ouvriers russes devaient donc prendre le pouvoir et tenir le coup jusqu'à ce que la révolution se développe en Europe.

Cet argument pour ne pas retarder plus longtemps cette échéance finit par l'emporter. Lénine développa la position internationaliste dans son texte La crise est mure. Ce texte, comme beaucoup d'autres écrits dans cette période, mérite d'être cité en entier, mais nous nous contenterons ici d'en donner quelques lignes qui indiquent l'essence internationaliste du bolchévisme – le principe fondamental qui, sans équivoque, dans la première guerre mondiale, le définissait comme prolétarien.

"Il est hors de doute que la fin de septembre nous a apporté le tournant le plus grand de l'histoire de la révolution russe et, selon toutes les apparences, de l'histoire de la révolution mondiale... Et voici aujourd'hui la troisième étape que l'on peut appeler le prélude de la révolution. Les arrestations en masse des chefs du parti dans la libre Italie et surtout le début de mutineries militaires en Allemagne sont les symptômes irrécusables d'un grand tournant, les symptômes d'une veille de la révolution à l'échelle mondiale. (...) Et comme nous sommes, nous bolchéviks russes, les seuls internationalistes prolétariens du monde à jouir d'une liberté immense en somme, à avoir un parti légal, une vingtaine de journaux, comme nous avons avec nous les Soviets de députés ouvriers et soldats des deux capitales et la majorité des masses en période révolutionnaire, on peut et on doit en vérité nous appliquer les paroles : "Il vous a été beaucoup donné, il vous sera beaucoup demandé"" (Lénine, idem).

Cet argument gagna tout le parti et, le 10 octobre, le Comité central vota son accord de principe sur la nécessité d'organiser l'insurrection. Ce n'était pas simplement la victoire d'un seul homme, ou même celle d'un parti, mais celle de la classe ouvrière internationale. Le problème qui se posait maintenant était : comment l'insurrection allait-elle se produire ?

Les soldats deviennent bolcheviks

Comme nous l'avons montré dans le chapitre précédent, les bolchéviks gagnèrent un soutien énorme pour leur politique bien avant que le second Congrès des soviets de Russie fut convoqué. En fait, 80% des délégués ouvriers à cet organe était des partisans des bolchéviks. Cependant, cela ne signifiait pas que le prolétariat était imprégné de la conscience communiste ; cela, en effet, aurait été impossible étant donné les conditions du moment. Ce qui le marquait, c'était les revendications concrètes qu'il avait accumulées tout au long de 1917. Il exigeait la fin de la guerre et les misères qui vont avec, telles les restrictions de nourriture et l'inflation. Il avait constaté que la coalition autour du Gouvernement provisoire bourgeois n'avait fait que poursuivre la guerre. En outre, les armées allemandes continuaient leur avancée vers Petrograd et nombreux étaient ceux qui étaient persuadés que Kerensky voulait que la ville tombe aux mains des ennemis, et cela afin que la révolution soit écrasée. Cette situation impliquait l'obligation pour les bolchéviks d'augmenter rapidement leur influence dans la classe car ils étaient le seul parti qui s'opposait sans ambiguïté à la guerre et qui n'avait cessé de réclamer "tout le pouvoir aux soviets". En octobre 1917, ces questions étaient tellement liées que, les uns après les autres, les régiments votaient le refus d'obéir aux ordres les sommant de partir pour le front et décidaient de ne suivre que les directives des soviets. Une résolution significative de cela fut celle du régiment des Gardes d'Egersky le 12 octobre :

"Déplacer la garnison révolutionnaire de Petrograd n'est une nécessité que pour la bourgeoisie privilégiée ; c'est le moyen d'étouffer la révolution. (…) Nous déclarons à tous ceux qui nous entendent que, tout en refusant de quitter Petrograd, nous resterons à l'écoute de la parole des vrais dirigeants de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre, c'est-à-dire le Soviet des Députés d'Ouvriers et de Soldats. Nous aurons confiance et suivrons celui-ci parce que tous les autres ne sont que des traîtres et trompent ouvertement la révolution mondiale." C'est ce que dit Rabinovitch à la page 227 de son livre Les bolcheviks arrivent au pouvoir.

L'adoption de cette résolution est une des expressions du combat décisif pour le contrôle des forces à Saint-Petersbourg. Le 9 octobre, Trotsky réussit à faire passer une résolution au Soviet de Saint-Petersbourg qui exigeait la paix, la fin du gouvernement Kerensky et, plus significatif, qui appelait à ce que la défense de Saint-Petersbourg soit assumée par le Soviet lui-même. Suite à son adoption, cette proposition entraîna la création du fameux Comité militaire révolutionnaire qui allait coordonner la prise concrète du pouvoir le 25 octobre. Contrairement à ce que développeront les mensonges staliniens, le Comité ne fut pas créé de manière préméditée en tant que coordinateur de la prise du pouvoir. Il apparut ainsi du fait que les mencheviks refusèrent d'en faire partie. Le Comité fut donc constitué des seuls bolcheviks et des Socialistes-révolutionnaires de gauche qui étaient d'accord sur la nécessité de donner le pouvoir aux soviets. De plus, la résolution pour la création du Comité militaire révolutionnaire fut antérieure à l'adoption, par le Comité central bolchévique, des arguments défendus par Lénine pour la prise du pouvoir immédiate. La dernière preuve que le Comité militaire révolutionnaire n'était pas considéré comme l'organisateur de la Révolution d'Octobre est que Lénine et la plupart des bolchéviks (à l'exception de Trotsky et Volodarski) estimaient que c'était à la propre Organisation militaire des bolchéviks que devait revenir la responsabilité d'assumer les dispositions pratiques.

Cependant, cette dernière, qui avait fait preuve d'aventurisme en juillet, avait été si sévèrement critiquée au sein du parti qu'elle ne voulait plus se brûler les doigts.

Ses actions étaient si hésitantes et prudentes qu'en fin de compte elle ne joua qu'un rôle subsidiaire plutôt qu'un rôle dirigeant.

La cause fondamentale de cela, comme pour de nombreux problèmes posés en 1917, se situait au niveau des intérêts impérialistes de la bourgeoisie pour continuer la guerre. La guerre avait abouti à la chute du tsarisme, elle sonnerait maintenant le glas de la bourgeoisie russe et de ses valets social-démocrates des partis SR et menchévique. Le fait que Kerensky voulait que la garnison de Saint-Petersbourg aille sur le front et le fait que les troupes refusaient d'y aller montraient que Kerensky était en fait confronté à une mutinerie d'autant que ces troupes se placèrent sous le commandement du Comité militaire révolutionnaire du Soviet. Quand Kerenski et son chef militaire à Saint-Petersbourg, le général Polkovnikov, s'en rendirent compte, il était déjà trop tard. Le Comité militaire révolutionnaire était parvenu à disposer de commissaires loyaux au Soviet dans la plupart des régiments. Quand Kerenski réalisa qu'il avait peu de troupes sur lesquelles il pouvait réellement compter dans la capitale, il télégraphia pour faire venir des troupes du front. Mais il lui fut répondu que ces dernières étaient tellement "contaminées par le bolchévisme" qu'elles refuseraient de bouger tant qu'on ne leur dirait pas l'objet de leur transfert. En bref, le Gouvernement provisoire était pratiquement paralysé. Quand, le 23 octobre, Kerenski finit par agir, ce fut pour donner l'ordre d'arrêter tous les bolchéviks qui étaient en liberté provisoire après les Journées de juillet (cela incluait tous les dirigeants militaires du parti) et d'interdire la presse bolchévique pour cause de sédition. Mais pour faire appliquer ces ordres, il ne pouvait compter que sur les cadets des écoles d'officiers, sur un bataillon de choc féminin et sur un régiment de fusiliers composé de blessés de guerre. La prise par la force de l'imprimerie Trud où le Rabochii Put, un journal bolchévique s'adressant aux ouvriers, était publié, fut le signal de la riposte pour le Comité militaire révolutionnaire. Très vite les ouvriers reprirent le contrôle de l'imprimerie et les troupes fidèles au Comité militaire révolutionnaire persuadèrent ceux qui pensaient répondre aux appels de Kerenski de rester neutres. Tout comme lors de l'épisode de Kornilov, les troupes envoyées vers la capitale furent aussi persuadées qu'elles n'avaient pas intérêt à soutenir les forces contre-révolutionnaires.

Il n'y avait plus alors d'obstacles militaires à la prise du pouvoir par la classe ouvrière, mais subsistaient les questions du "quand" et du "comment". Ce débat, qui avait fait rage dans le parti bolchévique tout au long de septembre, n'avait pas encore été complétement résolu malgré le vote du 10 octobre. Alors que certains membres du Comité militaire révolutionnaire voulaient le renversement immédiat de Kerenski, d'autres bolchéviks continuaient à considérer erroné ou prématuré un tel soulèvement. Trotsky résuma la situation correctement :

"Le gouvernement est impuissant ; nous n'en avons pas peur parce que nous nous sentons suffisamment forts… Certains de nos camarades, notamment Kamenev et Riazanov, n'approuvent pas notre évaluation de la situation. Pourtant, nous ne penchons ni à droite ni à gauche. Ce sont les circonstances et leur évolution qui nous ont permis de développer notre ligne tactique. Nous nous renforçons chaque jour. Notre objectif est de nous défendre et de développer progressivement notre sphère d'influence pour donner une base solide au Congrès des Soviets de demain." (extrait du livre de Rabinovitch, page 253)

De façon évidente, Lénine ne voyait pas la situation ainsi. Après 7 semaines de combat politique pour un soulèvement immédiat contre un ennemi affaibli, il ne put se contenir. Pour la deuxième fois en un mois, il désobéit au Comité central qui le sommait de rester caché et il prit son fameux tramway pour rejoindre l'état-major bolchévique à l'Institut Smolny. Il avait déjà adressé un appel aux niveaux inférieurs du parti afin de les exhorter à faire pression sur le Comité central. Il y résumait tout ce qu'il avait mis en avant précédemment :

"L'histoire ne pardonnera pas l'ajournement aux révolutionnaires qui peuvent vaincre aujourd'hui (et qui vaincront aujourd'hui à coup sûr) ; ils risqueraient de perdre beaucoup demain, ils risqueraient de tout perdre.

En prenant le pouvoir aujourd'hui, nous le faisons non pas contre les Soviets, mais pour eux.

La prise du pouvoir est la tâche de l'insurrection ; son but politique apparaîtra clairement après.

Ce serait notre perte, ce serait du formalisme d'attendre le vote indécis du 25 octobre ; le peuple a le droit et le devoir de trancher de telles questions non pas par des votes, mais par la force (...) dans les moments critiques de la révolution (...). Le gouvernement hésite. Il faut l'achever à tout prix ! Attendre pour agir, c'est la mort." (Lénine, Lettre aux membres du Comité central, 24 octobre 1917).

En fait, les deux positions contiennent d'important éléments de vérité. Pour Trotsky, une nouvelle affaire Kornilov n'avait plus aucune chance de se produire..

Il estimait que les choses allaient suffisamment vite pour aller jusqu'au dénouement final (et Trotsky était parmi les plus capables de faire que ce processus s'accélère). De plus, Trotsky était au courant de quelque chose que Lénine ignorait encore, à savoir que la composition du Second congrès des Soviets de toute les Russies serait, de manière écrasante, en faveur du renversement du Gouvernement provisoire. Lénine, de son côté, craignait que ce dernier ait encore, en son sein, suffisamment de mencheviks et de S.R pour retarder toute décision sur le pouvoir du soviet jusqu'à la tenue de l'Assemblée constituante qui, selon lui, "ne peut nous être favorable". Il voulait arriver devant les autres "partis socialistes" avec un fait accompli. Et si les mencheviks en venaient à le rejeter, ils s'affirmeraient eux-mêmes comme des bourgeois face à la classe ouvrière. En fait, c'est quasiment ainsi que les choses se sont déroulées.

L'Octobre prolétarien

La Révolution d'Octobre a été considérée comme la révolution la plus planifiée de tous les temps. C'est un prolétariat combatif, armé pour la bataille et fort de son propre instrument politique, le parti bolchévique, qui prit le pouvoir grâce à la plus ordonnée des actions de masse de l'histoire. Mais, cela ne doit pas nous faire perdre de vue certains faits qui caractérisent clairement le rapport entre le parti et la classe. Le Comité central bolchévique n'a jamais, à aucun moment, décidé de la date de l'insurrection. Il a simplement été porté par la marche des événements et ce fut le Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Saint-Petersbourg, contrôlé par les bolcheviks, qui dirigea l'attaque finale. Là aussi, la véritable direction politique du parti bolchévique se situait non dans les salles de réunion des comités mais dans les rues.

Quand Kerenski envoya les cadets fermer les ponts sur la Neva (coupant ainsi le centre de Saint-Petersbourg des quartiers ouvriers du côté de Vyborg) comme il l'avait fait en juillet :

"... ils furent accueillis par une foule furieuse de citoyens, beaucoup portant des armes. Forcés d'abandonner leurs armes, les cadets humiliés furent ramenés à leur école ; pour ce qu'on en sait, cette action se déroula sans aucune directive spécifique du Comité militaire révolutionnaire. De même, dès que le combat pour les ponts débuta, Ilyin-Zhenevsky, agissant de lui-même, poussa les soldats de la garnison à prendre le contrôle des petits ponts de Grenadesky et de Samsonesky..."

(Rabinowitch p.261)

En bref, on peut dire que malgré toute la planification et tous les débats, la révolution ne fut pas l'oeuvre d'une minorité menant simplement une majorité passive. Les bolcheviks en tant que centre de commandement militaire n'étaient pas aussi bien préparés que ce que l'histoire stalinienne a prétendu. Leur vrai succès, en tant que dirigeant de la classe ouvrière, fut d'entraîner le mouvement de masse vers des objectifs clairs qu'il pouvait suivre. Ainsi, les ouvriers, agissant avec la pleine conscience de l'importance de la situation, coupèrent le pont Liteiny, alors qu'un bolchevik (Ilyin-Zhenevsky), tout seul, n'a pas attendu les instructions venant du "centre" et a pu agir de sa propre initiative en adéquation avec les besoins de la situation. Comme nous l'avons montré tout au long de ce texte, la prédisposition des bolcheviks pour la tâche révolutionnaire n'était pas le fruit d'une supposée infaillibilité au niveau de la stratégie et des tactiques mais dans le fait qu'il était un parti véritablement enraciné dans l'avant-garde consciente de la classe ouvrière – et un parti capable d'apprendre de ses erreurs. Dans ce sens, il était l'organisateur du prolétariat dans la Révolution d'Octobre.

Sans la direction qu'il a exercé au niveau de l'avant-garde de la classe, la Révolution d'Octobre serait devenue une nouvelle défaite héroïque à rajouter dans la liste historique du prolétariat, qui est déjà trop longue.

La dernière démonstration du leadership des bolcheviks vis-à-vis des masses fut fournie par la répartition des délégués au Second congrès des Soviets de toute les Russies, qui donna 300 délégués pour les bolcheviks et 193 pour les Socialiste-Révolutionnaires (dont la moitié était formée par des SR de gauche qui étaient d'accord sur le renversement du Gouvernement provisoire) alors qu'il y avait 68 mencheviks et 14 mencheviks internationalistes autour de Martov. Les autres étaient, pour l'essentiel, des sans-parti mais, ainsi que les votes le montrèrent rapidement, la plupart soutenaient les bolcheviks. Les bolcheviks appuyèrent une motion proposée par Martov pour l'établissement d'un gouvernement de coalition de tous les partis socialistes. Mais, celle-ci fut sabotée par les mencheviks et les SR qui menacèrent de quitter le congrès. Ils espéraient ainsi mobiliser le prolétariat contre les bolcheviks ; mais, en fait, comme le prolétariat était derrière les bolcheviks, ils ne purent qu'échouer, selon Trotsky, dans "les poubelles de l'histoire". Le menchevik internationaliste Soukhanov le reconnaîtra quant il écrira par la suite :

"En quittant le Congrès, nous avons, nous-mêmes, laissé aux bolcheviks le monopole sur le Soviet, sur les masses et sur la révolution."

Malgré plusieurs tentatives faites, par la suite, par les menchéviks internationalistes de Martov afin d'essayer de former une coalition incluant les partis qui rejetaient le pouvoir des soviets, le Congrès décida de l'insurrection. Au même moment quasiment, le Palais d'hiver tombait entre les mains de la classe ouvrière et les membres du Gouvernement provisoire étaient arrêtés - ce sont les seules arrestations qui ont été faites par la classe ouvrière. Kerensky s'était, auparavant, échappé pour essayer de rejoindre les régiments situés sur le front. Cette mésaventure devait être une nouvelle manifestation de l'écrasante victoire des bolcheviks, car ses efforts aboutirent quasiment à sa propre arrestation. Déguisé en femme, il s'échappa de Russie ; et, durant le demi-siècle suivant, à l'école de droit d'Harvard, il écrivit des mémoires mensongères.

Pendant ce temps, Lénine sortit de sa cachette et salua le Congrès des Soviets en mettant en avant le mot d'ordre : "nous devons maintenant construire l'ordre socialiste". La véritable histoire de la révolution de la classe ouvrière russe avait commencé...


1Nous ne pouvons développer sur cette question ici. Mentionnons juste que l'expérience du parti bolchévique et surtout de Lénine – on pourrait citer aussi dans une certaine mesure Trotsky - depuis les débuts même de la sociale-démocratie russe, est marquée par leur capacité à juger chaque situation et à déterminer l'intervention communiste en fonction de ce principe, en fonction du rapport à l'Etat bourgeois, c'est-à-dire du nécessaire et inévitable affrontement politique de classe avec celui-ci, et cela à tout moment, à toutes les étapes, de la lutte des classes.

2La dimension concrète et réelle de l'internationalisme du parti bolchévique est d'autant plus à souligner ici qu'elle est remise en cause par des nouveaux "innovateurs" qui la mettent en doute comme nous le soulignons dans l'introduction du texte La Russie que nous aimons et défendons d'Onorato Damen écrit en 1943 que nous reproduisons dans ce numéro.


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