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Nous reproduisons ici des extraits du remarquable document de Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat. Loin de nous l'idée de comparer la situation révolutionnaire de 1905 en Russie avec la situation d'aujourd'hui. Néanmoins, les réactions ouvrières de ces derniers mois contre les "effets" de la crise capitaliste partout dans le monde (la censure exercée par les médias sur les mouvements de lutte, tant au niveau national qu'au niveau international, rend difficile d'obtenir des informations), expriment clairement le développement du type de dynamique décrite par Rosa Luxemburg. L'attitude même de la bourgeoisie, avec ses campagnes médiatiques incessantes pour masquer ou déformer la réalité - tant au niveau de l'approfondissement de la crise économique que de la colère ouvrière qui s'élargit et s'intensifie dans le monde entier - montre qu'elle-même est hantée par la perspective de luttes massives, par la perspective de la grève de masse. En republiant cet extrait, nous voulons attirer l'attention des groupes communistes et éléments révolutionnaires sur le processus en cours ; nous voulons surtout les appeler à assumer leurs responsabilités d'avant-garde du prolétariat.
La FGCI
Dans les pages qui précèdent nous avons tenté d'esquisser en quelques traits sommaires l'histoire de la grève de masse en Russie. Un simple coup d’œil rapide sur cette histoire nous en donne une image qui ne ressemble en rien à celle qu'on se fait habituellement en Allemagne de la grève de masse au cours des discussions. Au lieu du schéma rigide et vide qui nous montre une "action" politique linéaire exécutée avec prudence et selon un plan décidé par les instances suprêmes des syndicats, nous voyons un fragment de vie réelle fait de chair et de sang, qu'on ne peut dissocier du cadre de la révolution, rattachée au contraire par mille liens à l'entreprise révolutionnaire toute entière. La grève de masse, telle que nous la montre la révolution russe, est un phénomène si mouvant qu'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d'application, sa force d'action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l'on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l'Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux ; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre, c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement : elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l'action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l'action de la grève elle-même ne s'arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d'autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse.
1° Il est absolument faux d'imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s'étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies. Si l'on considère les innombrables et différentes grèves de masse qui ont eu lieu en Russie depuis quatre ans, une seule variante, et encore d'importance secondaire, correspond à la définition de la grève de masse, en tant qu'acte unique et bref, de caractère purement politique, déclenché et stoppé à volonté selon un plan préconçu ; il s'agit là de la pure grève de démonstration. Dans tout le cours de la période de cinq ans, nous ne voyons en Russie que quelques grèves de ce genre, en petit nombre et, fait remarquable, limitées ordinairement à une ville. Citons entre autres la grève générale annuelle du 1er mai à Varsovie et à Lodz - dans la Russie proprement dite, l'usage n'est pas encore largement répandu de célébrer le 1er mai par un arrêt de travail -, la grève de masse de Varsovie le 11 septembre 1905, à l'occasion des obsèques du condamné à mort Martin Kasprzak, celle de novembre 1905 à Saint-Petersbourg en protestation contre la proclamation de l'état de siège en Pologne et en Livonie, celle du 22 janvier 1906 à Varsovie, Lodz, Czenstochau et dans le bassin minier de Dombrowa, ainsi que dans certaines villes russes en commémoration du dimanche sanglant de Saint-Petersbourg, en juillet 1906 une grève générale à Tiflis en manifestation de solidarité à l'égard des soldats condamnés pour mutinerie et une enfin, pour la même raison, en septembre de cette année, pendant le procès militaire de Reval. Toutes les autres grèves de masse partielles ou grèves générales furent non pas des grèves de démonstration mais de lutte ; comme telles, elles naquirent spontanément à l'occasion d'incidents particuliers, locaux et fortuits et non d'après un plan préconçu et délibéré et, avec la puissance de forces élémentaires, elles prirent les dimensions d'un mouvement de grande envergure ; elles ne se terminaient pas par une retraite ordonnée, mais se transformaient tantôt en luttes économiques, tantôt en combats de rues, et tantôt s'effondraient d'elles-mêmes.
Dans ce tableau d'ensemble, les grèves de démonstration politique pure jouèrent un rôle mineur - celui de points minuscules et isolés au milieu d'une grande surface. Si l'on considère les choses selon la chronologie, on remarque ceci : les grèves de démonstration qui, à la différence des grèves de lutte, exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse, sont surtout importantes au début du mouvement. Ainsi, le débrayage total du 1er mai 1905 à Varsovie, premier exemple de l'application parfaite d'une décision du Parti, fut un événement d'une grande portée pour le mouvement prolétarien en Pologne. De même, la grève de solidarité en novembre 1905 à Saint-Petersbourg, premier exemple d'une action de masse concertée, fit sensation. De même, "l'expérimentation de grève de masse" des camarades de Hambourg le 17 janvier 1906 tiendra une place considérable dans l'histoire de la future grève de masse en Allemagne : elle est la première tentative spontanée d'user de cette arme si discutée, tentative réussie du reste, qui témoigne de la combativité des ouvriers de Hambourg.
De même, la période de grève de masse, une fois commencée sérieusement en Allemagne, aboutira à coup sûr à l'instauration de la fête du 1er mai avec un arrêt général du travail. Cette fête du 1er mai pourrait être célébrée comme la première démonstration sous le signe des luttes de masse. En ce sens, ce "vieux cheval de bataille", comme on a appelé le 1er mai au Congrès syndical de Cologne, a encore un grand avenir devant lui et est appelé à jouer un rôle important dans la lutte de classe prolétarienne en Allemagne. Cependant avec le développement des luttes révolutionnaires, l'importance de telles démonstrations diminue rapidement. Les mêmes facteurs qui rendaient objectivement possible le déclenchement des grèves de démonstration selon un plan conçu à l'avance et d'après le mot d'ordre des partis, à savoir la croissance de la conscience politique et de l'éducation du prolétariat, rendent impossible cette sorte de grève ; aujourd'hui le prolétariat russe, et plus précisément l'avant-garde la plus active de la masse, ne veut plus rien savoir des grèves de démonstration ; les ouvriers n'entendent plus la plaisanterie et ne veulent que des luttes sérieuses avec toutes leurs implications. S'il est vrai qu'au cours de la première grande grève de masse en janvier 1905 l'élément démonstratif jouait encore un grand rôle - sous une forme non pas délibérée, mais instinctive et spontanée -, en revanche la tentative du Comité Central du Parti social-démocrate russe pour appeler, au mois d'août, à une grève de masse en faveur de la Douma échoua, entre autres du fait de l'aversion du prolétariat conscient à l'égard d'actions tièdes et de pure démonstration.
2° Mais si nous considérons non plus cette variété mineure que représente la grève de démonstration, mais la grève de lutte telle qu'aujourd'hui en Russie elle constitue le support réel de l'action prolétarienne, . Ici encore la réalité s'écarte du schéma théorique ; la conception pédante, qui fait dériver logiquement la grève de masse politique pure de la grève générale économique, comme en étant le stade le plus mûr et le plus élevé, et qui distingue soigneusement les deux formes l’une de l'autre, est démentie par l'expérience de la révolution russe. Ceci n'est pas seulement démontré historiquement par le fait que les grèves de masse - depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile, à Saint-Petersbourg, en 1896-97 jusqu'à la dernière grande grève de décembre 1905 - sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu'il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace, pour ainsi dire en miniature, l'histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu'à la manifestation politique. La tempête qui ébranla le sud de la Russie en 1902 et 1903 commença à Bakou, nous l'avons vu, par une protestation contre la mise à pied de chômeurs, à Rostov par des revendications salariales, à Tiflis par une lutte des employés de commerce pour obtenir une diminution de la journée de travail, à Odessa par une revendication de salaires dans une petite usine isolée. La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l'intérieur des usines Poutilov, la grève d'octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite, la grève de décembre, enfin, par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour obtenir le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l'élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu'à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève de masse.
Cependant, le mouvement dans son ensemble ne s'oriente pas uniquement dans le sens d'un passage de l'économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s'étend, se clarifie et s'intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s'étend, s'organise et s'intensifie parallèlement. Il y a interaction complète entre les deux.
Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique, en élargissant ses possibilités d'action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d'action politique laisse derrière elle un limon fertile d'où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles, de revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative, même aux heures d'accalmie politique ; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches ; en même temps, le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche, tantôt ici tantôt là, des conflits aigus d'où éclatent brusquement des batailles politiques.
En un mot, la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse ; ainsi, le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s'exclure réciproquement - comme le prétend le schéma pédant -, constituent, dans une période de grève de masse, deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C'est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. La théorie subtile dissèque artificiellement, à l'aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une "grève politique pure" ; or une telle dissection - comme toutes les dissections - ne nous permet pas de voir le phénomène vivant ; elle nous livre un cadavre.
3° Enfin, les événements de Russie nous montrent que la grève de masse est inséparable de la révolution. L'histoire de la grève de masse en Russie se confond avec l'histoire de la révolution. Sans doute, quand les champions de l'opportunisme en Allemagne entendent parler de révolution, ils pensent tout de suite au sang versé, aux batailles de rue, à la poudre et au plomb, et ils en déduisent en toute logique que la grève de masse conduit inévitablement à la révolution : ils en concluent qu'il faut s'en abstenir. Et, en fait, nous constatons en Russie que presque chaque grève de masse aboutit à un affrontement sanglant avec les forces de l'ordre tsaristes ; ceci est aussi vrai des grèves prétendument politiques que des conflits économiques. Mais la révolution est autre chose, est davantage qu'un simple bain de sang. À la différence de la police qui, par révolution, entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c'est-à-dire le "désordre", le socialisme scientifique voit d'abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe. De ce point de vue, il y a entre la révolution et la grève de masse en Russie un rapport bien plus étroit que celui établi par la constatation triviale, à savoir que la grève de masse se termine généralement par un bain de sang.
Nous avons étudié le mécanisme interne de la grève de masse russe fondée sur un rapport de causalité réciproque entre le conflit politique et le conflit économique. Mais ce rapport de causalité réciproque est précisément déterminé par la période révolutionnaire. C'est seulement dans la tempête révolutionnaire que chaque lutte partielle entre le capital et le travail prend les dimensions d'une explosion générale. En Allemagne on assiste tous les ans, tous les jours, aux conflits les plus violents, les plus brutaux entre les ouvriers et les patrons sans que la lutte dépasse les limites de la branche d'industrie, de la ville ou même de l'usine en question. La mise à pied d'ouvriers organisés comme à Saint-Petersbourg, le chômage comme à Bakou, des revendications salariales comme à Odessa, des luttes pour le droit de coalition comme à Moscou, tout cela se produit tous les jours en Allemagne. Mais aucun de ces incidents ne donne lieu à une action de classe commune. Et même si ces conflits s'étendent jusqu'à devenir des grèves de masse à caractère nettement politique, ils ne déclenchent pas d'explosion générale. La grève générale des cheminots hollandais qui, malgré les sympathies ardentes qu'elle a suscitées, s'est éteinte dans l'immobilité absolue de l'ensemble du prolétariat, en fournit un exemple frappant.
Inversement ce n'est qu'en période révolutionnaire, où les fondements sociaux et les murs qui séparent les classes sociales sont ébranlés, que n'importe quelle action politique du prolétariat peut en quelques heures arracher à l'indifférence des couches populaires restées jusqu'alors à l'écart, ce qui se manifeste naturellement par une bataille économique tumultueuse. Les ouvriers brusquement électrisés par l'action politique réagissent immédiatement dans le domaine qui leur est le plus proche : ils se soulèvent contre leur condition d'esclavage économique. Le geste de révolte qu'est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques. Alors qu'en Allemagne la lutte politique la plus violente, la campagne électorale ou les débats parlementaires au sujet des tarifs douaniers n'ont qu'une influence minime sur le cours ou l'intensité des luttes revendicatives qui sont menées dans le même temps, en Russie toute action politique du prolétariat se manifeste immédiatement par une extension et une intensification de la lutte économique.
Ainsi c'est la révolution qui crée seule les conditions sociales permettant un passage immédiat de la lutte économique à la lutte politique et de la lutte politique à la lutte économique, ce qui se traduit par la grève de masse. Le schéma vulgaire ne perçoit de rapport entre la grève de masse et la révolution que dans les affrontements sanglants où aboutissent les grèves de masse ; mais un examen plus approfondi des événements russes nous fait découvrir un rapport inversé en réalité : ce n'est pas la grève de masse qui produit la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse.
(Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat, chapitre 4, 1906)
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