Le mystère de la construction spéculative,
Marx, dans La Sainte famille, ch. 5-2
"Quand,
opérant sur des réalités, pommes, poires,
fraises, amandes, je me forme l'idée générale de
« fruit » ; quand, allant plus loin, je
m'imagine que mon idée abstraite « le fruit »,
déduite des fruits réels, est un être qui existe
en dehors de moi et, bien plus, constitue l'essence véritable
de la poire, de la pomme etc., je déclare — en
langage spéculatif — que « le fruit »
est la « substance » de la poire, de la pomme,
de l'amande, etc. Je dis donc que ce qu'il y a d'essentiel dans la
poire ou la pomme, ce n'est pas d'être poire ou pomme. Ce qui
est essentiel dans ces choses, ce n'est pas leur être réel,
perceptible aux sens, mais l'essence que j'en ai abstraite et que je
leur ai attribuée, l'essence de ma représentation :
« le fruit ». Je déclare alors que la
pomme, la poire, l'amande etc., sont de simples formes d'existence,
des modes « du fruit ». Les fruits particuliers
réels ne sont plus que des fruits apparents, dont l'essence
vraie est « la substance », « le
fruit ».
[...]
Après avoir, des différents fruits réels, fait
un « fruit » de l'abstraction - le
« fruit » - la spéculation, pour
arriver à l'apparence d'un contenu réel, doit donc
essayer, d'une façon ou d'une autre, de revenir du « fruit »,
de la substance, aux réels fruits profanes de différentes
espèces.
(...)
Le
philosophe spéculatif va donc renoncer à l'abstraction
du « fruit », mais il y renonce de façon
spéculative, mystique, en ayant l'air de ne pas y renoncer.
Aussi n'est-ce réellement qu'en apparence qu'il dépasse
l'abstraction.
(...)
Les divers
fruits profanes sont diverses manifestations vivantes du « fruit
unique »; ce sont des cristallisations que forme « le
fruit » lui-même. C'est ainsi, par exemple, que dans
la pomme « le fruit » se donne une existence de
pomme, dans la poire une existence de poire.
(...)
« Le
fruit » n'est donc plus une unité vide,
indifférenciée ; il est l'unité en tant
qu'universalité, en tant que « totalité »
des fruits qui forment une « série organiquement
articulée ». Dans chaque terme de cette série,
« le fruit » se donne une existence plus
développée, plus prononcée, pour finir, en tant
que « récapitulation » de tous les fruits, par
être en même temps l'unité vivante qui tout à
la fois contient, dissout en elle-même chacun d'eux et les
engendre...
(...)
La joie
spéculative consiste donc à retrouver tous les fruits
réels, mais en tant que fruits ayant une signification
mystique supérieure, sortis de l'éther de votre cerveau
et non pas du sol matériel, incarnations « du
fruit », du sujet absolu. [...] Votre intérêt
principal, c'est précisément de démontrer
l'unité « du fruit » dans toutes ces
manifestations de sa vie, pomme, poire, amande, de démontrer
par conséquent l'interdépendance mystique de ces fruits
et comment, en chacun d'eux, « le fruit » se
réalise graduellement et passe nécessairement, par
exemple, de son existence en tant que raisin de Corinthe à son
existence en tant qu'amande.
(...)
L'homme du
commun ne croit rien avancer d'extraordinaire, en disant qu'il existe
des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces
existences de façon spéculative, a dit quelque chose
d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de
l'être conceptuel irréel, « du fruit »,
il a engendré des êtres naturels réels : la
pomme, la poire, etc. En d'autres termes : de son propre
entendement abstrait, qu'il se représente comme un sujet
absolu en dehors de lui-même, ici comme « le
fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu'il
énonce une existence il accomplit un acte créateur.
Le
philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette
création permanente qu'en ajoutant furtivement, comme
déterminations de sa propre invention, des propriétés
de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données
dans l'intuition réelle, en attribuant les noms des choses
réelles à ce que seul l'entendement abstrait peut
créer, c'est-à-dire aux formules abstraites de
l'entendement; en déclarant enfin que sa propre activité,
par laquelle il passe de l'idée de pomme à l'idée
de poire, est l'activité autonome du sujet absolu, du
« fruit ».
Cette
opération, on l'appelle en langage spéculatif :
concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès
interne, en tant que personne absolue, et cette façon de
concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la
méthode hégélienne...."
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