Home | Bulletin Communiste FICCI 39 | 

Le mystère de la construction spéculative,
Marx, dans La Sainte famille, ch. 5-2

"Quand, opérant sur des réalités, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l'idée générale de « fruit » ; quand, allant plus loin, je m'imagine que mon idée abstraite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, constitue l'essence véritable de la poire, de la pomme etc., je déclare — en langage spéculatif — que « le fruit » est la « substance » de la poire, de la pomme, de l'amande, etc. Je dis donc que ce qu'il y a d'essentiel dans la poire ou la pomme, ce n'est pas d'être poire ou pomme. Ce qui est essentiel dans ces choses, ce n'est pas leur être réel, perceptible aux sens, mais l'essence que j'en ai abstraite et que je leur ai attribuée, l'essence de ma représentation : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l'amande etc., sont de simples formes d'existence, des modes « du fruit ». Les fruits particuliers réels ne sont plus que des fruits apparents, dont l'essence vraie est « la substance », « le fruit ».

[...] Après avoir, des différents fruits réels, fait un « fruit » de l'abstraction - le « fruit » - la spéculation, pour arriver à l'apparence d'un contenu réel, doit donc essayer, d'une façon ou d'une autre, de revenir du « fruit », de la substance, aux réels fruits profanes de différentes espèces. 

(...)

Le philosophe spéculatif va donc renoncer à l'abstraction du « fruit », mais il y renonce de façon spéculative, mystique, en ayant l'air de ne pas y renoncer. Aussi n'est-ce réellement qu'en apparence qu'il dépasse l'abstraction.

(...)

Les divers fruits profanes sont diverses manifestations vivantes du « fruit unique »; ce sont des cristallisations que forme « le fruit » lui-même. C'est ainsi, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une existence de pomme, dans la poire une existence de poire.

(...)

« Le fruit » n'est donc plus une unité vide, indifférenciée ; il est l'unité en tant qu'universalité, en tant que « totalité » des fruits qui forment une « série organiquement articulée ». Dans chaque terme de cette série, « le fruit » se donne une existence plus développée, plus prononcée, pour finir, en tant que « récapitulation » de tous les fruits, par être en même temps l'unité vivante qui tout à la fois contient, dissout en elle-même chacun d'eux et les engendre...

(...)

La joie spéculative consiste donc à retrouver tous les fruits réels, mais en tant que fruits ayant une signification mystique supérieure, sortis de l'éther de votre cerveau et non pas du sol matériel, incarnations « du fruit », du sujet absolu. [...] Votre intérêt principal, c'est précisément de démontrer l'unité « du fruit » dans toutes ces manifestations de sa vie, pomme, poire, amande, de démontrer par conséquent l'interdépendance mystique de ces fruits et comment, en chacun d'eux, « le fruit » se réalise graduellement et passe nécessairement, par exemple, de son existence en tant que raisin de Corinthe à son existence en tant qu'amande.

(...)

L'homme du commun ne croit rien avancer d'extraordinaire, en disant qu'il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l'être conceptuel irréel, « du fruit », il a engendré des êtres naturels réels : la pomme, la poire, etc. En d'autres termes : de son propre entendement abstrait, qu'il se représente comme un sujet absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu'il énonce une existence il accomplit un acte créateur.

Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette création permanente qu'en ajoutant furtivement, comme déterminations de sa propre invention, des propriétés de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données dans l'intuition réelle, en attribuant les noms des choses réelles à ce que seul l'entendement abstrait peut créer, c'est-à-dire aux formules abstraites de l'entendement; en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l'idée de pomme à l'idée de poire, est l'activité autonome du sujet absolu, du « fruit ».

Cette opération, on l'appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne...."

Home | Bulletin Communiste FICCI 39 |