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Après les luttes françaises du printemps, les grèves en Grande-Bretagne et en Italie ont remis au premier plan la question de l'organisation unitaire de la classe ouvrière dans ses luttes. Assemblées, délégations, coordinations, cortèges organisés dans les manifestations, etc... Que ce soit la presse du BIPR ou celles de différents groupes bordiguistes, toutes évoquent des formes d'"auto-organisation". Nous évoquons, dans notre critique des analyses sur les luttes développées par les différentes publications du CCI (qui suit ce texte), la mise en avant abstraite et vide de contenu de classe par World Revolution 269 d'orientations d'organisation dans la lutte des postiers britanniques.
Cette question avait été l'objet d'un débat dans les années 1980 dans le CCI (1) et d'une clarification qui avait amené le CCI d'alors à laisser de côté l'expression "auto-organisation" pour celles d'organisation de la lutte et de "prise en main (de celle-ci) par les ouvriers eux-mêmes". Aujourd'hui la question de l'organisation des luttes revient au premier plan. Elle est directement liée à la confrontation, au sein même de la lutte, aux défenseurs du capital, notamment aux syndicats comme le montrent clairement les expériences d'organisation en France et en Italie. Il est remarquable que N+1, groupe bordiguiste, insiste sur "les phénomènes importants d'auto-organisation" et précise qu'ils "ne sont pas du spontanéisme mais une force consciente". Mais nous voulons surtout relever comment les camarades italiens du BIPR, dans la tradition de la gauche communiste d'Italie, posent la question de l'organisation des luttes, posent la question de la forme d'organisation en tournant le dos à tout fétichisme de la forme, de "l'auto-organisation" en soi, et au contraire la conçoivent avec un contenu politique et une direction politique : "Et on fait sans les syndicats lorsqu'on s'organise pour des assemblées qui se coordonnent sur la base des délégués élus et révocables. Ce sont les organismes de ce type qui doivent être à la base de l'organisation de la lutte commune avec les autres villes et surtout avec les autres catégories" (Battaglia communista, janvier 2004).
En effet, et c'était une des leçons que le CCI s'était réappropriée à l'issue de la lutte des cheminots français en décembre 1986, "l'auto-organisation" en soi n'est pas la garantie de l'autonomie ouvrière ni du développement de la lutte (2). Les "lieux", ou les formes d'organisation unitaires, c'est-à-dire rassemblant l'ensemble des travailleurs à partir de leurs lieux de travail, sont aussi le théâtre du combat de classe, de l'affrontement entre la classe ouvrière et les forces bourgeoises en milieu ouvrier, syndicats, partis de gauche et gauchistes. Ils ne sont pas un lieu "pur", une forme "pure".
Trotski le montre très bien dans son Histoire de la révolution russe (cf. le chapitre sur Les bolcheviques et les soviets du tome 2) lorsqu'il dénonce le fait que "le fétichisme de la forme d'organisation représente, si étrange que ce soit au premier regard, une maladie très fréquente précisément dans les milieux révolutionnaires". Il explique comment et pourquoi le mot d'ordre de Tout le pouvoir aux soviets ! est momentanément abandonné par le parti bolchevique après "les journées de Juillet [qui] modifièrent radicalement la situation" puis repris "à la fin août, [car] ils sont devenus des organes de lutte contre la bourgeoisie". Il explique comment les soviets d'avant août 1917 ont perdu leur contenu de classe et comment ce sont de nouvelles formes d'organisation qui se créent, les comités d'usine et de fabrique, et qui correspondent aux besoins de la classe ouvrière :
"Le mot d'ordre «le pouvoir aux soviets» supposait désormais une insurrection armée contre le gouvernement et les cliques militaires qui se tenaient derrière son dos. Mais soulever une insurrection au nom du pouvoir de soviets qui ne voulaient pas de ce pouvoir eût été une évidente absurdité (...). Sous la forme équivoque des soviets, il faut dégager le contenu de classe. Ce n'était point renoncer aux soviets comme tels. S'étant emparé du pouvoir, le prolétariat devra organiser l'Etat sur le type soviétiste. Mais ce seront d'autres soviets (...). Mais, si importante que soit la question du rôle et du sort des soviets, elle est subordonnée pour nous totalement à la question de la lutte du prolétariat et des masses à demi prolétariennes de la ville, de l'armée et du village pour le pouvoir politique, pour la dictature prolétarienne" (Trotski., - Idem, Editions du Seuil, 1950).
Dans Leçons d'octobre (1924), mettant en garde contre le danger "de tomber dans le fétichisme organisationnel et [de faire] des soviets, forme vive et non figée de lutte, comme ils devraient l'être, un «principe» d'organisation qui est introduit de l'extérieur au mouvement et qui entrave son développement concret", il donne une définition précise et concrète des soviets comme "organes de l'insurrection, comme organes de pouvoir" (El gran debate, Lecciones de Octubre, ch. Une fois de plus sur les conseils et le parti dans la révolution prolétarienne, Edition Siglo 21, traduit de l'espagnol par nous).
Fidèle à l'expérience d'Octobre 1917 et du parti bolchevique, Bordiga et la Gauche du PC d'Italie mènent le même combat et critiquent Gramsci (3) qui, en posant en soi, sans aucun lien avec la dynamique même de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière, comme une recette à appliquer, rejette la primauté de la question du pouvoir politique, de la destruction de l'Etat bourgeois, de l'exercice par la classe ouvrière du nouveau pouvoir politique, la dictature du prolétariat, sur toutes les autres questions. Ils rejettent cette vision a-historique, absolue et abstraite des conseils ouvriers qui les vide de leur fonction "d'organes de pouvoir". "La fonction politique fondamentale du réseau des conseils ouvriers se base sur le concept historique de la dictature" (Il Soviet, 14 septembre 1919, reproduit par la Editorial Anagrama, 1975, traduit de l'espagnol par nous). Même si la Gauche défend que "tant qu'existe le pouvoir bourgeois, l'organe de la révolution est le parti [alors que Lénine et Trotski définissent eux les "conseils comme organes de l'insurrection"] ; après la liquidation du pouvoir bourgeois, c'est le réseau des conseils ouvriers" (idem, 21 septembre 1919), la méthode utilisée reste la même. Elle s'appuie sur la nécessité de l'insurrection ouvrière et de la dictature du prolétariat et considère que si certaines formes d'organisation, bien précises, sont indispensables, elle n'en fait pas un absolu, ni ne tombe dans le danger du fétichisme en faisant de "l'auto-organisation" une catégorie absolue.
Cela a des implications historiques et immédiates dans l'approche et l'intervention que les communistes d'aujourd'hui doivent avoir dans les luttes qui se développent : savoir quand un organe quel qu'il soit (assemblée, comité de lutte, coordination, assemblée "inter-professionnelle", etc... demain comité de grève, comité "central" de grève, conseils ouvriers, etc...), surgi de la lutte, reste un lieu dans lequel s'exprime la dynamique de la lutte et son développement, et quand ce même organe devient un frein à la lutte, et quand il devient carrément un lieu vide de vie ouvrière, une coquille vide pour la lutte, et un organe directement anti-ouvrier.
"Mais les jeunes partis européens qui ont plus ou moins accepté les soviets comme “doctrine”, comme "principe”, sont toujours exposés au danger d'une conception fétichiste des soviets considérés en tant que facteurs autonomes de la révolution. En effet, malgré l'immense avantage que présentent les soviets comme organisation de lutte pour le pouvoir, il est parfaitement possible que l'insurrection se développe sur la base d'autre forme d'organisation (comités d'usines, syndicats) et que les soviets ne surgissent comme organe du pouvoir qu'au moment de l'insurrection ou même après sa victoire.
Très instructive à ce point de vue est la lutte que Lénine engagea après les journées de juillet contre le fétichisme soviétiste. Les soviets s.-r. mencheviks étant devenus en juillet des organisations poussant ouvertement les soldats à l'offensive et persécutant les bolcheviks, le mouvement révolutionnaire des masses ouvrières pouvait et devait se chercher d'autres voies. Lénine indiquait les comités d'usines comme organisation de la lutte pour le pouvoir. Très probablement, le mouvement aurait suivi cette ligne sans l'insurrection de Kornilov qui obligea les soviets conciliateurs à se défendre eux-mêmes et permit aux bolcheviks de leur insuffler à nouveau l'esprit révolutionnaire en les liant étroitement aux masses par l'intermédiaire de leur gauche, c'est-à-dire des bolcheviks" (Leçons d'octobre, Trotski, 1924, marxism.org).
Le CCI a toujours défendu qu'un des dangers de toute période de montée de luttes, se trouve être la tendance à l'anarchisme, ou sa variante moderne le conseillisme, qui relègue la question politique au rang d'une question secondaire, voire la rejette complètement. Ce n'est pas que sur la question du parti comme telle que le danger s'exprime, ni même que sur la question de la dictature du prolétariat. Mais dans les tendances à sous-estimer, à ravaler au second rang, la dimension politique du combat prolétarien. Un des biais de l'introduction du conseillisme dans les rangs ouvriers et communistes, se trouve justement dans cette fétichisation de la forme d'organisation, dans "l'auto-organisation", vue comme une garantie en soi, par elle-même, d'autonomie et de maîtrise ouvrière.
L'expérience des années 1980 a montré comment les syndicalistes de base et les groupes trotskistes et anarchistes étaient capables d'enfermer les luttes ouvrières, les coordinations de cheminots et d'infirmières (1986, 1987 et 1988) dans la corporation, d'étouffer l'extension des luttes, en s'appuyant sur la volonté "assembléiste" des ouvriers pour maîtriser et contrôler leurs luttes sans la laisser dans les mains des syndicats. De même, et a contrario, l'expérience de décembre 1995 en France montre clairement que la tenue générale et systématique des assemblées, leur caractère démocratique et souverain (discussion et vote), n'avait pas donné un "contenu de classe" comme dit Trotski, et avait pu laisser complètement la maîtrise et la direction de la lutte aux syndicats. C'est dans ce sens que les expériences d'organisation en France, en Italie, et en Grande-Bretagne même si elles semblent n'avoir pas eu la même ampleur dans ce pays, sont particulièrement instructives. La nécessité de s'organiser s'est directement imposée en fonction des nécessités immédiates de la lutte : rejeter les accords syndicaux, rejeter les préavis de grève et autre réglementation syndicale de la grève, se lancer dans la grève, l'étendre, etc... C'est-à-dire que la question de "la prise en main des luttes par les ouvriers" est directement liée à la question de l'affrontement avec la bourgeoisie, notamment avec son principale cheval de Troie au sein des luttes, c'est-à-dire les syndicats et le syndicalisme. C'est dire aussi que les formes d'organisation de lutte vont être l'objet d'un combat entre les classes, les ouvriers luttant pour qu'elles soient au service du développement de l'affrontement de classes, les syndicats et les gauchistes luttant pour les figer au nom de la démocratie ouvrière et les vider ainsi de tout contenu de classe.
Il est clair que les forces communistes ont et auront encore plus une responsabilité de premier plan dans cet affrontement particulier. A elles de ne pas tomber dans le fétichisme d'organisation. A elles de ne pas dissocier la question de la "prise en main" de celle de l'extension de la lutte, de ne pas tourner le dos au marxisme en séparant forme et contenu politique (par l'élimination de ce dernier terme) comme le font l'anarchisme, le conseillisme, auxquels semble de plus en plus se joindre le CCI actuel.
La Fraction
1. Note à l'attention spécifique des membres du CCI : il est intéressant de rappeler au passage comment la faction familiale s'était alors prononcée contre cette clarification y voyant une vision mécanique. Ils s'étaient positionnés au côté de JJ-Simon et du camarade RV qui étaient à ce moment parmi les principaux partisans de "l'auto-organisation" vue et posée comme préalable à la lutte. Ce n'est qu'une fois le camarade MC revenu de voyage, et donc absent au début de ce débat, que le couple s'était du jour au lendemain, sans aucune explication, rangé à cette position. On voit que leur crainte du débat lorsqu'ils sont minoritaires ne date pas des années 1996-1997. C'est une vieille habitude chez eux. Et sans doute ne leur fallait-il pas être en désaccord avec MC...
2. Comme d'ailleurs l'a prouvé le mouvement français de décembre 95 dans lequel les assemblées générales s'étaient généralisées et étaient souveraines, formellement souveraines. Mais dans les faits, les syndicats et les gauchistes ,utilisant la "démocratie" assembléistes et le vote, avaient appelé à des formes d'organisations qu'ils contrôlaient complètement et qui n'étaient plus que des formes pleines, relativement pleines, de travailleurs et vides de contenu prolétarien.
3. "Déjà, dès aujourd'hui, les ouvriers devraient procéder à l'élection d'amples assemblées de délégués, sélectionnés parmi les camarades les meilleurs et les plus conscients, autour du mot d'ordre «Tout le pouvoir de l'usine aux comités d'usine» coordonné avec cet autre : «Tout le pouvoir d'Etat aux conseils ouvriers et paysans» [car] "l'Etat socialiste existe déjà potentiellement dans les institutions de vie sociale caractéristiques de la classe ouvrière exploitée. Mettre en relation ces institutions entre elles, les coordonner et les subordonner dans une hiérarchie de compétences et de pouvoirs, les concentrer intensément, même en respectant les nécessaires autonomies et articulations, signifie créer déjà, dès maintenant, une véritable et propre démocratie ouvrière en opposition efficace et active contre l'Etat bourgeois, déjà prête pour se substituer à l'Etat bourgeois (...)" (Gramsci-Togliatti dans l'Ordine Nuovo, 21 juin 1919, traduit de l'espagnol par nous, Editorial Anagrama, 1975, souligné par nous).
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