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En publiant cette série d’articles à propos de l'histoire de la conception sur la "décadence du capitalisme" (dont le lecteur trouvera les deux premières parties dans les bulletins n° 19 et 20) dans le mouvement ouvrier, notre préoccupation est de resituer les termes réels dans lesquels cette question a été posée, et défendue, au sein du mouvement ouvrier par tous ses courants, en particulier de gauche, au sein de la 3e Internationale. Même si cette notion de déclin du capitalisme liée au changement historique, changement reconnu par tous au début du 20e siècle, est aujourd'hui comprise de manière différente, voire rejetée parfois, il n'en reste pas moins qu'elle appartient au patrimoine léguée par l'Internationale Communiste - l'histoire le montre amplement et le texte qui suit vient le rappeler - et dont les héritiers sont les différents courants de la Gauche communiste. Pour pouvoir aujourd'hui rejeter sérieusement la notion de déclin du capitalisme, on ne peut se contenter de nier son existence, et encore moins sa reconnaissance passée par les révolutionnaires. Il faut être capable de revenir et d'expliquer pourquoi et comment cette position était un socle de l'Internationale et pourquoi toutes les Gauches communistes se sont appuyées dessus dans leur combat de fraction contre l'opportunisme. Il faut pouvoir expliquer comment l'Internationale et les gauches l'entendaient ou en quoi elles se sont trompées.
Dans la partie précédente de cette série, nous avons vu comment, face au cataclysme de la guerre mondiale, s’est cristallisée dans l’Internationale Communiste la notion d’un changement historique dans le développement du capitalisme, d’une phase progressive à une autre de décadence à partir de laquelle se présente à l’humanité l’alternative historique guerre ou révolution ; barbarie ou communisme.
« …le capitalisme, après avoir accompli sa mission de développement des forces productrices, est tombé dans la contradiction la plus irréductible avec les besoins non seulement de l’évolution historique actuelle, mais aussi avec les conditions d’existence humaine les plus élémentaires. Cette contradiction fondamentale se refléta particulièrement dans la dernière guerre impérialiste et fut encore aggravée par cette guerre qui ébranla, de la manière la plus profonde, le régime de la production et de la circulation.[…]
Le tableau général de la ruine de l’économie capitaliste n’est en rien atténué par les fluctuations inévitables qui sont propres au système capitaliste, dans son déclin comme dans son ascension. […] Seules, la prise du pouvoir par le prolétariat et la révolution mondiale socialiste pourront sauver l’humanité de cette catastrophe permanente provoquée par la persistance du capitalisme moderne.
Ce que le capitalisme traverse aujourd’hui n’est autre que son agonie. L’écroulement du capitalisme est inévitable. » (4ème Congrès de l’IC, Résolution sur la tactique).
La défaite et le reflux de la révolution mondiale, l’isolement et la dégénérescence de la révolution en Russie, ont ouvert un processus d’opportunisme et de dégénérescence de l’IC et des partis communistes qui la formaient. Ce processus a eu comme conséquence que le principe qui animait l’IC, la prise du pouvoir par le prolétariat à l’échelle internationale, fut remplacé par celui de la défense de l’Etat russe et de la prétendue ‘construction du socialisme en un seul pays’ ; en réalité la construction d’un capitalisme d’Etat. Dans ce cadre, la notion de décadence fut remplacée par celle de ‘stabilisation du capitalisme’ et l’alternative historique guerre ou révolution échangée contre l’alliance et la collaboration avec d’autres Etats capitalistes. Cependant, au sein même de l’Internationale Communiste, surgissaient une opposition et une résistance face au processus de dégénérescence de celle-ci ; les fractions de la gauche communiste, résistance qui traversa pratiquement tous les partis de l’IC et qui cherchait à maintenir et à approfondir les principes révolutionnaires arborés, à l’origine, par l’Internationale.
En réalité, face aux difficultés de l’extension de la révolution, en particulier dans le pays clef qu’était l’Allemagne, se sont formées très rapidement – avant même que celle-ci n’entre dans un processus ouvert de dégénérescence – deux tendances concernant les principes de la tactique à suivre. D’un côté, une tendance opportuniste, dirigée par l’Exécutif de l’IC, qui cherchait avant tout à ‘gagner du temps’, à protéger et stabiliser l’Etat soviétique russe pour lequel elle commença à recourir aux compromis diplomatiques, politiques et commerciaux avec différentes bourgeoisies nationales, à préconiser la création d’un front commun avec les partis sociaux-démocrates ou ‘ouvriers’ (comme le Parti Travailliste d’Angleterre), qui non seulement avaient trahi le prolétariat au début de la guerre mondiale mais qui étaient devenus le fer de lance de la contre-révolution ; cette tendance allait jusqu’à tenter de s’allier avec des fractions supposées ‘progressistes’ du capital, comme en Turquie, fractions qui écrasaient ouvertement les ouvriers révolutionnaires. Elle emprunta à l’arsenal déjà utilisé par les partis sociaux-démocrates, les positions tactiques. C’est en lutte contre cet opportunisme que surgit une tendance révolutionnaire de gauche qui cherchait à maintenir et à approfondir la tactique qui se dégageait de la situation révolutionnaire mondiale ; cette tendance se cristallisa dans les fractions de gauche lesquelles furent, l’une après l’autre, exclues de la 3ème Internationale. En 1920, Pannekoek exprima de la façon la plus claire l’existence de ces deux tendances (voir encart en fin de texte).
Le premier épisode de la lutte entre ces deux tendances eut lieu en Allemagne où se joua le destin de la révolution mondiale. Là, la gauche du Parti Communiste, qui constituait la majorité, fut exclue au moyen d’une manœuvre des opportunistes au congrès de 1919 pour son opposition à l’unification avec les sociaux-démocrates de l’USPD. C’est cette gauche qui formera, par la suite, le KAPD (Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne). Comme les autres courants de la gauche communiste, le KAPD avait comme point de départ les principes d’origine de la 3ème Internationale ; c’est ainsi que, dans son programme, il soulignait le crépuscule du capitalisme et reconnaissait l’alternative historique.
« La crise économique mondiale, née de la guerre mondiale, avec ses monstrueux effets sociaux et économiques qui donnent l’impression stupéfiante d’un champ de ruines de dimension colossale, ne peut signifier qu’une chose : le Crépuscule des Dieux de l’ordre mondial bourgeois-capitaliste est proche. Aujourd'hui, ce n'est pas une question de crises économiques périodiques qui étaient par le passé un moment du mode de production capitaliste ; c'est la crise du capitalisme lui-même ; nous sommes témoins des spasmes convulsifs de la totalité de l’organisation sociale, de l’éclatement formidable d’antagonismes de classe d'une ampleur sans précédent, de la misère générale pour des larges couches de la population : tout cela est un avertissement fatidique à la société bourgeoise. Il apparaît de plus en plus clairement que l'antagonisme toujours croissant entre les exploiteurs et les exploités, que la contradiction entre capital et le travail, dont la conscience est de plus en plus répandue même parmi ces couches précédemment apathiques du prolétariat, ne peuvent pas être résolus. Le capitalisme éprouve son échec définitif, il s'est plongé dans l'abîme d’une guerre de rapines impérialistes ; il a créé un chaos dont la prolongation insupportable place le prolétariat devant l'alternative historique : rechute dans la barbarie ou la construction d'un monde socialiste. » (Programme du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne – KAPD – Mai 1920).
Le KAPD tentera de toutes ses forces de s’intégrer dans l’Internationale, de soutenir la Révolution russe et l’extension de la Révolution mondiale et il se séparera des courants antiparti et national-bolcheviks avec lesquels il est né et qui ont repris ses positions révolutionnaires et ont servi de prétexte pour ne pas l’admettre comme membre de plein droit dans l’Internationale ; malgré tout, il sera rapidement exclu de l’IC en 1921.
D’autre part, il est certain que, malgré qu’il y ait eu quelques contacts et diverses tentatives de regroupement, il n’a pas pu exister dans l’Internationale d’unification, ni organisationnelle ni programmatique, des différents courants et fractions opposées à l’opportunisme et à la dégénérescence de celle-ci. La cause en fut que l’Exécutif, allié aux opportunistes au sein de chaque parti, manœuvra constamment pour soumettre ou éliminer, un par un, les courants d’opposition, catalogués de façon méprisante et sommaire comme ‘infantilisme de gauche’ ou ‘anarchisantes’ ; en plus de ça, les difficultés de communication et de transport et la censure dues à la militarisation d’après-guerre, dans une période révolutionnaire, d’évolution vertigineuse des courants politiques, tout cela rendant particulièrement difficile la diffusion et la reconnaissance des positions et les contacts au sein de la Gauche.
L’évolution postérieure (à partir de la seconde moitié des années 1920 et dans la période de contre-révolution), des positions des différents courants de la Gauche communiste fera apparaître de grandes divergences entre ceux-ci et les mènera jusqu’à se renier réciproquement comme parties d’un même camp politique. Les conséquences de cette dispersion organisationnelle et programmatique de la Gauche communiste sont sensibles jusqu’à aujourd’hui. Les groupes actuels du camp politique prolétarien non seulement se reconnaissent à peine comme parties d’un même courant politique historique mais encore ils vont jusqu’à rejeter leur origine commune. Par exemple, les groupes issus de la diaspora du Parti Communiste International formé dans les années 1940, les groupes dits bordiguistes, tendent à rejeter la validité des positions du KAPD des années 1920, se basant sur l’évolution postérieure des regroupements provenant de celui-ci (et qui vont jusqu’à la négation de la Révolution russe comme prolétarienne et au rejet de toute forme de parti), et leur adressant le même type de critique que leur faisaient les opportunistes de l’IC !
Il est possible, cependant, de revenir aux principes de tactiques communs qui caractérisent les fractions de Gauche de l’IC dans leur lutte contre l’opportunisme, principes qui conservent leur validité jusqu’à nos jours.
La compréhension de l’unité du mouvement de la classe ouvrière au niveau international, du fait que le soutien de la Révolution en Russie dépendait fondamentalement de l’extension de la Révolution en Europe, en particulier en Allemagne, impliquait la nécessité que les masses prolétariennes, qui s’éveillaient à la lutte révolutionnaire, prennent conscience du gigantesque défi qu’elles avaient face à elles et jettent par-dessus bord tous les préjugés idéologiques inculqués pendant les décennies de développement ‘pacifique’. Ainsi, la propagande pour la prise du pouvoir devait inclure l’effort visant à ce que le prolétariat rompe avec toute forme d’illusions selon lesquelles, une fois la guerre terminée, on pourrait revenir à la situation antérieure de coexistence ‘pacifique’ avec la bourgeoisie ; pour qu’il rompe en particulier avec tous les préjugés sur la ‘démocratie’ bourgeoise et la ‘défense de la nation’.
« le communisme représente la démolition critique des conceptions du libéralisme et de la démocratie bourgeoise.(…) idéologies qui correspondent au régime de l'économie privée et de la libre concurrence, et aux intérêts de classe des capitalistes. (…)
Une autre des affirmations fondamentales de la démocratie bourgeoise est le principe de nationalité. La formation des Etats sur une base nationale correspond aux nécessités de classe de la bourgeoisie au moment où elle établit son propre pouvoir, car elle peut ainsi se prévaloir des idéologies nationales et patriotiques, (…) pour retarder et atténuer l'antagonisme entre l’Etat capitaliste et les masses prolétariennes. Les irrédentismes nationaux naissent donc d'intérêts essentiellement bourgeois.(…)
A la lumière donc de la critique communiste, la récente guerre mondiale a été engendrée par l'impérialisme capitaliste. Ceci met en pièces les diverses interprétations tendant à la présenter, du point de vue de l'un ou de l'autre Etat bourgeois, comme une revendication du droit national de certains peuples, ou comme un conflit d’Etats démocratiquement plus avancés contre des Etats organisés sous des formes prébourgeoises, ou enfin comme une prétendue nécessité de se défendre contre l'agression ennemie. » (Thèses de la fraction communiste abstentionniste du Parti Socialiste Italien – 1920- Chap. II thèses 3 et 5).
« L'exemple allemand montre à l'oeuvre les forces concrètes, que nous avons désignées ici sous le nom d'hégémonie des conceptions bourgeoises : la vénération de formules abstraites, du genre de la "démocratie" ; la puissance des habitudes de pensée et de points du programme, tels que la réalisation du socialisme grâce à des chefs parlementaires et un gouvernement socialiste ; le manque de confiance du prolétariat en lui-même (...).
La contradiction entre l'immaturité spirituelle, la puissance de la tradition bourgeoise au sein du prolétariat, et l'effondrement rapide de l'économie capitaliste - et non pas une contradiction fortuite, puisque la maturité spirituelle, nécessaire à conquérir le pouvoir et la liberté, est inconcevable dans le cadre d'un capitalisme florissant - ne peut être résolue que par le processus du développement révolutionnaire (...) ». (Révolution Mondiale et Tactique Communiste - Anton Pannekoek. – 1920. Chap. III).
Le changement de phase du capitalisme, l’entrée dans l’ère révolutionnaire signifiait en particulier l’abandon de la vieille tactique largement étendue dans la période antérieure de la participation aux élections et aux parlements des gouvernements bourgeois puisque dès lors une telle participation représentait une contradiction flagrante avec les nouveaux objectifs et moyens de lutte. Ainsi, le combat contre le parlementarisme devint une des caractéristiques les plus distinctives et les plus généralisées parmi les courants de la Gauche communiste au niveau international, il synthétisait la défense des principes révolutionnaires.
La Gauche italienne était intransigeante concernant l’énonciation de ce principe tactique :
« Nous considérons que nous sommes entrés dans la période historique révolutionnaire dans laquelle le prolétariat poursuit la destruction du pouvoir bourgeois. (…) Les communistes doivent unir tous leurs efforts pour atteindre ce but. (…) Les partis communistes doivent donc se consacrer à la préparation révolutionnaire, entraînant le prolétariat non seulement pour la conquête mais aussi pour l’exercice de la dictature politique, et se préoccuper de faire naître, au sein de la classe ouvrière, les organismes aptes à la direction de la société (…).
Si, en même temps, on voulait adopter l’action électorale tendant à envoyer dans les organes électifs du système bourgeois, des représentants du prolétariat et du parti, basés sur la démocratie représentative qui est l’antithèse historique et politique de la dictature prolétarienne, on détruirait toute l’efficacité de la préparation révolutionnaire.
(…) L’incompatibilité des deux formes d’activité n’est pas une incompatibilité momentanée, comme si l’on considérait comme admissible la succession des deux formes d’action (…) il est nécessaire de rejeter la méthode électorale et, sans se retourner, de concentrer toutes nos forces dans la réalisation des objectifs suprêmes maximums du socialisme. » (Préparation révolutionnaire ou préparation électorale Il Soviet- n°30 : 20/07/1919–).
Dans les thèses de 1920 du Parti Socialiste Italien, l’analyse du changement d’orientation à propos du parlementarisme en fonction du changement d’époque est aussi claire :
« La participation aux élections pour les organes représentatifs de la démocratie bourgeoise et l’activité parlementaire, bien que présentant en tout temps des dangers incessants de déviation, pouvaient être utilisées pour la propagande et la formation du mouvement dans la période où ne se dessinait pas encore la possibilité de renverser la domination bourgeoise et où par conséquent la tâche du parti se limitait à la critique et à l’opposition. Dans la période actuelle ouverte avec la fin de la guerre mondiale, avec les premières révolutions communistes et la création de la IIIème Internationale, les communistes posent comme objectif direct de l’action politique du prolétariat de tous les pays la conquête révolutionnaire du pouvoir, à laquelle doivent être consacrées toutes les forces et toute l’œuvre de préparation du parti. Dans cette période, il est inadmissible de participer à ces organismes qui apparaissent comme un puissant moyen défensif de la bourgeoisie, destiné à agir jusque dans les rangs du prolétariat, c’est précisément en opposition à ces organismes, à leur structure comme à leur fonction, que les communistes soutiennent le système des conseils ouvriers et la dictature du prolétariat. » (Thèses de la fraction communiste abstentionniste du Parti Socialiste Italien – 1920 Chap. III thèses 7)
La Gauche allemande développa, pour sa part, pratiquement la même analyse. Le lecteur patient excusera la longueur de ces citations. Il nous paraît important de souligner la similitude des positions dans le début des années 1920 : reconnaissance du changement d’époque du capitalisme ; reconnaissance du fait que le parlementarisme pouvait être utilisé dans la période ascendante quand, de toutes façons ‘il n’était pas possible d’abattre l’ordre bourgeois’ ; et enfin, reconnaissance du fait que, dans la période de la révolution, le parlementarisme est un obstacle pour la conscience, l’organisation et la lutte du prolétariat.(1)
« L'activité parlementaire et le mouvement de syndicat étaient les deux principales formes de lutte dans la période de la Deuxième Internationale (…) aujourd'hui, chaque communiste sait pourquoi ces méthodes de lutte étaient nécessaires et productives à ce moment-là : quand la classe ouvrière se développait dans le capitalisme ascendant, elle n'était pas encore capable de créer les organes qui lui permettraient de contrôler et de diriger la société, elle ne peut pas non plus concevoir la nécessité de le faire. Elle doit d'abord s'orienter mentalement et apprendre à comprendre le capitalisme et son règne de classe (…).<
Les choses changent quand la lutte du prolétariat entre dans une phase révolutionnaire. (…) le problème tactique est comment nous devons supprimer la mentalité bourgeoise traditionnelle qui paralyse la force des masses prolétariennes ; tout ce qui soumet le nouveau pouvoir aux conceptions reçues est nocif. L'élément tenace et le plus insurmontable dans cette mentalité est la dépendance à l’égard des chefs, auxquels les masses laissent décider sur les questions générales et pour contrôler les questions de classe. Le parlementarisme tend inévitablement à empêcher l'activité autonome par les masses qui est nécessaire pour la révolution… » (La Révolution mondiale et la tactique communiste - Anton Pannekoek. Chap. IV. Traduit par nous).
« Dans un état qui porte tous les symptômes de la période de décadence du capitalisme, la participation au parlementarisme appartient aussi aux méthodes réformistes et opportunistes. Dans une telle période, exhorter le prolétariat à participer aux élections parlementaires ne peut que réveiller et nourrir l'illusion dangereuse que la crise peut être surmontée par des moyens parlementaires. C’est appliquer un moyen utilisé autrefois par la bourgeoisie dans sa lutte de classe, alors que l’on est dans une situation où seuls des moyens de lutte de classe prolétariens, appliqués de manière résolue et sans ménagement, peuvent avoir une efficacité décisive. La participation au parlementarisme bourgeois, en pleine progression de la révolution prolétarienne, ne signifie également en fin de compte rien d’autre que le sabotage de l’idée des conseils. » (Programme du Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne –Kapd- mai 1920)
Depuis la fin du 19ème siècle, la lutte contre l’opportunisme a aussi pris la forme d’une lutte contre les bureaucraties syndicales qui, au nom de la défense de leurs privilèges, freinaient dans différents pays les luttes spontanées de la classe ouvrière, la tendance à la grève générale, à la grève de masse, en dehors de tout contrôle syndical. Avec la première Guerre Mondiale, dans différents pays, les syndicats se sont alliés aux partis sociaux-démocrates sous les drapeaux nationaux de la bourgeoisie. Cela a marqué historiquement un changement dans la nature de ces organismes lesquels ont cessé d’être des instruments de la classe ouvrière pour sa lutte économique pour se transformer en une partie de l’engrenage des Etats capitalistes destinés au contrôle des ouvriers eux-mêmes.
Ce changement de nature des syndicats a été le plus évident, tangible et décisif en Allemagne. Dans les débats autour de la fondation du Parti Communiste Allemand (KPD) la majorité (qui sera exclue par la suite) était en faveur du mot d’ordre appelant les ouvriers à s’organiser en dehors des syndicats. Ce mot d’ordre correspondait à une situation créée pendant la période révolutionnaire en Allemagne durant laquelle les ouvriers abandonnaient spontanément et massivement les syndicats pour former un autre type d’organisation. Le programme du KAPD synthétise ce processus, soulignant l’impossibilité objective de ‘reconquérir’ ces organismes pour la classe ouvrière.
« A côté du parlementarisme bourgeois, les syndicats forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne. Leur attitude pendant la guerre mondiale est connue. Leur influence décisive sur l’orientation principielle et tactique du vieux parti social-démocrate conduisit à la proclamation de l’« union sacrée » avec la bourgeoisie allemande, ce qui équivalait à une déclaration de guerre au prolétariat international. Leur efficacité comme social-traîtres trouva sa continuation logique lors de l’éclatement de la révolution de novembre 1918 en Allemagne : ils attestèrent leurs intentions contre-révolutionnaires en constituant avec les industriels allemands en pleine crise une « communauté de travail » (Arbeitsgemeinschaft) pour la paix sociale. Ils ont conservé leur tendance contre-révolutionnaire pendant toute la période de la révolution allemande jusqu’à aujourd’hui. C’est la bureaucratie des syndicats qui s’est opposée avec le plus de violence à l’idée des conseils qui s’enracinait de plus en plus profondément dans la classe ouvrière allemande ; c’est elle qui a trouvé les moyens de paralyser avec succès des tendances politiques visant la prise du pouvoir par le prolétariat, tendances qui résultaient logiquement des actions de masses économiques. Le caractère contre-révolutionnaire des organisations syndicales est si notoire que de nombreux patrons en Allemagne n’embauchent que les ouvriers appartenant à un groupement syndical. Cela dévoile au monde entier que la bureaucratie syndicale prendra une part active au maintien futur du système capitaliste qui craque par toutes ses jointures. Les syndicats sont ainsi, à côté des fondements bourgeois, l’un des principaux piliers de l’Etat capitaliste. L’histoire syndicale de ces derniers 18 mois a amplement démontré que cette formation contre-révolutionnaire ne peut être transformée de l’intérieur. La révolutionnarisation des syndicats n’est pas une question de personnes : le caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur structure et dans leur système spécifique eux-mêmes. Ceci entraîne la sentence de mort pour les syndicats ; seule la destruction même des syndicats peut libérer le chemin de la révolution sociale en Allemagne. L’édification socialiste a besoin d’autre chose que de ces organisations fossiles. » (Programme du Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne – KAPD – Mai 1920).
Cette position du KAPD n’était pas limitée aux seuls communistes d’Allemagne mais était aussi reconnue par d’autres courants de gauche. Cependant, il est certain que le processus de transformation des syndicats n’était pas uniforme ni tellement évident pour tout le mouvement révolutionnaire des années 1920, et la position selon laquelle la lutte des ouvriers était à l’avenir en dehors des syndicats ne s’est pas généralisée de la même manière que la position abstentionniste. En plus de ça, l’IC engagea, comme dans le cas du parlementarisme, une politique opportuniste qui, sous prétexte de ‘rassembler les masses’, créa une grande confusion politique en exigeant d’abord que les communistes participent aux syndicats même ceux qui avaient trahi le prolétariat et, ensuite, avec la création de l’Internationale Syndicale Rouge (ISR) dans laquelle furent admis tous les types d’organismes qui se déclaraient sympathisants de la Révolution Russe ; aussi bien le syndicalisme révolutionnaire qui tendait à rejeter l’organisation de l’avant-garde de la classe ouvrière en parti que les vieilles centrales syndicales qui, face à la sympathie des ouvriers à l’égard de la Révolution Russe, et de façon à maintenir le contrôle sur ceux-ci, lancèrent une manœuvre de « rapprochement » vis-à-vis de l’ISR.
« La différence politique avec les Communistes qui placent leur foi dans le nombre plutôt que dans la conscience est évidente sur d’autres sujets que celui du Parlement. La décision de la 3ème Internationale selon laquelle le Parti Communiste Britannique devrait s’affilier au Parti Travailliste, la décision selon laquelle l’Internationale Syndicale Rouge serait un corps hybride composé de syndicats de n’importe quel type et composition, politique et non-politique, qui voudront la rejoindre, aussi bien les organisations Shop Stewards et Workshop Commitee que les organisations industrielles militantes comme les IWW, la décision d’exclure le Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne pour avoir créé des nouveaux syndicats révolutionnaires ; tout cela démontre la même hésitation peureuse bloquant tout le monde, la même politique de limitation aux masses passives non-conscientes, qui a imposé l’utilisation de l’action parlementaire.
Les dirigeants russes qui ont en grande partie engagé la 3ème Internationale dans ces décisions opportunistes refusent de reconnaître la signification des tendances persistantes du mouvement ouvrier qui se manifestent indiscutablement dans les pays hautement industrialisés de l’Ouest. » (Notre point de vue : Sylvia Pankhurst in Workers’ Dreadnought -For international communism- Traduit par nous).
En Italie, la Gauche communiste n’a pas développé une analyse de l’intégration des syndicats à l’appareil d’Etat ; cependant, elle a défini clairement deux questions très importantes pour la tactique de la classe ouvrière dans la période de la révolution :
- premièrement, que les syndicats ne sont pas des organismes aptes à la lutte révolutionnaire, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas se substituer aux organismes indispensables pour celle-ci : le parti communiste et les conseils ouvriers ;
- deuxièmement, face au mouvement des occupations d’usines qui se déroulent dans ces années-là, la Gauche a établi clairement que le prétendu « contrôle ouvrier » ne signifiait l’élimination ni du capitalisme, ni de l’exploitation mais que, au contraire, en fin de compte ces occupations constituaient une manœuvre pour la conservation de ce même capitalisme. Que le point de départ de la révolution devait être, nécessairement la destruction de l’Etat bourgeois et la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière.
« Les organisations économiques professionnelles ne peuvent être considérées par les communistes, ni comme des organes suffisant à la lutte pour la révolution prolétarienne, ni comme des organes fondamentaux de l’économie communiste.
L’organisation en syndicats professionnels sert à neutraliser la concurrence entre les ouvriers de même métier et empêche que les salaires ne tombent au niveau le plus bas ; mais, pas plus qu'elle ne peut parvenir à éliminer le profit capitaliste, elle ne peut réaliser l’union des travailleurs de toutes les professions contre le privilège du pouvoir bourgeois. (…) Les communistes considèrent le syndicat comme le lieu d’une première expérience prolétarienne, qui permet aux travailleurs d’aller plus loin, vers l'idée et la pratique de la lutte politique dont l’organe est le parti de classe.
(…) Les syndicats d’entreprise et les conseils d'usine surgissent comme organes de défense des intérêts des prolétaires des différentes entreprises, lorsque commence à apparaître la possibilité de limiter l’arbitraire capitaliste dans la gestion de celles-ci. Mais l'obtention par ces organisations d’un droit de contrôle plus ou moins large sur la production n’est pas incompatible avec le système capitaliste ; il pourrait même être pour celui-ci un dernier recours pour sa conservation.
Même le transfert de la gestion des entreprises aux conseils d'usine ne constituerait pas (comme nous l’avons dit à propos des syndicats) l’avènement du système communiste. Selon la conception communiste véritable, le contrôle ouvrier sur la production ne se réalisera qu'après le renversement du pouvoir bourgeois et il sera le contrôle de tout le prolétariat unifié dans l’Etat des conseils sur la marche de chaque entreprise (…) » (Thèses de la Fraction abstentionniste du PSI- 1920. Thèses 10 et 11, 2e chapitre- Défense de la continuité du programme communiste).
Enfin, un aspect crucial qui englobe de fait toute la lutte de la Gauche communiste, d’abord contre l’opportunisme et ensuite contre la dégénérescence de l’Internationale Communiste, c’est la question de la fonction et du fonctionnement du parti communiste, de ses relations avec la classe ouvrière et avec les conseils ouvriers. Les bolcheviks, avec Lénine, avaient été au cœur de la lutte pour la construction d’un parti communiste vraiment révolutionnaire, en opposition à l’opportunisme de la 2ème Internationale, et donc pour la construction de la 3ème Internationale. Mais face aux difficultés rencontrées pour l’extension de la révolution et face à l’isolement de la Révolution Russe, ils commencèrent à reculer sur ce terrain, en impulsant l’orientation opportuniste selon laquelle les communistes devraient s’allier et s’intégrer organisationnellement avec les sociaux-démocrates de ‘gauche’ et d’autres forces qui comprenaient de larges masses, des forces qui avaient trahi la classe ouvrière pendant la guerre ou, au moins, s’étaient montrées vacillantes dans la défense des intérêts de classe mais qui, maintenant, « sympathisaient » soi-disant avec la révolution et l’IC. Cette politique se révéla désastreuse en provoquant une grande désorientation au sein du prolétariat. L’affaiblissement des positions de l’avant-garde communiste et sa soumission aux directions opportunistes (et aussitôt son exclusion progressive des partis communistes et sa dispersion) provoqua l’opposition généralisée de la Gauche communiste dans tous les pays.
« (…) On doit considérer comme un processus tout à fait anormal l'agrégation au Parti d'autres partis ou fractions détachées de Partis. Un groupe, qui se distinguait jusqu'à un moment donné par une position programmatique différente et par une organisation indépendante, n'apporte pas au Parti communiste des éléments utilement assimilables, mais altère la fermeté de sa position politique et la solidité de sa structure : dans ce cas, l'accroissement des effectifs, loin de correspondre à un accroissement des forces et des capacités du Parti, pourrait bien paralyser son travail d'encadrement des masses, au lieu de le faciliter. » (Thèses sur la tactique du Parti Communiste d’Italie [Thèses de Rome], thèse n°9, Amadeo Bordiga- 1922, idem).
« Si (…) on a essayé de rassembler un grand parti en édulcorant les principes, en formant des alliances et en faisant des concessions, alors cela permet aux éléments confus de gagner de l’influence en période de révolution sans que les masses soient capables de percevoir leur inadéquation. » (La Révolution mondiale et la tactique communiste, Anton Pannekoek. Chap.II, EDI).
« En bref, la politique actuelle de la majorité de la 3ème Internationale est de s’assurer de nombreux adhérents en s’efforçant de combiner des politiques mutuelles opposées (…)
A Moscou, quand Lénine nous a fortement incités à rejoindre le Parti Uni, il a dit : ‘Former un bloc de gauche en son sein : œuvrez pour la politique à laquelle vous croyez au sein du Parti.’ Mais le Parti Communiste Britannique ne le voit pas ainsi. Il se déclare pour l’élimination de la propagande de l’aile Gauche. La majorité de droite dans les Partis Communistes d’autres pays ont adopté une ligne similaire. L’Exécutif de la 3ème Internationale, après nous avoir pressés de rentrer, encourage apparemment maintenant l’excommunication de l’Aile Gauche. » (Notre Point de Vue- Sylvia Pankhurst. Traduit par nous).
Il incomba donc aux courants de la Gauche communiste la tâche de définir plus clairement la fonction, la structure et le fonctionnement du Parti à l’époque de la révolution prolétarienne. Précisément, le premier aspect qu’ils soulignèrent fut qu’on ne pourrait pas revenir au type de partis de la 2ème Internationale, partis adaptés pour la participation électorale et la lutte pour les réformes qui se caractérisaient par le regroupement d’un côté de larges masses et de l’autre côté par tout un appareil de fonctionnaires et de spécialistes. Dans la mesure où les conseils ouvriers se sont révélés comme les organes de regroupement des masses ouvrières pour la prise du pouvoir, le parti devrait se constituer comme un organisme collectif unitaire ne regroupant que l’avant-garde consciente, communiste, de la classe ouvrière et défendant de façon intransigeante et permanente le programme de la révolution.
« Cette lutte révolutionnaire est le conflit de toute la classe prolétarienne contre toute la classe bourgeoise. Son instrument est le parti politique de classe, le parti communiste qui réalise l’organisation consciente de l’avant-garde du prolétariat qui a compris la nécessité d’unifier son action (…). C'est donc seulement l’organisation en parti politique qui réalise la constitution du prolétariat en classe luttant pour son émancipation. » (Thèses de la Fraction abstentionniste du Parti Socialiste Italien – 1920 – thèse 6).
« L'intégration de toutes les poussées élémentaires dans une action unitaire se manifeste à travers deux facteurs principaux: l'un est la conscience critique dont le Parti tire son programme; l'autre est la volonté qui s'exprime dans l'organisation disciplinée et centralisée du Parti, instrument de son action. Il serait faux de croire que cette conscience et cette volonté peuvent être obtenues et doivent être exigées de simples individus, car seule l'intégration des activités de nombreux individus dans un organisme collectif unitaire peuvent permettre de les réaliser. » (Thèses de Rome. Chap. 2 thèse 2).
Dans la mesure où le parti ne regroupe en son sein que l’avant-garde communiste de la classe ouvrière et dans la mesure où c’est à travers les conseils ouvriers, « la forme enfin trouvée » de la dictature du prolétariat, que les ouvriers prennent le pouvoir, la fonction du parti n’est donc ni d’obtenir des postes dans le gouvernement capitaliste (comme on le prétendait dans la période antérieure, maintenant dépassée), ni de prendre le pouvoir « au nom de la classe ouvrière » ; sa fonction consiste à se convertir en direction politique du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière.
« C'est en offrant le maximum de continuité dans la défense du programme (...) que le Parti assure également le maximum de travail efficace et utile pour gagner le prolétariat à la lutte révolutionnaire. Il ne s'agit pas seulement d'édifier les masses (...) mais bel et bien d'obtenir le meilleur rendement dans le processus réel. Comme on le verra mieux plus loin, il s'agit, par un travail systématique de propagande et de prosélytisme et surtout par une participation active aux luttes sociales, d'obtenir qu'un nombre toujours croissant de travailleurs passe du terrain des luttes partielles pour des intérêts immédiats au terrain de la lutte organique et unitaire pour la révolution communiste. Or c'est uniquement lorsqu'une semblable continuité de programme et de direction existe dans le Parti qu'il lui est possible non seulement de vaincre la méfiance et les réticences du prolétariat à son égard, mais de canaliser et d'encadrer rapidement et efficacement les nouvelles énergies conquises dans la pensée et l'action communes, pour atteindre à cette unité de mouvement qui est une condition indispensable de la révolution. » (Thèses de Rome – Thèse 8).
« Dans la période révolutionnaire, tous les efforts des communistes tendent à conférer le maximum d'intensité et d'efficacité à l'action des masses. Les communistes accompagnent la propagande et la préparation révolutionnaire de grandes et fréquentes manifestations prolétariennes surtout dans les centres importants, et s'efforcent d'utiliser les mouvements économiques pour des manifestations de caractère politique dans lesquelles le prolétariat réaffirme et fortifie sa volonté de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. (...) Le Parti communiste s'entraîne à agir comme état-major du prolétariat dans la guerre révolutionnaire. » (Thèses de la fraction abstentionniste- Chap.III ; Thèses 9 et 11).
« Un parti révolutionnaire a pour tâche de propager à l'avance des connaissances claires, pour qu'apparaissent au sein des masses des éléments capables, dans ces moments-là, de savoir ce qu'il convient de faire et de juger de la situation par eux-mêmes. Et, pendant la révolution, le parti doit établir le programme, les mots d'ordre et les directives que les masses, agissant spontanément, reconnaissent comme justes, parce qu'elles y retrouvent sous une forme achevée leurs propres buts révolutionnaires et parviennent, grâce à eux, à voir plus clair : c'est en ce sens que le parti dirige la lutte. Tant que les masses sont inactives, ces efforts peuvent sembler vains ; mais les principes ainsi propagés atteignent cependant des éléments nombreux, qui se tiennent provisoirement à l'écart du parti, et, au cours de la révolution, ces principes se révèlent une force active contribuant à orienter ces éléments dans la bonne voie. (...) Une révolution s'accompagne toujours d'un bouleversement profond des idées dans les masses ; elle crée ainsi sa condition préalable laquelle, à son tour, la conditionne ; c'est pourquoi il incombe au parti communiste de diriger la révolution en s'appuyant sur des principes clairs, axés sur la transformation du monde » (Anton Pannekoek, La Révolution Mondiale et la Tactique Communiste, Chap.II) 2.
En esquissant les différents aspects de la lutte de la gauche communiste surgie à partir de 1919, nous pouvons voir que son point de départ a été la compréhension et la défense du fait que le capitalisme était entré dans une phase dans laquelle s’ouvrait, pour le futur, comme seule alternative face à la guerre et à la barbarie capitaliste, la révolution mondiale du prolétariat. Cela ne signifie pas que, une fois comprise l’entrée du capitalisme dans une nouvelle époque, on puisse en dégager de manière mécanique, dogmatique, idéaliste, les nouveaux principes de lutte. Au contraire, ce fut à la chaleur de la lutte, face aux nécessités concrètes du mouvement, en accord avec l’analyse marxiste de l’évolution des conditions historiques, du mouvement réel de la classe ouvrière en particulier, que la gauche communiste a élaboré une nouvelle tactique, laquelle non seulement dépassait les insuffisances ou déviations de la 2ème Internationale – qui correspondait à une situation complètement différente où le capitalisme évoluait de façon ascendante et où la révolution était impossible -, mais aussi mettait cette tactique à l’épreuve dans la lutte contre l’opportunisme et la dégénérescence ultérieure de la 3ème Internationale.
Pour les révolutionnaires des premières décennies du XXème siècle, le changement d’époque, le crépuscule du capitalisme, se présentait non pas sous une forme abstraite, comme un objet de discussions théoriques, ni la révolution mondiale comme une possibilité lointaine mais comme la seule issue à la barbarie capitaliste, comme une réalité concrète qui exigeait la résolution d’une série de problèmes du mouvement réel de la classe ouvrière, une tactique de lutte déterminée. C’est pour cela que, à près de cent ans de distance, les principes et leçons qu’ils nous ont légués conservent leur force et leur validité.
La fraction, décembre 2003
« Le tempo lent du développement révolutionnaire en Europe de l'Ouest, bien que seulement relatif, a provoqué un désaccord des courants tactiques contradictoires (…) Emergent là alors deux tendances principales, qui peuvent être identifiées dans chaque pays, avec toutes les variations locales. L'un de ces courants cherche à révolutionner et à clarifier l’esprit des gens par les mots et les actes et, à cet effet, essaie de poser les nouveaux principes en opposition la plus forte possible aux vieilles conceptions reçues. L'autre courant essaye de garder les masses dans les limites de l'activité pratique, et souligne donc des points d'accord plutôt que les points de divergence afin d'essayer d'éviter dans la mesure du possible quelque chose qui pourrait les décourager. Le premier essaye d'obtenir une séparation claire et marquée parmi les masses, le second vise l'unité ; le premier courant peut se nommer la tendance radicale, le second l'opportuniste. Etant donné la situation actuelle en Europe de l'Ouest, avec la révolution rencontrant des grands obstacles d'une part et la vaillante résistance de l'Union Soviétique aux efforts des gouvernements d'Entente pour la renverser faisant une impression puissante sur les masses de l'autre, nous pouvons nous attendre à un plus grand afflux dans la 3ème Internationale de groupes d’ouvriers jusqu'ici irrésolus ; et en conséquence, l'opportunisme deviendra sans aucun doute une force puissante dans le communisme international. » L’essence de l’opportunisme « … consiste à considérer toujours les questions immédiates, pas ce qui nous attend dans le futur, et à se fixer sur les aspects superficiels des phénomènes plutôt que de voir les bases déterminantes plus profondes. Quand les forces ne sont pas immédiatement adéquates pour l'accomplissement d'un certain but, il tend à aller vers ce but par une autre voie, par des moyens de détournés, plutôt que de chercher à accroître ces forces. Parce que son but est le succès immédiat, et qu’il y sacrifie les conditions pour le succès durable à l'avenir. Il cherche une justification dans le fait qu'en formant des alliances avec d'autres groupes 'progressistes’ et en faisant des concessions aux conceptions dépassées, il est souvent possible de gagner de la force ou, au moins, de diviser l'ennemi, la coalition des classes capitalistes, et provoque ainsi des conditions plus favorables pour la lutte. Mais dans ces cas-là, la force s'avère toujours être une illusion (…) ce que les masses gagnent de ce fait en termes de clarté, perspicacité, solidarité et autonomie est la seule chose qui ait une valeur durable comme base du développement ultérieur vers le communisme. » (La Révolution Mondiale et la Tactique Communiste - Anton Pannekoek – Traduit par nous). |
1. Il est certain que, avec la contre-révolution, l’évolution postérieure des courants de la Gauche communiste a dérivé dans des analyses très différentes. D’un côté, le conseillisme, provenant de la Gauche allemande, en arriva au rejet, en général, du parti comme avant-garde du prolétariat, c’est-à-dire au rejet d’une direction politique à partir du rejet des ‘chefs’. Tandis que, du côté de la Gauche italienne, quelques groupes actuels ont donné naissance à la légende selon laquelle ‘l’abstentionnisme’ du PSI des années 1920 n’était que ‘secondaire’, ‘tactique’ et n’avait aucun rapport avec celui des autres courants de la Gauche de ces années-là, ouvrant la porte à la ‘possibilité’ de participer de nouveau aux élections. Cette situation a son origine dans l’orientation de l’IC selon laquelle tous les partis adhérants doivent participer de nouveau au parlementarisme. Mais Bordiga, bien qu’acceptant la discipline de l’IC, n’abandonna pas son point de vue et défendait même qu’il s’agissait d’une tendance générale. ‘Je ne veux pas dire que le problème de la tactique électorale a été résolu définitivement au sein de l’IC par les décisions de son second congrès. Je crois même que nous, les abstentionnistes, avons plus de poids dans beaucoup de partis communistes occidentaux. Et il n’est pas exclus que la question se retrouve de nouveau à l’ordre du jour du prochain troisième congrès. Si cela se produit, je défendrai de nouveau les thèses que j’ai présentées au congrès l’année dernière (…) Mais dans la mesure où sont en vigueur les thèses opposées de Boukharine et Lénine, pour la participation aux élections et aux parlements (…) il est nécessaire de participer sans discuter et de s’en tenir à ces règles tactiques. Le résultat de cette action fournira de nouveaux éléments pour juger si nous autres, les abstentionnistes, nous trompions ou si nous avions raison. (Elections – Il Soviet n°7 ; 17/04/21) Comme Gorter, Bordiga n’a pas d’autre solution que de laisser l’expérience historique de la classe ouvrière démentir la tactique – opportuniste – des principaux dirigeants de l’IC.
2 Il est certain que dès les années 1920, le courant représenté par Otto Ruhle affirma que le problème de fond n’était pas la politique mais de façon générale l’existence de ‘chefs’ au sein du prolétariat, et y compris d’un ‘parti’ différent des organisations de masse du prolétariat révolutionnaire. Cela, et le développement postérieur du courant communiste de conseils, conduisit à classer sommairement la gauche allemande comme ‘antiparti’. Mais cela est faux, le KAPD du début des années 1920 était conçu comme un parti discipliné qui regroupait l’avant-garde communiste qui cherchait à adhérer à l’IC et se donnant comme tâche la direction politique de la classe ouvrière, au même titre que les autres partis communistes. Quelques expressions –qui sans doute peuvent être ambiguës – qui le caractérisaient dans le sens de ne pas être un parti ‘dans le sens traditionnel’, ou de ne pas être un parti de ‘chefs’, doivent être comprises dans le contexte de la lutte pour se distinguer des vieux partis et ‘chefs’ de la deuxième internationale qui avaient trahi le prolétariat. De plus, cette préoccupation n’était pas exclusivement celle du KAPD. Bordiga aussi considérait le parti, non pas comme la somme des ‘individus’ mais comme un ‘organisme collectif unitaire’ ; ainsi faisant allusion implicite aux fonctionnaires accommodants, il caractérisa les communistes comme ceux qui "s’imposent les missions qui exigent le maximum de renoncement et de sacrifices, se chargeant de la partie la plus lourde de la tâche qui incombe au prolétariat dans le dur travail de génération d’un monde nouveau" (Thèses de la fraction abstentionniste – 1920. Thèse I-13).
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