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COMBAT CONTRE LES IDEOLOGIES ETRANGERES AU PROLETARIAT

Nous publions ci-dessous un échange de correspondances que nous avons récemment eu avec un représentant du Grupo Socialista Libertario (GSL) du Mexique, organisation qui se revendique clairement de l'anarchisme et qui, ces dernières années, a développé des liens politiques (allant jusqu'à des actions communes) avec le CCI "officiel". Dans notre réponse, nous montrons que l'anarchisme a, pour le moins, été une idéologie étrangère au prolétariat et que, depuis plus d'un siècle, elle s'est même clairement mise au service de la classe dominante, s'opposant de plus en plus ouvertement aux intérêts de notre classe. Pour nous, il ne peut y avoir d'accointances entre le marxisme qui est la théorie du prolétariat et l'anarchisme. Il ne peut y avoir entre les deux qu'un combat à mort. En cherchant à ouvrir la porte du "camp prolétarien" au GSL, le CCI actuel montre ainsi clairement qu'il s'enfonce de plus en plus dans l'opportunisme le plus crasse, faisant ainsi, une nouvelle fois, un sale coup à notre classe.

Concernant les éléments sincères qui sont aujourd'hui pris au piège de l'anarchisme, nous croyons nécessaire de leur dire que la seule voie qu'ils doivent emprunter pour rejoindre et participer au combat du prolétariat passe par leur claire rupture avec cette idéologie.

Lettre du Grupo Socialista Libertario à la Fraction interne du CCI

Chers camarades,

Entrant sur votre page web, j'ai vu que vous aviez rédigé un texte qui porte le titre de "Lutte contre l'opportunisme, l'anarchisme cherche à infiltrer le camp prolétarien, le CCI actuel lui ouvre la porte".

J'ai lu, au moins dans ses grandes lignes, ce document. Il m'apparaît qu'il se réfère à quelques mots que je vous avais précédemment écrits (sachez que ma lecture sommaire est due au fait que je suis totalement étranger à la compréhension de la langue française).

Je considère que vous n'avez pas bien compris le sens de mes courriers antérieurs. Le GSL est une organisation officiellement anarchiste. Cependant, nous avons développé des discussions internes et dépasser ce corpus idéologique que nous considérons comme incomplet. Cela ne veut pas dire que nous nous revendiquons du marxisme, mais simplement que nous sommes révolutionnaires ou communistes.

Dans un précédent courrier, j'avais mis en avant une caractérisation générale concernant les questions d'idéologies politiques et je mentionnais la priorité d'un programme prolétarien. Celui-ci, je le réitère, n'appartient pas à un corpus idéologique (marxisme ou anarchisme selon le cas) mais à la classe dans son ensemble par le développement de son existence au sein du cadre d'évolution du capital.

J'ai aussi proposé une discussion fraternelle entre organisations afin de préciser ce type de questions. Il n'y a eu, de votre part, aucune réponse concrète là-dessus. Les quelques documents que je vous ai envoyés et sur lesquels j'attendais vos commentaires (vous-mêmes aviez dit que vous en enverriez), ne sont pas non plus passés à la loupe de la critique directe.

Si on avait développé un débat plus clair en tant qu'organisations, comme je l'avais proposé, vous auriez ainsi compris la dynamique de nos positions, évitant et laissant ainsi de côté les incompréhensions ou les simples spéculations sur nos positions du fait que notre organisation se dit officiellement "anarchiste".

Y-a-t-il une possibilité de développer ce débat si nécessaire dans les rangs du prolétariat ? La perspective de développer un débat entre ceux d'entre nous qui se revendiquent de la volonté révolutionnaire et qui arrivent à dépasser les petites querelles superflues n'est-elle pas assez grande ?

Je voulais vous demander s'il existait une traduction en espagnol de ce texte afin d'en avoir une lecture plus approfondie.

S. pour le GSL


Notre réponse au Grupo Socialista Libertario

Cher camarade,

Nous répondons à ta lettre du début de cette année. Si nous le faisons avec retard, ce n'est pas par manque de volonté, ni par manque d'intérêt pour les questions posées, mais au fait que nous avons dû résoudre divers aspects urgents (politiques, pratiques et même "techniques") liés à la scission que, comme tu le sais déjà, nous avons vécue ces derniers temps. De fait, aujourd'hui nous ne la faisons plus au nom de la FICCI - dont l'appellation est conservée par les camarades avec lesquels nous nous sommes séparés -, mais au nom de la Fraction de la Gauche communiste internationale (FGCI).

Revenons donc sur le point principal des questions et de la position politiques que tu exprimes dans cette lettre de janvier.

Le GSL (Grupo Socialista Libertario1) met en avant la "priorité de l'élaboration d'un programme prolétarien". Cependant, il considère que celui-ci doit s'élaborer à partir de deux idéologies différentes, deux idéologies qui se seraient développées "en parallèle" au sein de la classe ouvrière sans qu'aucune ne soit suffisante par elle-même : d'une part l'anarchisme qu'il considère "incomplet" et de l'autre le marxisme qui - comme le prétendent les anarchistes - aurait des aspects qui s'opposerait à la classe ouvrière elle-même. C'est en partant de cette vision que le GSL propose une "synthèse" ou, mieux encore, un "dépassement" de ce qu'il appelle les "nomenclatures idéologiques" pour, de cette manière, aboutir à une espèce de programme prolétarien "pur" ou supérieur, sans les insuffisances ou les erreurs des précédentes.

Appeler à une "synthèse" entre l'anarchisme et le marxisme, c'est appeler à une collaboration de classe

Cette méthode pour essayer de définir un "programme prolétarien" est, de notre point de vue et pour diverses raisons, complètement inadéquat, complètement incorrect. L'erreur fondamentale est la volonté de synthétiser et d'élaborer ce programme à partir des deux théories - l'anarchisme et le marxisme - qui correspondent à des intérêts de classe non seulement différents mais même opposés : d'un côté ceux de la petite-bourgeoisie et de l'autre ceux du prolétariat.

L'anarchisme et le marxisme ne sont pas deux théories ou courants idéologiques qui se sont développés parallèlement, dans une espèce de "compétition", les deux défendant les intérêts de classe du prolétariat et desquels on devrait aujourd'hui récupérer "le meilleur" pour faire un programme prolétarien supérieur.

Depuis ses théoriciens d'origine - Stirner, Proudhon... -, l'anarchisme exprime fondamentalement les intérêts de classe de la petite-bourgeoisie, classe qui a toujours cherché à s'opposer à son écrasement par le rouleau compresseur conquérant du capitalisme au 19ème siècle (la grande industrie, par le biais de la concurrence, laminait les petits producteurs, les grandes banques les étouffaient de mille dettes, et l'État capitaliste leur imposait de plus en plus d'impôts...).

Certes, ce courant idéologique a été plus particulièrement l'expression des couches de la petite-bourgeoisie qui était en voie de prolétarisation ; c'est ce qui explique qu'il ait, par exemple, participé à la formation et à la vie de la 1ère Internationale du prolétariat (l'AIT). Cependant, ces couches qui rejoignaient la classe révolutionnaire ont amené avec elles l'idéologie de leur classe d'origine et c'est cet aspect qui explique et justifie le combat qu'a du mener le marxisme pour préserver le prolétariat encore juvénile et inexpérimenté de cette idéologie qui lui était étrangère et néfaste.

Certes, aussi, l'anarchisme s'est toujours présenté comme étant radicalement opposé au capitalisme et à son État ; cependant, cette opposition n'est pas dans le sens du prolétariat révolutionnaire, c'est-à-dire pour le détruire et y substituer une société communiste, mais dans un sens conservateur, du maintien et de l'extension de la petite propriété, du fédéralisme, de l'"individualisme", etc.

C'est ainsi, par exemple, qu'avec Bakounine l'anarchisme a connu un certain succès parmi les artisans et les paysans prolétarisés du sud de l'Europe (Espagne, sud de l'Italie), qui avaient été très récemment dépossédés de leurs propriétés et qui entretenaient l'illusion d'en reposséder et de revenir à leur ancienne condition de travailleurs indépendants.

Durant l'époque de la 1ère Internationale, la lutte entre l'anarchisme et le marxisme n'a pas été une simple lutte de personnalités, entre Marx et de Bakounine, pour la direction de cette organisation ; ni même une lutte entre deux méthodes ou conceptions au sein du mouvement ouvrier ; mais une lutte entre des intérêts de classe différents. C'était un chapitre de la lutte permanente que mène le marxisme contre l'influence de l'idéologie bourgeoise et contre celle de la petite-bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier. Dans la période ascendante du capitalisme, la lutte contre cette dernière prenait la forme d'une lutte contre les théories conservatrices et réactionnaires qui préconisaient le combat contre le développement du capitalisme mais en conservant économiquement la petite propriété et politiquement l'"autonomie" fédéraliste.

Dès cette époque, quand l'anarchisme eut l'opportunité de se mettre à la tête d'une lutte de la classe ouvrière, il révéla son impuissance comme doctrine révolutionnaire et son véritable caractère conservateur petit-bourgeois. Ainsi, lors de la Commune de Paris, ce qui est apparu comme étant l'essence du gouvernement mis en place par les ouvriers, c'est-à-dire la dictature du prolétariat, ainsi que les mesures pratiques que celui-ci est arrivé à adopter dans sa courte existence furent un démenti de tous les prédicats proudhoniens.

Par la suite, durant le soulèvement du prolétariat espagnol de 1873, les bakouninistes "ultra-radicaux", "anti-autoritaires" et "abolitionnistes" qui étaient à la tête du mouvement préconisaient avec ardeur la formation de petits États pour finir par participer à l'État capitaliste derrière une fraction de la bourgeoisie.

Depuis un siècle, l'anarchisme vole au secours de la bourgeoisie...

La Première guerre impérialiste mondiale et la vague révolutionnaire prolétarienne du début du 20ème siècle (dont le point culminant fut la révolution russe de 1917), événements historiques qui ont marqué l'entrée définitive du capitalisme dans sa phase de décadence, ont entraîné la polarisation de la société entre les deux classes fondamentales lancées dans une lutte à mort : la bourgeoisie et le prolétariat. Dans ce nouveau contexte, les "couches intermédiaires" - notamment la petite-bourgeoise tant urbaine que rurale - qui sont dépourvues de projet historique viable (soit le maintien du capitalisme, soit son renversement et l'instauration d'une nouvelle société) n'ont d'autres solutions que de se mettre du côté du prolétariat ou du côté de la bourgeoisie. C'est dans ces conditions que s'est révélée la banqueroute historique de l'anarchisme en tant qu'expression des intérêts "autonomes" de la petite-bourgeoisie. Ainsi, nous avons vu comment, d'un côté, le principal courant anarchiste de cette époque (celui de Kropotkine) est passé avec armes et bagages du côté de la bourgeoisie et a soutenu la guerre impérialiste. Puis, avec la révolution russe, alors qu'une partie des anarchistes s'opposaient férocement à celle-ci, d'autres ont sympathisé et défendu la "révolution bolchévique" - sans oublier de citer certains comme Flores Magon depuis le lointain Mexique -, ou ont essayé de négocier avec celle-ci (comme les paysans de Makhno).

Il faut ici souligner deux aspects. Le premier est que la première insurrection victorieuse du prolétariat a eu comme fondement théorique et politique le marxisme, sa méthode, son organisation (le parti politique dirigeant, l'organisation centralisée de la classe en conseils...), ses objectifs (la dictature du prolétariat) et cela fut l'antithèse directe de tous les vieux prédicats anarchistes (à commencer par "l'abolition immédiate de l'État", le "fédéralisme", l' "autonomie", l'"action directe" individuelle, etc.). Le second est que les anarchistes qui ont participé aux côtés de la révolution prolétarienne ne l'ont fait que dans la mesure où ils ont abandonné leur propre doctrine anarchiste - qui s'est révélée impuissante à fournir une issue viable à la lutte du prolétariat - et qu'ils ont reconnu la validité du marxisme.

Dès ce moment là, la banqueroute historique de l'anarchisme fut reconnue même par les anarchistes les plus fidèles à leur courant. Nous nous permettons de reproduire de larges extraits d'un article de la fin des années 1920 qui montre cette impuissance totale et cette faillite historique de l'anarchisme. L'article est d'autant plus significatif qu'il fut rédigé non par un marxiste, mais par un anarchiste sincère et reconnu, Piotr Archinov, qui débattait là avec l'anarchiste non moins reconnu et important Malatesta :

"(...) le camarade Enrico Malatesta a publié un article critique sur le projet de la Plate-forme d'organisation édité par le groupe d'anarchistes russes en exil. Cet article nous a rendu perplexe et triste. Nous nous attendions, et nous nous attendons encore, à ce que le projet d'un anarchisme organisé soulève une réticence obstinée de la part des partisans du chaos, si nombreux dans les rangs des anarchistes, parce qu'un tel projet obligerait tous les anarchistes qui participent au mouvement à être responsables et à adopter des principes de devoir et de constance. Jusqu'à présent, le principe préféré qui a façonné la majorité des anarchistes peut être résumé dans l'axiome : "Je fais ce que je veux et je ne rends des comptes à personne". Il est très naturel que les anarchistes de ce genre, imprégnés de tels principes, soient violemment hostiles à toute idée d'anarchisme organisé et à responsabilité collective.

Le camarade Malatesta est étranger à ces principes, et c'est pour cela que son texte a provoqué cette réaction en notre sein. De la perplexité, parce qu'il est un ancien de l'anarchisme international, (...). De la gêne, puisqu'en restant fidèle au dogme inhérent au culte de l'individualité, il s'est opposé (espérons que c'est seulement temporaire) à ce qui apparaît comme un indispensable pas pour étendre et développer le mouvement anarchiste.

Dès le début de son article, Malatesta affirme partager une série de points de la Plate-forme et même il les renforce avec des arguments qu'il met en avant. Il s'accorde à remarquer que les anarchistes n'ont pas eu et n'ont pas d'influence sur les événements politiques et sociaux, du fait de l'absence d'une organisation active et sérieuse.

Les principes mis en avant par le camarade Malatesta correspondent aux principales propositions de la Plate-forme. On aurait pu penser qu'il avait analysé, compris et aussi adopté les autres principes qui sont développés dans notre projet, dans la mesure où il y a un lien de cohérence et de logique entre tous les points de la Plate-forme. Pourtant, Malatesta va exposer, avec beaucoup d'énergie, sa divergence avec la Plate-forme. Il se demande si, par hasard, l'Union Générale des Anarchistes, qui est en projet dans la Plate-forme, est capable de résoudre le problème de l'éducation des masses ouvrières. Et il répond négativement. Il donne comme raison le caractère prétendument autoritaire de l'Union qui, selon lui, engendrerait chez les dirigeants et les leaders une tendance à imposer la soumission aux autres.

Sur quelles bases une accusation aussi lourde peut-elle reposer ? C'est dans la question de la responsabilité collective, qui est mise en avant dans la Plate-forme, qu'il voit la raison principale afin de formuler une telle accusation. Il ne comprend pas le principe selon lequel l'ensemble de l'Union est responsable de chaque membre, et qu'à l'inverse chaque membre est responsable de la ligne politique de toute l'Union. Cela signifie que Malatesta rejette précisément le principe d'organisation qui est pour nous fondamental pour que le mouvement anarchiste continue de se développer.

Jusqu'à présent, le mouvement anarchiste comme tel n'a nulle part atteint le stade de mouvement populaire organisé. Pour le moins, la cause de cela réside dans les conditions objectives, tel le fait que les masses ouvrières ne comprennent l'anarchisme et ne s'y intéressent que dans des périodes révolutionnaires ; non, la cause de la faiblesse du mouvement anarchiste se trouve, pour l'essentiel, chez les anarchistes eux-même. Pas une seule fois ils n'ont essayé de développer, d'une manière organisée, la propagande de leurs idées et leur activité pratique au sein des masses ouvrières.

Si telle chose en ressort étrangère pour le camarade Malatesta, nous affirmons avec force que l'activité des anarchistes les plus déterminés – dont lui-même fait partie – contient nécessairement un caractère individualiste ; même si cette activité se distingue par un haut niveau de responsabilité personnelle, elle ne concerne que l'individu et non une organisation. (...)

La question qui se pose aux anarchistes de tous les pays est celle-ci : notre mouvement peut-il se contenter de subsister sous des formes anciennes d'organisation, de groupes locaux sans liaison organique entre eux, qui agissent chacun pour son propre compte et conformément à sa propre conception et à sa propre pratique ? Ou bien notre mouvement doit-il recourir à de nouvelles formes d'organisation qui lui permettent de se développer et de s'enraciner dans l'immense masse des travailleurs ?

L'expérience des 20 dernières années, et plus particulièrement des deux révolutions russes - 1905 et 1917/19 - nous propose une réponse à ces questions bien meilleure que toutes les "considérations théoriques". Pendant la Révolution russe, les masses ouvrières ont été gagnées par les idées anarchistes ; malgré cela, l'anarchisme, en tant que mouvement organisé, a connu un échec total ; au commencement de la révolution, nous nous trouvions aux avant-postes de la lutte, mais très vite, dans les premiers moments de la phase constructive, nous nous sommes retrouvés irrémédiablement exclus de cette construction, et de ce fait éloignés des masses. Cela n'a pas été le fruit du hasard : cette situation découlait inévitablement de notre propre impuissance, tant du point de vue organisationnel que de notre propre confusion idéologique.

Ce revers a été causé par le fait que, pendant la révolution, les anarchistes n'ont pas su mettre leur programme social et politique en application ; ils ne se sont approchés des masses qu'avec une propagande fragmentaire et contradictoire ; nous n'avions pas d'organisation solide. Notre mouvement était représenté par des organisations précaires, qui apparaissaient de-ci de-là, qui ne défendaient pas avec fermeté leurs positions et qui disparaissaient fréquemment après un court délai sans laisser de trace. Il aurait été désespérément naïf et stupide de croire que les travailleurs allaient appuyer de telles "organisations" et y participer au moment de la lutte sociale et de la construction communiste.

Nous avions l'habitude d'attribuer l'échec du mouvement anarchiste en Russie, entre 1917 et 1919, à la répression étatique du Parti Bolchevique ; c'est une grande erreur. La répression bolchevique a empêché le mouvement anarchiste de s'étendre pendant la révolution, mais elle n'a pas été l'unique obstacle. C'est surtout l'impuissance propre à ce mouvement qui fut l'une des causes principales de son échec, une impuissance qui trouvait son origine dans l'imprécision et l'indécision qui caractérisaient les différentes positions politiques concernant l'organisation et la tactique.

L'anarchisme n'avait pas de position claire et concrète sur les problèmes essentiels de la révolution sociale; une position indispensable pour répondre aux questions des masses qui engendraient la révolution. Les anarchistes prêchaient le principe communiste : "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins", mais ils ne se sont jamais préoccupés de confronter ce principe à la réalité, à tel point que cela permettaient à certains éléments douteux de transformer ce grand principe de l'anarchisme en caricature - il suffit de se rappeler combien d'usuriers ont pu tirer des profits en accaparant les biens de la collectivité. Les anarchistes ont beaucoup parlé de l'action révolutionnaire des ouvriers, mais ils n'ont pas été capables de les aider, voire en leur proposant des formes approximatives que cette action devait adopter ; ils n'ont pas su établir les liens réciproques qui existent entre les masses et leur centre d'inspiration idéologique. Ils ont poussé les travailleurs à secouer le joug de l'Autorité, mais ils ne leur ont pas montré les moyens de consolider et défendre les conquêtes de la Révolution. Il leur manquait des conceptions claires et précises, et, entre autres problèmes, un programme d'action. C'est cela qui les a éloignés de l'activité des masses et qui les a condamnés à l'impuissance sociale et historique. C'est là où nous devons chercher les causes primordiales de l'échec de l'anarchisme dans la Révolution russe. Et, pour nous, il ne fait aucun doute que, si la révolution devait éclater dans beaucoup d'autres pays européens, les anarchistes subiraient le même échec s'ils sont autant (voir encore plus) divisés sur le plan des idées et de l'organisation. (...)" (Piotr Archinov. “Le vieux et le nouveau dans l'anarchisme”. Dielo Trouda nº30, Mai 1928, traduit de l'espagnol par nos soins).

Il est certain que la faillite historique de l'anarchisme n'a pas signifié sa disparition complète. Mais à l'époque de la décadence du capitalisme, à l'époque où se joue l'alternative historique "barbarie capitaliste ou révolution prolétarienne", la tendance au totalitarisme de l'État capitaliste inclut la soumission la plus complète des couches "intermédiaires", alors qu'auparavant celles-ci pouvaient encore prétendre à quelque "indépendance" de classe. Par rapport à l'anarchisme, cela signifie que ce courant politico-idéologique s'est complètement mis au service de la classe bourgeoise et de ses intérêts. A partir de la défaite de la vague révolutionnaire des années 1920 et de la dégénérescence de la révolution russe (pour se convertir, avec le stalinisme, en une forme de capitalisme d'Etat), les principes de l'anarchisme vont servir à la bourgeoisie d'outils auxiliaires dans ses campagnes, pour chasser de la conscience du prolétariat le souvenir du triomphe de la révolution, le souvenir de la possibilité et de la capacité de la classe ouvrière pour mettre à bas le capitalisme.

Ainsi la critique de l'anarchisme contre l'"autoritarisme marxiste" va servir d'appui à la bourgeoisie pour étayer la mystification de la supposée "continuité" entre Marx-Lénine et Staline. Les attaques de l'anarchisme contre la notion de Parti politique du prolétariat, contre la dictature du prolétariat, vont soutenir l'effort de la bourgeoisie pour arriver à ce que le prolétariat "rejette" sa propre expérience historique révolutionnaire, tant politique qu'organisationnelle, qu'il croit nécessaire de repousser l'expérience du parti bolchévique et de la révolution d'Octobre, qu'il les identifie au régime capitaliste sanguinaire de Staline.

Finalement, ces dernières décennies et à partir de la chute du bloc impérialiste russe, la campagne que la bourgeoisie a déchaînée sur la "faillite du marxisme" et la "mort du communisme" - qui a provoqué un recul dans la conscience et dans les luttes du prolétariat - a trouvé dans l'idéologie anarchiste un auxiliaire important au point que nous pouvons dire que le "renouveau" des groupes anarchistes se base sur le succès de cette campagne de la bourgeoisie. Comme le disait encore en 2000 le "vieux" CCI :

"Aujourd'hui, l'anarchisme a le vent en poupe. Que ce soit sous la forme de l'apparition et du renforcement de l'anarcho-syndicalisme ou bien du surgissement de nombreux petits groupes se réclamant des conceptions libertaires, les idées anarchistes commencent à avoir pignon sur rue dans plusieurs pays (…).Et ce phénomène s'explique parfaitement dans la période historique actuelle. L'effondrement des régimes staliniens à la fin des années 1980 a permis à la bourgeoisie de déchaîner des campagnes sans précédent sur "la mort du communisme". (…) Suivant les campagnes bourgeoises, la faillite de ce qui était présenté comme du "socialisme", voire du "communisme", signe la faillite des idées communistes de Marx dont les régimes staliniens avaient fait l'idéologie officielle (…). Marx, Lénine, Staline, même combat : c'est le thème qui a été ressassé pendant des années par tous les secteurs de la bourgeoisie. Et c'est justement un thème que le courant anarchiste a défendu tout au long du 20e siècle (…). Pour les anarchistes, qui ont toujours considéré que le marxisme était par nature "autoritaire", la dictature stalinienne était la conséquence inévitable de la mise en application des idées de Marx. En ce sens, les succès actuels du courant anarchiste et libertaire sont avant tout une retombée des campagnes bourgeoises, la marque de leur impact sur les éléments qui refusent le capitalisme mais qui se sont laissé piéger par les mensonges dont nous avons été abreuvés depuis dix ans. Ainsi, le courant qui se présente comme l'ennemi le plus radical de 1'ordre bourgeois doit une bonne part de sa progression actuelle aux concessions qu'il fait, et qu'il a toujours faites, aux thèmes idéologiques classiques de la bourgeoisie" (Anarchisme et communisme, Revue internationale 102, CCI, 2000).

… le GSL aussi  !

Vous-mêmes, le GSL, vous vous êtes adjoints allègrement - en connaissance de cause ou pas, peu importe - à cette campagne idéologique de la bourgeoisie sur "la faillite du marxisme et du communisme" en vue d'étouffer la conscience révolutionnaire du prolétariat. Un exemple ? Prenons au hasard un article de votre site web :

"Le programme zapatiste de la Sixième Déclaration ne représente pas une rupture révolutionnaire avec le système. Au contraire, il survit parfaitement dans le cadre de sa très vieille (et pas "très différente") tradition marxiste-staliniste-guévariste (…) de l'EZLN2 avant même son apparition publique, voire dans le cadre démocratico-libéral (position qu'il défend depuis son apparition publique face à un marxisme décrédibilisé qui venait juste de tomber avec le mur de Berlin). (…) Quel que soit le cas, ni le vieux marxisme étatique ni l'État-providence qui se présente sous le nom de "nationalisme révolutionnaire" ne représentent l'émancipation des travailleurs par rapport u capital.

Aujourd'hui, alors que la majorité de ceux qui se proclament « anti-capitalistes » s'alignent derrière le chant de sirène du vieux "nationalisme révolutionnaire" ou celui du marxisme-léninisme caduc, nous, les anarchistes révolutionnaires du Grupo Socialista Libertario, dénonçons ouvertement et radicalement le chemin erroné sur lequel la direction zapatiste les emmène" (Grupo Socialista Libertario, août 2007, traduit par nos soins).

Nous avons ici, condensé en peu de lignes, une attaque en règle contre la conscience, la théorie et les perspectives révolutionnaires du prolétariat, tout cela sous une apparemment innocente "critique de l'EZLN".

Tout d'abord, le GSL nous dit que le "marxisme décrédibilisé est tombé avec le mur de Berlin", ce qui signifie que, pour ce groupe, les régimes barbares, capitalistes d'État staliniens n'ont été que des produits du marxisme ; comme les autres anarchistes, il fait ainsi écho à la campagne idéologique déchaînée par la bourgeoisie depuis 1989. Ensuite, le GSL nous parle d'une "tradition marxiste-stalinienne-guévariste", répétant ainsi la vieille ritournelle de la bourgeoisie qui cherche à identifier le marxisme au stalinisme pour pousser le prolétariat à rejeter sa propre théorie révolutionnaire. Et, enfin, il met sur le même plan le "marxisme-léninisme (caduc)" et le "nationalisme révolutionnaire", comme des chemins de même nature et "radicalement erronés". C'est-à-dire qu'il met les bolchéviques - le seul parti révolutionnaire qui ait su diriger la classe ouvrière jusqu'à la prise du pouvoir -... au même niveau que les nationalistes bourgeois, les présentant comme une option dangereuse pour le prolétariat.

Quel meilleur service pouvait donc espérer la bourgeoisie !

Mais le plus important à souligner ici est comment l'idéologie anarchiste a retrouvé vigueur grâce aux campagnes idéologiques de la bourgeoisie : elle présente ce qu'affirme la bourgeoisie elle-même comme une "évidence historique", comme preuve de la caducité du marxisme ; réciproquement, l'anarchisme est devenu aujourd'hui, sur la base de ses principes fondamentaux et de son "évolution naturelle", une caisse de résonance des campagnes idéologiques actuelles de la bourgeoisie ! Et cela indépendamment du fait que ses militants eux-mêmes en aient conscience ou pas.

Enfin, comme tu peux le voir, notre rejet total de la "méthode" qui vise à mélanger ou à chercher à faire la synthèse entre le marxisme et l'anarchisme en vue d'élaborer un "programme prolétarien" ne provient pas d'une prétendue attitude "sectaire" qui serait la nôtre, mais de l'analyse de classe et de l'évolution historique de l'anarchisme. Dans ce sens, la discussion que nous pouvons te proposer est dans le sens de contribuer à ce que tu mènes (ou que vous meniez) jusqu'au bout la critique que tu as (que vous avez) commencée sur les "insuffisances de l'anarchisme", jusqu'à comprendre la véritable nature de classe de celui-ci, sa trajectoire et sa fonction actuelle, dans le but de rompre idéologiquement et politiquement avec ce courant qui n'a rien à voir avec la classe ouvrière. En même temps, tu te dois d'aborder le marxisme révolutionnaire, non au travers des lunettes que proposent les organisations de la gauche du capital, ni au travers des campagnes de la bourgeoisie, mais au travers des organisations de la Gauche communiste qui, malgré leur faiblesse actuelle, sont les seules à maintenir le fil des positions de la classe révolutionnaire.

Saluts comunistes.

La Fraction de la Gauche communiste internationale.

Mai 2010


Notes:

1Voir le site web du Grupo Socialista Libertario : http://webgsl.wordpress.com/ .

2. C'est le nom de "l'armée" zapatiste de Marcos au Mexique


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